Méditerranée : Un monde dont la complexité fait la richesse
Deux historiens britanniques, Peregrine Horden et Nicholas Purcell, ont récemment suggéré que la fragmentation en microrégions de l’espace méditerranéen a joué un rôle essentiel dans les interactions qui se sont exercées en Méditerranée au cours de l’Histoire. C’est maintenant à leurs idées, présentées dans un gros livre, publié en 2000 et intitulé The Corrupting Sea, que nous allons nous intéresser.
Si ambitieuse que soit la perspective braudélienne, celle que proposent Peregrine Horden et Nicholas Purcell l’est plus encore puisqu’elle embrasse l’histoire de la Méditerranée de la Grèce archaïque aux débuts des temps modernes, sans compter quelques incursions dans le passé le plus lointain comme le plus récent. Leur thèse s’énonce en trois mots : diversité dans l’unité. Peregrine Horden et Nicholas Purcell mettent en relation l’extrême diversité des microrégions méditerranéennes et les multiples réseaux d’échanges tissés entre elles. L’exceptionnelle complexité de la région serait ainsi son trait caractéristique fondamental. « Complexité » est ici synonyme de « richesse », la diversité se révélant de nature à stimuler les échanges entre voisins proches ou éloignés.
Des unes aux autres, un flux d’échanges s’établit, en particulier lors de la transhumance qui, chaque année, conduit les troupeaux des basses terres vers les hauts pays. Braudel caractérisait les montagnes comme des terres marginalisées vivant hors de l’Histoire. Peregrine Horden et Nicholas Purcell soulignent quant à eux que les régions d’altitude n’échappent pas aux circuits d’échanges, bien au contraire : les communications indispensables relient les montagnes au reste du monde méditerranéen, et les routes qui les franchissent constituent autant de traits d’union entre les milieux montagnards et les grands réseaux écologiques. Près de la mer, les régions enclavées restent l’exception. Et si les Apennins ont pu faire obstacle aux armées, ils n’ont pas arrêté les mulets qui, au XIIIe siècle, ont transporté le blé et le sel, en quantité considérable, des plaines humides de Romagne jusqu’à Florence.
Entre les peuples méditerranéens, les routes de mer ont été le lien le plus souple, même si chaque année, durant la mauvaise saison, les voyages maritimes se faisaient exceptionnels — moins toutefois qu’on ne l’a cru. Une fois intégrées aux circuits d’échanges culturels et commerciaux, les sociétés méditerranéennes s’en trouvaient forcément affectées : de là l’effet « corrupteur » de la mer, évoqué par Purcell et Horden à la suite des auteurs antiques. Mais le mot suggère un processus destructeur, alors que nos auteurs montrent qu’il en résultait toute une série d’effets positifs. Plutôt qu’une « mer qui corrompt », la Méditerranée est une « mer qui enrichit », au propre comme au figuré : une société s’enrichit sur le plan culturel grâce aux relations qu’elle noue, tant avec ses proches voisins qu’avec des sociétés situées outre-mer ; le commerce du blé ou du sel enrichit très concrètement les marchands, qui réalisent des bénéfices substantiels.
Plus qu’aux routes qu’empruntent les épices et les teintures pour venir de contrées souvent très éloignées de la mer Intérieure, parfois des Indes, Purcell et Horden s’attachent aux réseaux qui, d’une région à l’autre, servent aux approvisionnements en produits de première nécessité : le blé, le vin, l’huile, les métaux, le bois. Pour se procurer du bois, les Égyptiens, qui n’ont pas de forêts, sont contraints de nouer dès l’Antiquité des relations politiques et commerciales avec le Liban et la Sicile. Les marchands grecs en quête de fer en trouvent en pays étrusque, dans la région de Populonia où l’on traite le minerai extrait de l’île d’Elbe — d’importants dépôts de scories en témoignent encore de nos jours à Piombino. L’extrême diversité des milieux naturels rend nécessaires de tels échanges interrégionaux, lesquels confortent en retour l’unité du monde méditerranéen antique et médiéval.
D’une rive à l’autre, des marges à l’intérieur des terres, ces flux d’échanges permanents ont fait naître des villes et favorisé l’avènement des empires maritimes mais, d’une époque à l’autre, une continuité fondamentale se laisse percevoir. Les catastrophes écologiques n’ont jamais gravement altéré les équilibres économiques régionaux. Sur ce point, nos auteurs rejoignent Oliver Rackham, dont une étude sur l’écologie de la Méditerranée ouvre ce volume. Ils font remarquer que l’éruption du Vésuve, qui a détruit Pompéi en 79 apr. J.-C., n’a eu aucune conséquence économique durable, sinon positive, dans une zone très circonscrite où la lave améliora sensiblement la fertilité des sols. D’autres éruptions volcaniques, en revanche, ont eu sans doute des effets plus destructeurs, notamment celle qui ensevelit sous les cendres l’île de Santorin, vers 1450 av. J.-C., formidable explosion à laquelle on a pu attribuer la disparition soudaine de la civilisation minoenne — une question évoquée ici par Marlene Suano et Mario Torelli. Peregrine Horden et Nicholas Purcell contestent aussi la thèse, devenue classique, selon laquelle les flux alluviaux auraient fini par appauvrir les sols méditerranéens, emportant vers la mer la terre arable qui assurait la subsistance des hommes. Thèse soutenue notamment avec beaucoup de conviction par l’historien et géographe Claudio Vita-Finzi dans son livre Mediterranean Valleys (1969).
Les historiens des civilisations qui ont connu de brusques déclins à la suite de crises économiques, telle Byzance, ont accueilli favorablement cette hypothèse. Pour Peregrine Horden et Nicholas Purcell, en revanche, l’accumulation d’alluvions dans les régions basses constitue une constante de l’écologie méditerranéenne : ce qui est perdu à cause de l’érosion est regagné ailleurs grâce à la sédimentation. Le scénario catastrophe d’un paradis originel gâché par la faute de l’homme et de son action destructrice sur le tapis végétal ne serait qu’une légende noire, fort répandue mais sans rapport avec la réalité. Dans le chapitre qu’il consacre ici même à la question, comme dans une étude antérieure, plus fouillée, écrite en collaboration avec A. T. Grove, The Nature of Mediterranean Europe (2001), Oliver Rackham exprime des doutes similaires quant aux dommages infligés par l’homme à l’environnement méditerranéen. Il s’appuie sur sa connaissance approfondie des questions écologiques et sur un examen attentif des milieux naturels, notamment en Sardaigne. Peregrine Horden et Nicholas Purcell soutiennent que les sociétés méditerranéennes se sont développées selon des rythmes différents, certaines bénéficiant de l’accès à des ressources nouvelles en matières premières alors même que d’autres s’en trouvaient privées à la suite d’une invasion, d’une guerre ou d’un événement géologique.
Quand les activités humaines s’intensifiaient ici, elles connaissaient ailleurs un net ralentissement, parfois pour longtemps. Plutôt qu’une tendance générale, on repère des tendances localisées, parfois à l’origine de disparités entre des régions voisines. Plus généralement, et de façon plus décisive encore, l’évolution sur la longue durée n’a pas été linéaire. On peut même avancer que l’innovation et l’expérimentation se sont trouvées stimulées par ces phénomènes de dénivellation. En rendant plus difficile aux marchands italiens l’accès à la Méditerranée orientale, l’expansion ottomane à la fin du Moyen Age a indirectement favorisé le développement des cultures sucrières en Sicile et en Espagne, les Italiens se tournant, pour s’approvisionner en sucre, vers des régions productrices éloignées de la zone du conflit — Molly Greene évoque plus loin d’autres effets à long terme de la présence turque en Méditerranée.
Les hommes ont réagi aux accidents écologiques ou aux bouleversements politiques en inventant des stratégies nouvelles. L’émigration elle-même, solution de dernière extrémité, peut être considérée comme une illustration des systèmes d’échanges qui relient entre elles les régions méditerranéennes. Les mouvements permanents de populations, qu’elles soient soudain réduites en esclavage, contraintes à l’émigration pour des raisons économiques ou, à l’inverse, qu’elles viennent grossir le camp des envahisseurs, sont à mettre au nombre des facteurs qui assurent la cohésion de l’aire méditerranéenne. On peut même avancer que les continuités essentielles ont survécu aux conquêtes. A Byzance comme en Perse, les Arabes ont adopté certaines manières de faire des anciens maîtres du pays : l’invasion n’a pas réellement constitué une rupture.
Les Arabes n’auraient jamais pu gouverner l’Egypte après l’avoir conquise, en 640, sans l’aide des Coptes, des Grecs, des Juifs et des Samaritains qui leur ont montré comment le pays avait été administré jusque-là. Les conquêtes de l’islam ont par ailleurs déplacé vers l’Europe, l’Afrique du Nord et la Sicile, non seulement des populations arabes, mais aussi des Berbères, des chrétiens orientaux et des juifs qui ont amené avec eux des plantes sinon totalement inconnues, du moins jamais encore réellement cultivées dans ces régions. Le melon d’eau disposé avec soin au bord d’une route grecque pour avertir le voyageur qu’un maraîcher vend sa production un peu plus loin est un lointain héritage de l’expansion de l’islam. En considérant ne serait-ce que les agrumes transmis par l’islam à l’Occident, on comprend mieux comment les pays méditerranéens se sont nourris de l’influence de trois continents et de trois religions.
Ce sont des horticulteurs venus du Yémen qui ont enseigné aux Espagnols de Cordoue l’art des jardins, les orangeraies notamment étant appréciées autant pour leur valeur ornementale que pour leurs fruits. Décorés d’orangers, de fleurs et de fontaines, les jardins palatiaux étaient conçus à l’image du paradis. Au Xe siècle, Dunash Ibn Labrat, poète juif de Cordoue, chante « les grenades, les dattes, les tamarins, les raisins et les anémones charmantes qui garnissent les allées du jardin », selon un thème classique de la poésie judéo-arabe. Dans la région de Valence, à la fin du XIIIe siècle, un autre produit d’origine orientale est cultivé : le riz. Il est d’ailleurs exporté jusque dans l’Angleterre des Plantagenêt, en même temps que les figues de Majorque, autre fruit transmis par les Arabes. Ce n’est donc pas un hasard si nombre de productions maraîchères, parmi les plus courantes aujourd’hui en Europe, portent des noms d’origine arabe. L’artichaut, akarchofa en espagnol, vient du mot arabe kharshuf ; il fut probablement d’abord cultivé en Afrique du Nord avant d’être acclimaté en Espagne.
Mais les musulmans n’ont pas seulement apporté à l’Europe des fruits et des légumes. Il y a eu aussi le fameux blé dur, moulu en semoule pour le couscous et les pâtes — le nom espagnol des nouilles, fideos, vient lui aussi d’un mot arabe, fidawsh. De tous les transferts agricoles, c’est cependant le sucre qui a eu le plus d’impact. D’origine extrême-orientale, il s’est vite répandu en terre d’islam. Vers 1400, les marchands italiens revendent le sucre du Levant en Angleterre, en Flandre, en Allemagne. L’avancée ottomane contraint les négociants, nous l’avons vu, à plus d’audace : c’est alors que la canne à sucre commence à être cultivée en Sicile, à Grenade et même à Madère, province de la « Méditerranée atlantique » braudélienne. Au XVIesiècle, l’Amérique devient le nouveau fournisseur de l’Europe en sucre, mais c’est à la civilisation islamique que les Occidentaux devaient le goût du sucre, et c’est au départ de la Méditerranée que le sucre gagna le Nouveau Monde. Mélangé à de la neige et à des jus de fruits, il avait été l’ingrédient de base du sherbet ou sorbet, dont les Croisés s’étaient régalés en Orient. Juste retour des choses, l’Orient musulman devint vers 1400 acheteur du miel d’Europe occidentale, celui de Narbonne étant particulièrement prisé. Ainsi vont les cultures méditerranéennes : c’est en commerçant avec d’autres sociétés méditerranéennes qu’elles compensent leurs carences.
C’est quand même en Méditerranée que la demande en matière d’épices en général demeure la plus forte, et de loin. Leur négoce représente au Moyen Âge, et jusqu’à l’aube des temps modernes, une part très importante du commerce international. Les Génois, qui ont commencé par vendre du blé et des étoffes, se diversifient bientôt en achetant du poivre et du gingembre au Levant. Les Vénitiens, à l’origine modestes revendeurs de poisson et de sel, deviennent au XVe siècle les plus grands marchands d’épices. Jusqu’en 1497, date à laquelle Vasco de Gama ouvre la route de l’Inde en doublant le cap de Bonne-Espérance, les pays méditerranéens sous domination musulmane gardent le monopole de ces produits de luxe que sont alors les épices. Celles-ci jouent conjointement un rôle culinaire et un rôle médicinal, sans compter qu’elles servent aussi de colorants. Massivement exportées loin des rives de la Méditerranée, en Champagne, dans les Flandres, en Allemagne, en Angleterre et dans toute la « Méditerranée du Nord », elles témoignent du rôle d’intercesseur joué par la Méditerranée entre les économies d’Orient et d’Occident.
La Méditerranée de Peregrine Horden et Nicholas Purcell ne nous a pas beaucoup éloignés de celle de Braudel : si la « longue durée » s’est considérablement étendue, les hommes y sont toujours envisagés collectivement, en termes de populations et de vagues migratoires. Pourtant une histoire qui veut rendre compte de la fragmentation des pays méditerranéens en microrégions doit également s’intéresser à la vie politique locale et aux entreprises individuelles. Un prince macédonien venu mal dégrossi de l’arrière-pays, un général arabe qui cesse d’obéir à ses maîtres ou un marchand génois qui entend se réserver le monopole de l’alun peuvent à l’occasion jouer le rôle de catalyseur. C’est l’homme méditerranéen en tant qu’individu que Shlomo Goitein, grand historien des juifs en terre d’islam, disparu en 1985, avait pris pour objet d’étude.
Son maître-livre en cinq volumes, A Mediterranean Society (1967-1993), se fonde sur un lot unique de manuscrits, datant pour la plupart du Moyen Age, découverts par hasard en 1896 dans le vieux Caire, dans une genizah — le mot désigne une salle attenante à une synagogue, destinée à recevoir en particulier les vieux manuscrits de la Loi devenus inutilisables par l’usure. Il s’agit d’une œuvre qui fait date, plus par sa précision dans le détail que par une vision d’ensemble de l’histoire de la Méditerranée. Shlomo Goitein fait revivre avec talent l’univers des marchands juifs qui se consacraient au commerce international, des Indes à la Sicile. Les lettres qu’il analyse, conservées à présent pour la plupart à la bibliothèque de l’université de Cambridge, n’évoquent pas seulement le trafic de la soie ou des épices, mais aussi les événements de la vie familiale, les craintes et les espoirs de générations de juifs appartenant à toutes les classes sociales.
Il est difficile de déterminer jusqu’à quel point ceux-ci sont représentatifs de la « société méditerranéenne » de leur temps : leurs affaires ne sont pas celles des marchands musulmans ou coptes, lesquels se consacrent, pour leur part, de préférence au commerce du blé. Mais ces marchands juifs n’en participent pas moins pleinement à la vie locale, ils ne sont pas confinés dans un ghetto et ne constituent pas un groupe coupé du reste de la société. Shlomo Goitein a consacré son œuvre à la vie des juifs cairotes, envisagée dans toutes ses dimensions : personnelle, familiale et communautaire, aussi bien qu’économique, démontrant avec éclat qu’il faut rendre aux individus toute leur place dans l’histoire de la Méditerranée.
Une « mer au milieu des terres », qu’il s’agisse de la Méditerranée ou de la mer du Japon, se caractérise à la fois par la proximité relative de ses côtes opposées et par la nette séparation établie d’une rive à l’autre, qui permet à des cultures différentes de nouer des relations fructueuses malgré des barrières culturelles parfois presque insurmontables — telle, en Méditerranée, celle qui sépare chrétienté et islam. Les îles rapprochent les sociétés, en faisant office de relais entre des cultures et des économies différentes, comme la Crète minoenne à l’âge du bronze ou Majorque à la fin du Moyen Age, même si certaines constituent des sociétés à part, relativement isolées du reste du monde. Ainsi la Sardaigne, après avoir été colonisée par l’Italie, ne s’est-elle que lentement intégrée à l’univers culturel et politique de l’Europe médiévale et Malte a-t- elle conservé le dialecte arabe de la Sicile médiévale, éteint partout ailleurs. Pourtant, aussi conservatrices soient-elles, les sociétés insulaires ne restent pas totalement à l’écart des échanges commerciaux. Elles adaptent leur économie à la demande extérieure : Malte exporte son coton ; la Sardaigne, son blé, son cuir et ses fromages de brebis.
Séparer et relier à la fois des terres est certes le propre de toute mer, mais une « mer au milieu des terres » ne représente pas pour les hommes le même défi que l’océan : la relative facilité de mouvement d’une rive à l’autre, que favorisent ses dimensions modestes, présente bien des avantages. En Méditerranée, les sociétés coexistent en même temps qu’elles se confrontent les unes aux autres. Leur coexistence revêt des dimensions à la fois commerciales, culturelles, politiques. Leur confrontation est celle de voisins jaloux de leurs spécificités ethniques, économiques et religieuses. Quant aux aspects écologiques de l’histoire de la Méditerranée, ils ne doivent certainement pas être sous-estimés, mais aux yeux de l’historien les milieux naturels tiennent leur importance fondamentale à la fois des conditions de vie qu’ils imposent aux hommes et des processus que les hommes mettent en œuvre pour agir sur leur environnement. Ecrire l’histoire de la Méditerranée, c’est avant tout écrire l’histoire des hommes et des liens à la fois commerciaux, culturels et religieux qu’au cours des âges ils ont tissés d’une rive à l’autre de la mer Intérieure.
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