La création de la Mare Nostrum : de 300 avant notre ère à 400 apr. J.-C.
Le monde hellénistique, selon l’appellation consacrée par les historiens pour qualifier la période qui suivit la mort d’Alexandre, fut véritablement grec par la langue, la culture et les institutions. Du moins les classes supérieures des peuples nombreux et divers soumis par Alexandre les avaient-elles reçues en partage. Les cités de style grec, avec leurs temples, leurs agoras et leurs gymnases. se multiplièrent. Il y avait entre elles une incontestable communauté de pensée mais, sauf exception, elles constituaient davantage des unités administratives que des entités politiques autonomes. L’horizon et les potentialités des vieilles pokis, les cités-États du monde grec, même des plus puissantes comme Athènes ou Corinthe, étaient dépassés de très loin par les nouveaux royaumes. D’où la possibilité offerte aux Antigonides et aux Ptolémées de se lancer dans une véritable « course aux armements » et d’entreprendre notamment la construction de vaisseaux de guerre de plus en plus puissants.
La classique trirème athénienne, galère à trois rangs de rameurs superposés, basse sur l’eau, à la fois rapide et puissante, fut remplacée par des navires à cinq, six, huit, seize, vingt, trente et même, au moins une fois, quarante rangs. La configuration exacte de ces vaisseaux fait l’objet de débats. Il y a peu de chances pour que le nombre de rangs de rameurs superposés ait jamais dépassé les trois rangs de la vieille trirème. Mais le nombre de rameurs par aviron, leur position, la manière de manier les rames, évoluèrent probablement. Cette période vouée au gigantisme et aux démonstrations de force ne dura pas. Au milieu du IIIe siècle, le navire de guerre le plus répandu était la quinquérème : cinq rameurs actionnaient sans doute le même aviron. En revanche, les luttes féroces qui opposaient en Orient les héritiers d’Alexandre, et qui allaient décider du destin de la Méditerranée, se poursuivaient encore. Qu’en était-il de l’Occident ?
En 273 av. J.-C., l’un des candidats à la succession d’Alexandre, Pyrrhus, roi d’Épire, dans le nord de la Grèce, tenta de s’immiscer dans les affaires de l’Italie du Sud et de la Sicile. Son objectif était d’étendre son influence et ses possessions — avec peut-être le secret dessein d’être l’Alexandre de l’Occident. Or ses tentatives furent mises en échec par une modeste république d’Italie centrale, du nom de Rome. Ce fiasco, de la part d’un prince en mesure d’aligner des forces considérables, et alors même que le prestige militaire des Grecs était au plus haut, constituait une sorte de prodige. Rome attira ainsi pour la première fois l’attention sur elle.
La lutte qui l’opposa à Carthage en Sicile devait propulser la petite république inconnue au centre de la politique méditerranéenne et faire d’elle une puissance maritime. Une tradition tardive a exagéré l’ignorance et l’inexpérience de Rome en matière maritime avant le déclenchement de la première guerre Punique, en 264. En réalité, Rome avait entretenu pendant des générations des liens à la fois avec les Etrusques, au nord, et avec les colonies grecques, au sud. Or, les uns et les autres étaient traditionnellement d’excellents navigateurs. Carthage elle-même, colonie phénicienne d’Afrique du Nord, magnifiquement située sur la côte nord de la Tunisie, et aspirant à prendre le contrôle de la Sicile, avait des accointances dans toute la Méditerranée occidentale et au Levant. Depuis le VIesiècle avant notre ère peut-être, Rome avait passé avec Carthage une série de traités, stipulant notamment l’espace maritime que les navires romains étaient autorisés à fréquenter. Vers 311 av. J.-C., Rome avait institué l’office des duumviri navales, magistrats ayant la charge de « réparer et équiper la flotte » probablement destinée à défendre les côtes. En 267, des questores classici, des « questeurs de la flotte », qui résidaient dans différentes villes côtières, à Ostie par exemple, à l’embouchure du Tibre, avaient été désignés.
Carthage
La marine romaine
Après la défaite d’Hannibal en Afrique et la fin de la première guerre punique, Rome prit possession des territoires de Carthage le long des côtes orientales et méridionales de l’Espagne. Les rives de la Méditerranée occidentale commençaient, bien au-delà de la mer Tyrrhénienne, à passer sous contrôle romain. Polybe, l’historien grec, fut, au milieu du IIesiècle av. J.-C., un observateur à la fois pénétrant et privilégié de l’ascension de Rome, étant exilé dans la cité et assigné à résidence dans la famille de Scipion, le vainqueur d’Hannibal. À propos des guerres d’Hannibal, il écrivit ces lignes bien connues : « Les faits et gestes du monde habité n’étaient liés autrefois par aucune unité… mais depuis cette date [la 140e Olympiade, en 220-216], l’Histoire forma un tout organique et les affaires d’Italie et de Sicile se trouvèrent liées à celles de Grèce et d’Asie, tout menant vers une seule fin. » L’histoire que raconte Polybe est celle qui rendit les Romains à la fois maîtres de la mer qu’ils appelaient « notre mer » et des terres qui l’entouraient.
En 146, Rome durcit son attitude et commit deux actes barbares qui choquèrent le monde méditerranéen : cette même année, elle détruisit et Carthage et Corinthe. La destruction de Carthage fut précédée d’une guerre éclair provoquée par une exigence de Rome : il fallait que Carthage fut déplacée loin de la mer. Après un siège très dur, la cité fut entièrement rasée. Corinthe. quant à die, fut brutalement ravagée — une manière d’avertissement adressé aux autres cités grecques : elles n’avaient qu’à bien se tenir tant qu’elles étaient encore libres. Les deux cités formaient de très anciens Etats, toutes deux avaient une vocation maritime, et toutes deux allaient être reconstruites ultérieurement par les Romains eux-mêmes. Le message était clair : Rome ne tolérerait aucun rival en Méditerranée, ni sur mer ni sur terre.
Cette politique ne se traduisit cependant pas, au cours des nc et Ier siècles avant notre ère, par le maintien d’une manne de guerre comparable à celle que Rome avait affrétée lors de la première guerre Punique, Elle choisit de se servir des navires de ses alliés, les États grecs d’Italie du Sud et. quand le moment fut venu des campagnes en Orient, sous le commandement de généraux tels que Lucullus et Pompée, de ceux de ses alliés d’Egée et du Levant. L’absence d’une manne romaine, ajoutée à certaines mesures contestables, comme l’attitude humiliante adoptée à l’égard de Rhodes, qui assurait une sorte de police des mers, eut pour résultat une recrudescence de la piraterie. Les tentatives de Rome pour détruire les principales bases des pirates en Silicie, dans le sud de la Turquie, ne furent qu’à moitié couronnées de succès, et la piraterie devint menaçante au cours du Ier siècle. Même en Italie, le port d’Ostie, situé à l’embouchure du Tibre et à seulement douze kilomètres de Rome, fut attaqué par les pirates en 87. La situation n’était plus tolérable. En 67, Pompée se fit accorder des pouvoirs spéciaux pour éradiquer la piraterie et s’acquitta de sa mission en soixante jours. Bien qu’elle ne disparût jamais complètement, la piraterie ne fut plus aussi intense en Méditerranée pendant des siècles.
Parmi les royaumes issus de l’empire hellénistique, seule l’Egypte des Ptolémées, peut-être le plus riche de tous, échappait encore à l’influence romaine. Cléopâtre, dernière de la lignée, intriguait pour rendre à son royaume toute sa puissance et récupérer ses possessions. Elle chercha d’abord à utiliser Jules César, puis séduisit Marc Antoine. L’Egypte devenait une question centrale pour Rome. L’étau romain allait bientôt se refermer sur la Méditerranée.
L’archéologie sous-marine
Toutes les grandes figures politiques de Rome avaient éprouvé, au cours des dernières décennies de la République, la tentation d’intervenir directement en Egypte. La lutte pour le pouvoir qui opposait Marc Antoine et Octave, le futur empereur Auguste, fut l’occasion du passage à l’acte. La phase ultime de cette lutte se déroula, non pas sur terre mais sur mer, au cours de ce qui devait être le dernier grand combat naval de l’histoire ancienne, la bataille d’Actium, livrée au large des côtes occidentales de la Grèce, en 31 av. J.-C. La victoire de Rome, qui put faire main basse sur l’Egypte, constitua une réussite personnelle pour Octave. Cette annexion mit entre ses mains des richesses immenses et des ressources naturelles considérables, en particulier du blé, dont Rome et le monde méditerranéen avaient grand besoin. Elle lui apporta aussi un grand port, Alexandrie, par lequel transitaient non seulement les ressources égyptiennes mais aussi les produits de luxe, le commerce de l’Orient, de l’Arabie, de l’Inde et de la Chine. Rien d’étonnant si l’Egypte, tout en devenant officiellement une province romaine, allait se trouver placée sous le contrôle direct de l’empereur.
Peu à peu, et avec des trésors d’habileté, Octave, le dernier des prétendants de la fin de la République, devint Auguste, le premier empereur romain. La République, le gouvernement républicain, assurait-il, étaient toujours en place. Mais la réalité était changée, y compris sur la mer : après avoir rassemblé les restes des diverses flottes de guerre au Forum Julii (Fréjus), Auguste créa des bases navales permanentes à Misène, dans la baie de Naples, et à Ravenne, sur l’Adriatique. Des escadres furent détachées un peu partout, par exemple sur la côte nord-africaine et en mer Noire, afin d’assurer une surveillance permanente sur les mers. La sécurité de l’empereur lui-même n’était pas le moindre souci des Romains. Il fallait, pour la garantir, contrôler toutes les voies d’accès à l’Italie. Armées, provinces, flottes, tout était relié, comme le note Tacite. Une flotte permanente permettait en outre de contenir la piraterie et de maintenir l’ordre en mer.
Quoi qu’il en fût des motivations de l’empereur et de la façon dont il justifia sa politique, la domination romaine s’étendit sur toute la Méditerranée. Les populations en furent reconnaissantes à Auguste, comme le montre une anecdote rapportée par Suétone : durant la maladie qui précéda la mort d’Auguste, en 14 apr. J.-C., le navire de l’empereur croisa, dans le port de Pouzzoles, et alors qu’Auguste était à bord, un lourd navire céréalier qui venait d’Alexandrie avec sa cargaison de blé. Ayant reconnu Auguste, passagers et équipage se vêtirent de robes blanches et de guirlandes de fleurs et brûlèrent de l’encens en son honneur, le couvrant de bénédictions et de remerciements pour avoir assuré la sécurité sur la mer. Une grande époque venait de s’ouvrir.
Notre connaissance du trafic maritime de cette période s’est considérablement améliorée grâce à une discipline nouvelle : l’archéologie sous-marine. L’invention du scaphandre autonome a permis l’exploration des fonds marins, du moins en eau peu profonde. Les plongeurs ont pu passer un certain temps sous l’eau sans équipement lourd, et non seulement se consacrer à la recherche d’objets isolés, comme les amphores et les jarres dans lesquelles le vin et l’huile étaient transportés, mais aussi fouiller de manière systématique les épaves. Grâce à ces fouilles, nous avons aujourd’hui une connaissance plus précise des techniques de construction navale, de la taille des embarcations, de la nature des cargaisons et des routes maritimes. Ces données nouvelles permettent d’établir que le trafic maritime atteignit entre 200 av. J.-C. et 200 apr. J.-C. une intensité qu’il ne retrouva plus par la suite avant plusieurs siècles. Elles ne laissent aucun doute sur l’importance capitale de la Méditerranée pour Rome et pour l’Empire.
Une galère marchande
La façon dont les Romains eux-mêmes se référaient à la mer vient à l’appui de ce constat. A l’origine, pour des raisons pratiques. la Méditerranée semble avoir été divisée en une série de mers secondaires, dont les noms étaient souvent empruntés à des rives ou des îles voisines : Mare Tyrrhenum, la mer Tyrrhénienne. Mare Balearicum, la mer des Baléares. La dénomination Mare Mediterraneum ne semble avoir été utilisée que relativement tard. Le géographe Solin l’aurait employée dans la seconde moitié du III’ siècle de notre ère, mais la première attestation écrite apparaît sous la plume d’Isidore de Séville au VIe siècle de notre ère. Pour évoquer la mer dans son ensemble, les Romains parlaient de Mare Magnum « la grande mer », de Mare Internum, « la mer intérieure » ou de Mare Nostrum, « notre mer ». Les deux dernières expressions sont les plus intéressantes pour nous. Elles montrent que la mer permettait de voyager dans l’Empire d’une province à l’autre. Les routes de mer n’étaient pas empruntées seulement par les marchands, mais aussi par les fonctionnaires, les soldats, les immigrants, les esclaves, les artisans et les prêcheurs itinérants — en fait, par tout le monde. Les Romains s’étant assuré le contrôle de la totalité des terres autour de la Méditerranée, la mer devint un lac intérieur, « notre mer ». Aucun pouvoir politique n’avait jamais exercé sur la Méditerranée une domination aussi totale, ni pu l’utiliser ainsi à son profit — et aucun n’y parviendra plus par la suite.
Les Romains exprimaient de bien des façons le plaisir que « leur » mer leur procurait. Les villas maritimes, édifiées dans des sites privilégiés, flattaient l’aisance de leurs propriétaires et favorisaient leur goût pour le spectacle du trafic maritime. Tours et colonnades servaient, en retour, de repères aux navigateurs. Ces villas jouissaient de ports miniatures et de mouillages privés. En Istrie, dans le nord de l’Adriatique, artisans et armateurs avaient aussi leurs propres jetées, et leurs môles pour charger les marchandises. Le long des côtes, des puits salants, à Ostie par exemple, et des fermes halieutiques, comme à Cosa, en Italie, ou sur la côte sud de l’Espagne, produisaient du poisson salé et surtout du garum, la célèbre sauce au poisson qui finit par être exportée dans tout le monde romain.
L’essentiel du commerce maritime romain avait été fondé jusqu’alors sur le cabotage : on voyageait par petites étapes, sans s’éloigner des côtes. Les rives de la Méditerranée pouvaient de cette manière se maintenir en contact les unes avec les autres, bien plus facilement que les régions continentales, souvent coupées de montagnes ou de marais. Ces relations établies en tous sens avaient leur nécessité car les conditions climatiques et la productivité d’une région à l’autre — même voisines — ont toujours été plus diverses que ne le laissent penser les généralisations cavalières à propos du climat méditerranéen ou des plantes méditerranéennes. En dépit d’objectifs proclamés d’« autosuffisance », l’interdépendance mutuelle était davantage à l’ordre du jour et la mer v contribuait. Les conditions de navigation dans l’Antiquité, soumises aux vents et aux variations saisonnières, dépendant de la force musculaire disponible et des réserves d’eau potable, exigeaient que l’on puisse trouver des ports, des baies, des mouillages ou au moins des plages à intervalles réguliers, soit tous les cinquante ou soixante-dix kilomètres. Le cabotage était à tous égards, dans un tel contexte, un mode de navigation naturel.
Mais quand Rome domina complètement la région, d’autres types de voyages maritimes devinrent praticables. Depuis l’époque des Phéniciens, si ce n’est avant, on entreprenait des voyages au long cours en cas de besoin. Les entreprises de négoce et les colonisations phéniciennes s’étaient exercées du Levant aux côtes africaines, jusqu’en Espagne et au-delà. Les Grecs avaient fondé des colonies jusqu’en Sicile, en Italie méridionale et dans le bassin occidental de la Méditerranée. Sous l’Empire romain, le commerce sur les longues distances et la navigation en haute mer pour l’acheminement de produits de première importance devinrent courants et furent pratiqués selon des rythmes réguliers qui apparentaient les activités maritimes aux activités terrestres. Quand il ne concernait pas les armées, la ville de Rome elle-même était la première bénéficiaire de ce commerce au long cours. Dans de nombreux cas, les flux commerciaux étaient organisés en fonction des impératifs de l’Etat, bien que les opérations elles-mêmes fussent laissées au soin des marchands privés.
A la fin de la République, nous savons par les discours de Cicéron contre Verrès, gouverneur de Sicile au Ier siècle avant notre ère, que les Romains levaient régulièrement un impôt en blé sur la Sicile, selon un système mis au point par Hiéron, le tyran grec de Syracuse. Ils eurent vite fait de tirer profit du système agricole égyptien. Dépendante du Nil et de ses crues annuelles, l’Egypte avait toujours été très centralisée et l’était encore plus sous les Ptolémées. Rien de plus facile que de prendre le contrôle des digues et d’acheminer la récolte jusqu’à Alexandrie, puis de la stocker dans les greniers spécialement aménagés dans les quartiers de Neapolis et de Mercurium, où le blé n’avait plus qu’à attendre le moment favorable pour prendre la mer, au pied de la fameuse tour à feu de l’île de Pharos. Mais Rome était désormais sa première, sinon sa seule destination.
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