Méditerranée : Une entité géographique et historique
Autre exemple de ces continuités méditerranéennes : il est tentant de reconnaître dans les Phéniciens de l’Antiquité les lointains précurseurs des Génois et des Vénitiens, qui devinrent à la fin du Moyen Âge les maîtres du commerce dans la mer Intérieure. Les Phéniciens établissaient des liens entre l’aire méditerranéenne et des régions éloignées, allant chercher de l’étain jusqu’en Cornouailles ; deux mille ans plus tard, c’est de la laine que les Italiens vont chercher dans la province anglaise du Hampshire. Mais poser la question des continuités, c’est considérer la Méditerranée comme une entité géographique ayant son histoire propre.
Il ne s’agit pas nécessairement de l’Histoire telle qu’on l’entend généralement : celle qui nous entretient, par exemple, des rudes Spartiates menant la vie dure à leurs fils, des Romains soumettant les peuples d’Italie, des Wisigoths envahissant à leur tour les Romains et les offusquant par leur chevelure enduite de beurre rance… Dans les temps modernes, la guerre d’indépendance en Grèce, l’action des Jeunes-Turcs, le fascisme italien, la création de l’Ètat d’Israël ou la radicalisation du monde arabe constituent autant d’événements politiques importants dans le monde méditerranéen et au-delà, mais qui ne nous aident en rien à comprendre la nature des relations nouées entre les hommes et la mer.
L’Histoire telle que nous la concevons ici place au premier plan les grands empires maritimes — les thalassocraties : l’Empire athénien dans l’Antiquité, l’Empire vénitien au Moyen Age, l’Empire britannique en Méditerranée à l’époque de l’amiral Nelson. Quant aux premiers rôles, ils sont tenus par les marchands carthaginois et étrusques dans l’Antiquité, les marins d’Amalfi et de Majorque au Moyen Âge, les Sépharades expulsés d’Espagne en 1492, et aussi par les immigrants africains et asiatiques dans l’Europe contemporaine. Tous ceux qui ont fait circuler idées et marchandises d’une rive à l’autre de la Grande Mer ont ici leur place. Sans compter les nombreux Européens du Nord sur lesquels la Méditerranée a exercé une véritable fascination depuis l’époque du « grand tour », ce voyage éducatif qu’accomplissaient les jeunes nobles anglais. La présence européenne — et nord- américaine — en Méditerranée change radicalement de nature dans la seconde moitié du XXe siècle, avec le tourisme de masse qui investit Majorque ou les îles grecques. Le dernier chapitre de ce livre montre que la Méditerranée connaît un processus de « globalisation », initié à la fin du XIXe siècle par l’ouverture du canal de Suez et accentué plus récemment par son intégration dans l’Union européenne.
Elle possède son identité propre et joue les traits d’union entre l’Occident et le monde des steppes. C’est peut-être d’abord à Troie que se sont concrétisés ses liens avec la Méditerranée, la cité contrôlant l’entrée des Dardanelles, puis à Byzance, quand celle- ci ne s’appelait pas encore Constantinople ou Istanbul. Au XIVe siècle, le blé de la mer Noire a servi à nourrir Gênes et d’autres villes méditerranéennes : la mer Noire s est ainsi intégrée, jusqu’à un certain point, aux circuits commerciaux de la mer Intérieure — Michel Balard revient ici sur la question. Fernand Braudel a mis en évidence les liens qui, au XVIe siècle, ont contribué à intégrer dans le même réseau d’échanges une ville aussi lointaine que Cracovie, les Génois faisant alors du commerce avec l’est de l’Europe via les ports de la mer Noire.
La mer Intérieure de Braudel est immense : elle s’étend des colonnes d’Hercule à la « Méditerranée atlantique » dont la voie fut ouverte à la fin du Moyen Age par les marchands et les conquistadors établis à Madère, aux Canaries et aux Açores. Après la découverte des Amériques, les relations entre la Méditerranée et l’Atlantique se sont révélées décisives : l’émergence, vers 1600, d’une « économie atlantique » a eu des conséquences majeures pour les pays méditerranéens, jusqu’alors en relations commerciales avec les marchés septentrionaux. La question restera importante jusqu’au XVIIIe et au XIXe siècle — période étudiée dans ces pages par Jeremy Black —, alors que Français et Anglais se disputent la suprématie en Méditerranée.
La « Plus Grande Méditerranée » braudélienne continue, de multiples façons, à influencer les historiens contemporains. En premier lieu, un regain d’intérêt s’est manifesté pour l’histoire de la région envisagée de l’Antiquité à nos jours. Rien de tel, pour se faire une idée des différentes écoles historiques qui se penchent sur le passé de la Méditerranée, que de consulter les nombreuses revues qui lui sont consacrées, et dont les plus remarquables sont animées par des historiens formés par les travaux de Braudel. Pour nous en tenir aux anglophones, plus familiers aux auteurs de ce livre, mentionnons en premier lieu la Meiiterranean Historical Review, publiée depuis 1986 par une équipe d’historiens basée à Tel-Aviv, sous la direction de Shlomo Ben-Ami — qui, avant de s’impliquer dans la vie politique israélienne, a été un spécialiste de l’histoire de l’Espagne moderne.
La revue publie surtout des monographies consacrées aux pays méditerranéens, mais elle accueille aussi des études sur le commerce et les relations maritimes, et s’intéresse en particulier au rôle des juifs dans l’économie et aux mutations religieuses et culturelles. L’approche de la Méditerranée passe ici par l’histoire des pays méditerranéens, envisagés en eux-mêmes et non pas en tant qu’éléments d’un complexe plus vaste. L’histoire intérieure de l’Italie, de l’Espagne, de la Grèce ou de l’Egypte l’emporte sur l’étude de ce que ces pays ont en commun.
La Society for Mediterranean Studies, installée aux Etats-Unis depuis 1990, et qui publie chaque année un numéro de ses Mediterranean Studies, adopte une démarche différente. La culture méditerranéenne est cette fois appréhendée comme étant à l’origine d’une culture mondiale. La Société s’intéresse en particulier aux liens entre la Méditerranée et le Portugal, pays né de la lutte entre la chrétienté et l’islam dans la péninsule Ibérique et dont la langue romane est mêlée de mots arabes. Considérer le Portugal comme partie intégrante de l’aire méditerranéenne — membre à titre honoraire en quelque sorte — peut se révéler très fructueux sur les plans culturel et religieux et à d’autres égards encore. Cette société savante a organisé ses premiers colloques non pas aux États-Unis mais au Portugal, puis à Salvador de Bahia, au Brésil, pays lui-même héritier de la culture méditerranéenne par l’intermédiaire du Portugal.
Autre approche de la place de la Méditerranée dans une histoire du monde : celle qui envisage la Grande Mer comme un exemple parmi d’autres de « mer au milieu des terres ». Il s’agit alors d’appliquer le modèle braudélien à toutes les régions du monde où les hommes, les idées, les matières premières circulent à travers des plaines liquides, et où des cultures que parfois tout sépare se trouvent mises en relation. Les livres et les articles passionnants publiés par Kurti Chaudhuri, sur l’océan Indien à l’aube de l’expansion européenne sont à cet égard les plus convaincants. Portugais et Allemands font alors irruption dans un domaine maritime contrôlé par les marchands musulmans et hindous, et où seuls quelques navires de guerre chinois avaient osé jusqu’alors s’aventurer. L’océan Indien, bordé par les continents africain et asiatique, se trouve dans une situation comparable à celle de la Méditerranée, dans une région où plusieurs religions, dont le bouddhisme et l’islam, sont répandues sur d’immenses territoires.
La même démarche pourrait être adoptée pour étudier les Caraïbes et le golfe du Mexique, considérés comme formant une Méditerranée précolombienne, au sein de laquelle les marchandises et les hommes circulent entre les îles et où l’insularité n’implique pas l’isolement mais, au contraire, stimule les contacts. Autre exemple éclairant : la Méditerranée formée par la mer du Japon et la mer de Chine, qui relie la Corée et la Chine à l’archipel nippon. Au Moyen Âge, le commerce et les idées transitaient facilement entre la Corée et le Japon, dont la situation est comparable à celle de l’Italie au cœur de la Méditerranée. Le port de Hakata-Fukuoka jouait alors le rôle de plaque tournante du commerce coréen et chinois, accueillant même à demeure des marchands chinois. Livres et idées religieuses ont suivi les routes commerciales, permettant au bouddhisme de s’implanter solidement au Japon. Etant donné les nombreux points communs entre cette Méditerranée japonaise et la Méditerranée européenne, nous avons assurément beaucoup à apprendre d’une étude comparative des deux mers.
Mais il est des « mers au milieu des terres » plus directement en rapport avec l’histoire de la Méditerranée proprement dite, dans la mesure où ces lointaines mers intérieures ont noué avec elle de solides liens commerciaux et culturels. Roberto Lopez, historien de la Méditerranée médiévale, peut ainsi décrire l’ensemble formé par la mer Baltique et la mer du Nord comme une authentique « Méditerranée du Nord ». Les échanges commerciaux se sont en effet développés au Nord selon des modalités comparables à celles qui sont observables au Sud, Vikings et Frisons jouant au Nord le même rôle que les Amalfitains et les Vénitiens du haut Moyen Age au Sud — John Pryor relate ici les hauts faits de ces derniers.
L’activité de la compagnie de marchands connue sous le nom de « Hanse teutonique » révèle à son tour plus d’une similitude avec l’activité des Génois, des Catalans et des Vénitiens de la fin du Moyen Age. « Méditerranée du Nord » et « Méditerranée du Sud » communiquaient grâce aux routes commerciales, routes de terre d’abord, puis, après 1270, routes maritimes via le détroit de Gibraltar. Les fourrures et l’ambre prenaient la direction du Sud, les épices celle du Nord et les idées des savants humanistes, inspirées des maîtres de l’Antiquité, tout comme le savoir-faire et les thèmes chers aux peintres flamands, empruntaient les mêmes chemins. Les lourds navires de commerce de la Hanse, de passage en Méditerranée, les fameuses cogues, ont peut-être également inspiré les arsenaux méridionaux.
Nous avons déjà évoqué la mer Noire, à la fois partie intégrante de la Méditerranée et en elle-même « mer au milieu des terres » reliant deux continents aussi différents que l’Europe et l’Asie. Mais une Méditerranée n’est pas nécessairement liquide : le Sahara en est lui-même une, en relations étroites avec la Grande Mer, sillonné de caravanes de dromadaires qui sont les navires du désert, acheminant l’or d’Afrique noire d’oasis en oasis jusqu’aux côtes du Maghreb. Ainsi les Méditerranées sont-elles le théâtre d’échanges interculturels — sujet que l’historien américain Philip Curtin étudie en comparatiste.
La revue al-Masaq : Islam and the Médiéval Mediterranean, fondée par Dionisius Agius — infatigable chercheur né à Malte, qui anime parallèlement un centre d’études méditerranéennes à l’université de Leeds, en Angleterre —, se veut résolument novatrice. Elle tente de dépasser les frontières culturelles et politiques entre chrétienté et islam telles qu’elles existaient au Moyen Âge, en étudiant les échanges commerciaux et culturels du point de vue des musulmans de Méditerranée. Ses collaborateurs, qui s’intéressent aux contacts interculturels en Sicile normande ou dans l’Espagne musulmane, aux marchands vénitiens en terre d’islam, se montrent davantage intéressés par l’histoire des interactions que par celle des différentes communautés elles-mêmes. Pourtant l’idée de l’infinie diversité des régions méditerranéennes est en elle-même très séduisante.
Vidéo : Méditerranée : Une entité géographique et historique
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