L’analyse économique de l’impérialisme selon Hobson
Ce n’est qu’au début du XIXe siècle que quelques économistes ont cherché à trouver une relation entre l’impérialisme et l’évolution du capitalisme. Le plus célèbre est John A. Hobson, dans son livre Impérialisme : a Study, publié en 1902. Ouvrage d’actualité lié au contexte immédiat de la guerre dite des Boers en Afrique du Sud, il relève à la fois de l’analyse économique et de l’essai de psychologie sociale. Son interrogation de départ porte sur la transformation du phénomène le plus marquant du XIXe siècle, la métamorphose du nationalisme en impérialisme qui en est la contradiction apparente. Il est clair pour lui que le phénomène est récent et qu’il renvoie pour l’essentiel aux vingt dernières années écoulées, en particulier au partage de l’Afrique. Il distingue soigneusement l’impérialisme du colonialisme qui est selon lui la reproduction outre-mer de la société homogène de la métropole par le biais de Immigration (Canada, Australie, Nouvelle- Zélande…).
Dès le début, Hobson se heurte à l’objection principale que rencontre l’analyse économique de l’impérialisme. Le commerce entre la Grande-Bretagne et ses possessions impériales est relativement stable en pourcentage par rapport à son commerce total, du fait que la plus grande partie du commerce britannique et mondial s’exerce entre pays industriels concurrents. Quand on prend en compte le facteur climatique, la distinction devient plus nette. Les sociétés industrielles, européennes et extra-européennes (États-Unis, cône sud de l’Amérique du Sud, Dominions britanniques, c’est-à-dire les « nouvelles Europe »), appartiennent au domaine des pays de climat dit tempéré, alors que le fait impérial concerne les régions dites tropicales.
L’impérialisme est ainsi en apparence une « mauvaise affaire » (bad business). Il coûte très cher en dépenses militaires pour des débouchés commerciaux particulièrement médiocres. Il faut admettre qu’il est l’expression non de l’évolution globale de l’économie, mais d’intérêts sectoriels qui bénéficient de cette expansion (industries d’armement, entreprises commerçant avec ces possessions nouvelles). Pour ces intérêts sectoriels, on peut évoquer une « bonne affaire » (good business). Si leur part dans l’économie globale est faible, leur capacité d’influencer la décision politique est forte.
Hobson dénonce une collusion entre les classes supérieures de la société, dites classes éduquées, qui trouvent pour leurs enfants un débouché dans les carrières militaires et administratives impériales, d’une part, et les industries d’armement, les compagnies de transport maritime et les entreprises directement concernées par l’exploitation des possessions ultramarines, de l’autre. Mais le facteur le plus important pour Hobson est l’exportation du capital. La tendance essentielle de l’économie récente est le cosmopolitisme croissant du capital qui préfère investir de plus en plus en dehors des métropoles. L’impérialisme correspond à la croissance rapide des revenus venus des investissements extérieurs. Pour la Grande-Bretagne, ceux-ci ont doublé pour la période 1884-1900 pour les seules données comptabilisables. Ils sont encore plus importants pour les « invisibles » (assurances, commissions bancaires, etc.).
En 1893, 15 % de la richesse britannique se trouvent à l’extérieur de la Grande-Bretagne. Ces placements rapportent proportionnellement plus que les investissements ordinaires dans le commerce de la métropole. La Grande-Bretagne est en train de devenir une nation vivant du tribut levé sur l’extérieur, et les classes qui bénéficient de ce tribut mettent 1 ’État à leur service pour étendre le domaine de leurs investissements privés et en assurer la sécurité.
En somme, l’impérialisme est financé par le contribuable, rapporte peu aux industriels et aux commerçants et bénéficie essentiellement aux investisseurs. Il s’est formé dans les grands pays industriels une couche ploutocratique et parasitaire qui vit de plus en plus de ses rentes. C’est le triomphe de la finance sur l’économie productive. Elle manipule les forces patriotiques, les soldats, missionnaires et philanthropes qui sont le visage apparent de l’impérialisme. Seule la finance a la capacité de structurer sur le long terme l’expansion impériale.
En constituant des zones économiques fermées, l’impérialisme ruine par ailleurs le libre-échange et étend le domaine du protectionnisme. Il appauvrit la métropole en réduisant les investissements dans la production, comme le montre la diminution continue de la part de la production britannique dans la production mondiale. La surproduction en biens et en capital pousse les pays industriels à investir à l’extérieur. Or, en augmentant la demande des classes populaires, donc leurs revenus, on pourra mettre fin à cette surproduction. Le socialisme se fait ainsi l’ennemi de l’impérialisme parce qu’il veut réorienter les surplus des riches de l’investissement extérieur vers la consommation intérieure.
Ainsi, implicitement, c’est le discours de Joseph Chamberlain qui est visé.
Le reste de la démonstration de Hobson porte sur la « psychologie » de l’impérialisme et constitue une très intéressante étude sur le phénomène impérial et ses justifications. Il montre, en prenant l’exemple de la guerre des Boers, que la pensée impérialiste est fondée sur l’inhibition de la faculté de comparaison. Une ligne d’action est inspirée par une urgence immédiate. On lui donne ensuite des « raisons » sans prendre en compte la relation entre les causes invoquées et les conséquences produites, entre le discours justificatif et les résultats. L’incapacité de juger est rendue possible par la coexistence dans des compartiments différents de l’esprit d’idées et de sentiments contradictoires. On parlerait aujourd’hui de « dissonances cognitives ». On peut ainsi énoncer que l’on vient répandre la liberté dans le monde et soumettre des centaines de millions de personnes à un régime totalement despotique. On peut se prétendre et se croire porteur de la civilisation et se comporter avec brutalité et barbarie. L’impérialiste est celui qui se trompe lui-même sur le sens de ses actions et la nature de son comportement, un mensonge qui ne veut pas reconnaître qu’il est un mensonge. Il en est ainsi pour la définition des races dites « inférieures » qui doivent soit disparaître comme un fait naturel, c’est-à-dire en réalité être exterminées, soit être assujetties au travail forcé qui a remplacé l’esclavage. On parle de civilisation et on pratique l’exploitation.
La critique de Hobson est une critique économique et éthique. L’impérialisme est une corruption de l’économie issue de la révolution industrielle et une dépravation morale. Les métropoles autant que les pays colonisés en sont victimes. Un changement de politique est cependant possible en s’attaquant aux causes principales du phénomène, c’est-à-dire la surproduction de biens et de capitaux et la financiarisation de l’économie.
Avec Hobson, on retrouve la critique habituelle de gauche de la « finance ». Alors que, dans la théorie économique libérale, la finance a pour mission d’obtenir une répartition adéquate du capital, les gauches y voient généralement une trahison de l’économie matérielle « réelle » au profit de groupes « parasites », « cosmopolites » et « rapaces ». L’antisémitisme du xixe siècle identifiant « finance » et «juifs » partage cette inspiration. Les premiers écrits de Hobson, antérieurs à son étude sur l’impérialisme, n’échappent pas à cette perspective.
De plus, Hobson ne saisit pas les spécificités de l’économie britannique. Le pays qui a connu le premier la révolution industrielle conserve des structures de production moins intensives en capitaux et moins orientées vers la recherche et le développement que ses nouveaux rivaux, comme l’Allemagne ou les États-Unis. Venus plus tard à l’industrialisation, ces derniers disposent de compagnies plus grandes, mieux organisées et fondées sur l’interaction entre la recherche et la production. La montée du capital financier est alors le corollaire du développement de firmes industrielles géantes. D’ailleurs, ces pays exportent des marchandises et non des capitaux. En revanche, la Grande- Bretagne est la première à développer au niveau mondial une économie de services, en particulier dans le domaine financier, qui lui permet de réguler le marché mondial. Certes les colonies constituent des marchés privilégiés pour l’industrie britannique, mais par là même elles contribuent au maintien pénalisant de l’archaïsme de la production.
Vidéo : L’analyse économique de l’impérialisme selon Hobson
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