Colonisation de peuplement et migrations européennes
La révolution industrielle s’est accompagnée d’une vaste transformation de la géographie du peuplement, liée aux migrations de populations européennes. L’essentiel a eu lieu dans des pays où le facteur indigène ne pèse plus guère en raison des politiques de refoulement et d’extermination : Amériques, Australie, Nouvelle-Zélande. La colonisation de peuplement ne se pratique à proprement parler qu’en Afrique, dans des régions où le climat permet d’installer des colons européens : Afrique du Nord (Algérie), Afrique du Sud, Afrique noire des plateaux (Kenya, Ouganda).
La conquête française de l’Algérie, une action de nature purement politique, est un cas à part. Elle a été, on l’a dit, le dérivatif de la passion nationale française frustrée après 1815 et 1840. Tocqueville1, dans son étude sur l’Algérie rédigée en 1841, a bien marqué la différence entre « domination » et « colonisation ». La première consiste, comme les Anglais en Inde, à mettre « les habitants sous sa dépendance et [à] les gouverner, directement ou indirectement ». La seconde vise à « remplacer les anciens habitants par la race conquérante. C’est ainsi que les Européens ont presque toujours agi ». Dans le cas de l’Algérie, la domination sera toujours improductive et précaire, « elle ne vaudrait pas le temps, l’argent ni les hommes qu’elle nous coûterait ». Il faut combiner une domination totale et une colonisation partielle, car seul ce type de colonisation permettra d’assurer la permanence de la domination. Tout en regrettant que la France mène en Algérie une guerre « d’une manière beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes », et en montrant que, « barbares pour barbares, les Turcs auront toujours sur nous l’avantage d’être des barbares musulmans », Tocqueville ne réussit pas à montrer la possibilité de méthodes moins inhumaines et plus efficaces. En 1846, il approuve la guerre totale menée par Bugeaud contre la société indigène.
Ainsi la colonisation de peuplement est considérée comme une forte contribution à l’établissement de la domination. Dans de vastes régions du monde, on peut s’en dispenser. Dans l’immense Empire britannique de l’Inde, dans l’Indochine française, dans une très grande partie de l’Afrique noire, on ne peut parler de colonisation de peuplement, mais seulement de système de domination et d’exploitation. Les coûts des investissements et de la gestion indispensables à la « mise en valeur » ont d’ailleurs posé aux économistes contemporains et à leurs successeurs l’irritante question de savoir si la conquête coloniale n’impose pas des dépenses bien supérieures aux retours financiers réels.
Dans la pratique du XIXesiècle, les flux d’hommes et de capitaux vont bien davantage vers les «pays neufs », c’est-à-dire les nouveaux États indépendants d’Amérique et les Dominions « blancs » de l’Empire britannique, les « nouvelles Europes ». Les coûts de gestion sont par définition nuls en raison des indépendances, ou faibles pour les Dominions. L’investissement privé européen est le moteur d’une croissance économique rapide qui permet de maintenir une forte capacité d’absorption des immigrants européens. Le mouvement s’entretient de lui-même : l’exportation deo capitaux permet une mise en valeur qui attire à elle la population migrante qui lui est indispensable. Même dans le Far West américain, les capitaux britanniques s’investissent dans l’économie de la production de la viande rendue célèbre par les westerns.
Les grandes vagues migratoires du xixe siècle ponctuent la diffusion de la transition démographique européenne d’ouest en est. La France malthusienne reste en partie à l’écart. De 1815 à 1880, c’est l’Europe de l’Ouest et du Nord qui fournit les hommes : îles britanniques, Scandinavie, Allemagne. Les grandes crises agraires, dont la famine irlandaise est restée le cas extrême, en ont été l’un des moteurs essentiels. Durant les premières décennies, la marine à voiles a assuré le transport. Très appauvris, les migrants européens avaient quand même les moyens de payer les coûts de transfert, généralement en liquidant leurs petits capitaux personnels (exploitations agricoles, maigres pécules).
Passé 1880, début consacré de l’âge de l’impérialisme, les populations migrantes viennent de plus en plus des périphéries de l’Europe industrielle et non de son centre. On entre alors pleinement dans l’économie du transport de l’âge industriel, les voies de chemins de fer conduisent directement aux ports d’où partent à horaires réguliers et fixés à l’avance
les grands navires à vapeur. Un vaste arc de cercle part ainsi de la Baltique, passe par les Balkans et l’Italie pour aller jusqu’à l’Anatolie et dans les provinces arabes de l’Empire ottoman, et se terminer, au-delà du vide démographique maghrébin, par la péninsule Ibérique.
Les Britanniques de cette époque, tout imbus qu’ils étaient de leur supériorité impériale, savent pertinemment que leurs capitaux vont plus dans leur empire « informel » d’Amérique, composé de pays indépendants, que dans les vastes régions du monde soumises à la domination de la reine et impératrice Victoria. Il en est de même pour l’émigration d’après 1880 dans l’Afrique du Nord française (Algérie et Tunisie) où la proportion de migrants d’origine italienne et espagnole est égale voire supérieure à celle des Français dans la population dite européenne.
La grande nouveauté du xixe siècle est cette déconnexion entre la migration générale européenne et la colonisation de peuplement. Comme le montre l’exemple algérien, la colonisation de peuplement implique des dépenses supplémentaires considérables pour être simplement maintenue. On ne se trouve pas dans une logique de « pays neufs » et vides où la croissance entretient la capacité d’absorption. Il faut en permanence des investissements publics pour permettre l’arrivée de nouveaux venus et on est contraint de financer directement l’implantation de familles. Ce qui caractérise la colonisation de peuplement stricto sensu au xixesiècle est son absence d’industrialisation. En dépit du peuplement européen, l’économie coloniale reste une économie agricole ou de services urbains. Là encore, le contraste est fort avec les pays neufs d’Amérique du Nord ou du cône sud de l’Amérique.
Ainsi la colonisation de peuplement du xixe siècle, contrairement à celle des siècles précédents, n’a que peu de rapports avec la migration européenne générale, plutôt orientée vers les pays neufs. Quand on arrive à l’âge de l’impérialisme (1880-1914) proprement dit, la déconnexion devient presque totale, puisque la migration européenne et méditerranéenne est surtout le fait de pays non coloniaux et n’intéresse qu’assez secondairement les colonies elles- mêmes.
En revanche, s’ajoute de plus en plus dans les colonies de l’Empire britannique et dans une bien moindre mesure dans les Dominions blancs, sauf en Afrique du Sud, une importante migration de populations non blanches constituant les diasporas indiennes, chinoises et japonaises. Au début du xxe siècle, les responsables de l’Empire britannique en font un instrument de la mise en valeur des colonies de la Couronne et de l’Afrique du Sud, au risque de se faire accuser de vouloir établir une forme d’esclavage moderne.
Ces populations non blanches tentent aussi de s’implanter aux Etats-Unis, mais très rapidement le gouvernement américain met en place une législation raciale prohibant l’entrée temporaire ou définitive des Asiatiques. Dès la fin du xixe siècle se constitue la peur fantasmatique du « péril jaune ».
Vidéo : Colonisation de peuplement et migrations européennes
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