L'entreprise, riche
Ordre et pouvoir
Ainsi se met en place, ou tente de s’organiser, le nouvel « ordre planétaire ». I,’entreprise s’empare des pouvoirs retirés aux Etats, et non transférés à des institutions supranationales régulatrices.
« Pour exprimer la transformation des systèmes de communication, un concept s’est récemment imposé : celui de “globalisation”. Ce terme appartient à la géoéconomie et a été mis à la mode par les théoriciens de cette discipline. Il signifie que l’espace de la production et de la commercialisation s’est étendu à l’ensemble du “marché-monde”. Penser en termes “globaux” suppose de croire en l’homogénéisation des besoins des consommateurs sous la pression des nouvelles technologies, des médias et de la standardisation des produits. »
Comme l’a écrit Jacques Decornoy, « de cette manière est exposée comme allant de soi, pour mieux l’imposer, la sacraliser, la doctrine d’un capitalisme fin de siècle forte de l’imprimatur des organisations internationales. Ainsi enfermée, la pensée se voit refuser le loisir d’imaginer un autre mode de rapports sociaux et est qualifiée d’archaïque si elle ose ne pas considérer comme inéluctable ou invincible le cours actuel de l’évaluation ». Quelles sont les conséquences, notamment en ces temps d’œcuménisme librc-échangiste ? On insiste généralement sur l’explosion généralisée du savoir, sur les transferts de technologie, sur l’émergence de nouveaux pouvoirs poussant comme champignons après la mousson sur les terres asiatiques, des champignons nommés entreprises.
Plus des neuf dixièmes des firmes transnationales appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler le « Nord », « et les cent plus puissantes d’entre elles pèsent d’un poids prépondérant sur tous les plans : influences de tous ordres dans leur pays d’origine comme à l’extérieur, capacités d’investissement, domination technologique, possession de brevets, et cela dans les secteurs dits de pointe, ceux sur qui s’assoit la puissance contemporaine et s’érigent les monopoles de demain. » Une autre conséquence est que partout dans le monde « est imposé le dogme de la privatisation, qui permet aux modernes prises de contrôle mondial d’en finir avec les refus — bien sûr archaïques — des tutelles mercantiles.»
On ne s’étonnera pas, en conséquence, de trouver, dans les chapitres qui vont suivre, une grande attention portée aux fractures et aux déstructurations sociales. Qui aurait envie d’appeler notre siècle « le beau XXe siècle », à l’instar de certain siècle de l’époque moderne, après la Renaissance ?
Pauvreté des États, richesse des sociétés
« À l’échelle du monde, fa pauvreté,est la règle et l’aisance, l’exception. Des estimations montrent que les 225 plus grosses fortunes du monde représentent un total de plus de 1 000 milliards d’euros, soit l’équivalent du revenu annuel de 47 % des plus pauvres de la population mondiale (2,5 milliards de personnes).
Des individus sont désormais plus riches que des Etats : le patrimoine des quinze personnes les plus fortunées dépasse le PIB total de l’ensemble de l’Afrique subsaharienne… Et cela s’aggrave. Dans plus de 70 pays, le revenu par habitant est inférieur à ce qu’il était il y a vingt ans. À l’échelle planétaire, près de 3 milliards de personnes — la moitié de l’humanité — vivent avec moins Armand Mattelart, « Les médias à l’ère du mensonge. Comment résister à la colonisation des esprits ? », Le tic 10 francs par jour… »« certaines firmes ont atteint des dimensions titanesques. Leur chiffre d’affaires est parfois supérieur au produit national brut de nombreux pays développés : ainsi, celui de General Motors est plus important que le PNB du Danemark, celui de Toyota supérieur au PNB du Portugal et celui d’Exxon-Mobil dépasse le PNB de l’Autriche. »
« L’entreprise devient le cœur des sociétés, elle en dicte les choix scientifiques, technologiques, les modes d’organisation et jusqu’aux rythmes de vie, elle leur fait supporter les risques de ses décisions irrationnelles, de ses spéculations sans contrôle, et payer la facture de ses faillites sans nombre, de ses “bulles” spéculatives qui mettent des années à se résorber. Il s’agit désormais du transfert des pouvoirs nationaux, non pas au profit d’instances supranationales régulatrices, mais à celui de puissances privées dont les intérêts mondiaux, nécessairement à court terme, ne peuvent qu’entrer en conflit avec les nécessités d’un développement durable, équitablement réparti, démocratiquement décidé, écologiquement acceptable. Une contradiction lourde de menaces, grosse de guerres. » Il y en a, bien sûr, on le verra dans les pages suivantes.
C’est bien le phénomène de la concentration, exacerbée par rapport à ce qu’il était — dans les cadres nationaux — au début de ce dernier demi-siècle, qui est le plus frappant des phénomènes. Un véritable capitalisme planétaire s’est constitué. Le bon vieux mythe français des deux cents familles a été remplacé par une réalité mondiale des deux cents principales sociétés, qui font le quart de la production mondiale !
« Le ralentissement ou l’arrêt de la croissance dans les pays riches n’ont pas freiné l’expansion des grandes firmes transnationales. Tandis que le chômage et la montée des exclusions provoquent un ralentissement de la demande, la concentration du capital favorise ces entreprises qui, en outre, voient s’ouvrir à leurs appétits de nouveaux territoires dans les anciens pays communistes d’Europe et jusqu’en Chine. Trente-sept mille sociétés transnationales et leurs tentacules — 170 000 filiales à l’étranger— dominent l’économie mondiale. Cinq pays capitalistes avancés (Etats-Unis, Japon, France, Allemagne et Royaume-Uni) se partagent entre eux seuls 172 des deux cents plus grosses sociétés transnationales [… dont l’histoire remplace le mythe des deux cents familles de la France d’entre les deux guerres mondiales].
Ces deux cents sociétés ne sont homogènes ni par leurs structures financières, ni par leurs tailles, ni par leurs stratégies. Et leur classement ne cesse d’évoluer : depuis vingt ans, certaines d’entre elles, avalées ou démantelées dans des orgies de spéculation financière, ont découvert les réalités de la concentration du capital, qui désormais se situe dans le courant de l’impérialisme global. Les inégalités économiques, sur lesquelles se fonde la puissance des deux cents plus grosses transnationales, se retrouvent également à l’intérieur du “club des milliardaires” : 10 transnationales, à elles seules, accaparent 34,8 milliards de dollars de profits annuels, soit presque autant que le total des 190 suivantes. La règle est de produire toujours davantage avec moins de salariés. D’ailleurs, ce qui, pour un ouvrier licencié, est source de tragédie (d’autant que ses perspectives de retrouver un emploi sont aléatoires) est, à Wall Street, facteur d’euphorie : le cours de l’action Xerox a bondi de 9 % lorsque cette entreprise a annoncé le licenciement de 10 000 employés. »
Mythe selon lequel l’économie de la France serait possédée et dirigée par les deux cents familles les plus riches. Ce mythe, vivace surtout dans l’entre-deux-guerres, était basé sur le privilège, exclusif avant 1936, au sein de la Banque de France, des deux cents plus gros actionnaires à être les seuls à pouvoir voter.
Vidéo : L’entreprise, riche
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