Méditerranée : L’ère du tourisme
Ce n’est qu’avec l’engouement pour la Côte d’Azur, à la fin du XIXe siècle, qu’une portion réduite du littoral méditerranéen, autour de Nice et de Menton, devint un lieu de villégiature pour nantis. Monte Carlo mit de son côté du temps à gagner ses lettres de noblesse. La décision de créer la Société des bains de mer revenait au prince régnant, mais il se souciait davantage de promouvoir le casino que les activités balnéaires. Les premières stations thermales italiennes à Monte- catini, Abano et Rimini datent de cette époque. Mais la clientèle restait essentiellement nationale et il fallut attendre la poésie d’Ezra Pound et les critiques élégiaques d’Adrian Stokes pour que cette région d’Italie acquière une existence dans la conscience culturelle des voyageurs d’Europe du Nord. Le bouleversement intervenu dans la seconde moitié du XXe siècle tient au nombre de visiteurs et aux raisons qui les attiraient sur les rives de la Méditerranée, mais aussi à la facilité avec laquelle ils pouvaient désormais se rendre dans presque tous les pays méditerranéens. Les voyageurs avaient cédé la place aux touristes.
L’invasion fut d’abord discrète. Elle s’amorça au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque voyager par voie aérienne, maritime ou terrestre devint de plus en plus facile et à la portée de presque toutes les bourses. Dans les années 1950, Allemands et Britanniques arrivaient par trains entiers à Rimini et dans d’autres villes voisines, dont l’économie se trouva dopée. Le tourisme de masse, qui impliquait la construction d’hôtels et d’infrastructures diverses, permit à des pays comme l’Italie, l’Espagne et la Grèce d’accéder à une certaine prospérité économique. Les villes voisines des plages doublèrent leur population. Riccione, Milano Maritima et d’autres stations se mirent à concurrencer Rimini. Le même phénomène toucha la région de Pise, où Viareggio devint un haut lieu du tourisme toscan, prisé par une clientèle plus intéressée par la plage que par les chefs-d’œuvre de Florence et des cités toscanes. De nombreux touristes choisissent malgré tout de consacrer une journée à ces villes. C’est ainsi qu’en été Pise est submergée par une marée humaine venue des stations côtières pour admirer sa tour penchée.
L’avènement de l’avion provoqua une véritable révolution. L’Angleterre, qui ne disposait pas de liaison ferroviaire directe avec la Méditerranée, fut pionnière en la matière. Elle mit à profit l’expérience acquise par son aviation militaire pendant la Seconde Guerre mondiale pour construire à la fin des années 1950 et au début des années I960 des appareils spacieux, comme le Vickers Viscount et le Britannia. Dans les années 1950, Thomson Holidays inaugura un service charter régulier qui assurait la liaison avec Majorque, première cible du tourisme de masse. A la fin des années I960, avec l’avènement d’appareils plus modernes, comme le BAC I-II, le trafic aérien prit un nouvel essor. L’aéroport de Palma devint l’un des plus animés d’Europe, du moins en été. Aujourd’hui, les revenus du tourisme représentent 84 % du produit intérieur brut de Majorque. Le long de la côte espagnole, des immeubles en béton ont poussé un peu partout. S’ils apportent au pays une certaine prospérité, ils ne manifestent pas un grand respect pour la beauté de régions comme la Costa Brava et des côtes qui s’étirent de la frontière française au détroit de Gibraltar.
Le tourisme dans le bassin méditerranée
Ceux, riches ou moins riches, qui partaient en vacances à l’étranger, en l’occurrence sur les rives de la Méditerranée, se devaient de montrer qu’ils avaient effectué un séjour en Italie ou en Espagne en exhibant leur bronzage. Prendre des couleurs était en fait souvent la raison même du voyage. Le bronzage était devenu un signe à la fois de santé et de prospérité. Dans les années 1900, seuls ceux qui travaillaient en plein air dans les champs, ou encore les marins, avaient la peau brunie. Les dames de la bonne société se gardaient de s’exposer au soleil. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, le hâle devint un signe extérieur de richesse, la pâleur étant associée aux phtisiques et aux employés de bureau. Autre nouveauté, limitée pour l’essentiel à l’Allemagne et la Scandinavie, le développement de la Frei-Korps-Kultur (FKK), qui a vanté dès le début du XXesiècle les effets positifs du soleil sur la santé et qui est à l’origine des centres de naturisme. Coco Chanel, arbitre du goût, exerça dans les .années 1920 une influence bien plus considérable en exhibant son bronzage, tel un accessoire de mode, à son retour d’une croisière en Méditerranée. Des générations de femmes l’imitèrent.
L’attrait pour la peau hâlée traduisait en fait une évolution des mœurs. Les hommes et les femmes montraient de plus en plus leur corps. L’apparition du bikini en 1946 créa lui aussi une véritable révolution, même s’il mit deux ou trois décennies avant de s’imposer. En Espagne, au début de l’ère du tourisme, les autorités franquistes interdirent cette invention « immorale » sur les plages du pays. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, même les hommes devaient couvrir leur torse. L’arrivée de touristes amateurs de bains de soleil suscita naturellement la perplexité des populations méditerranéennes, qui pour leur part évitaient de s’exposer au soleil. Le conflit des-cultures fut encore plus manifeste dans les années 1980, lorsque les femmes furent de plus en plus nombreuses à ôter le haut de leur maillot. La libéralisation des uns posait un dilemme aux autres. En Italie, jusqu’à la fin des années 1990, on poursuivait en justice les femmes qui montraient un peu trop leur anatomie. Le sud de la France, notamment Saint-Tropez, fut pionnier en matière de libération des mœurs. Il n’y a rien là d’étonnant : la majorité des touristes étaient dans cette région des Français. Le choc culturel fut moins violent dans l’Hexagone, pays doté d’une industrie cosmétique florissante et pratiquant le culte de la beauté. A Malte ou en Tunisie, pays bien plus conservateurs, on adopta une attitude beaucoup plus stricte.
La Yougoslavie, en revanche, n’hésita pas à profiter des opportunités touristiques. Particulièrement prisée des Allemands, cette destination acquit la réputation d’être à la fois bon marché et bien équipée, une des spécialités locales étant les centres naturistes. En Espagne, la réaction suscitée par le tourisme de masse a révélé tout ce qui sépare les sociétés traditionnelles méditerranéennes des « envahisseurs du Nord ». La multiplication d’équipements répondant aux exigences des touristes étrangers (pubs dans le style allemand ou anglais, boîtes de nuit ouvertes jusqu’au petit matin, bars gays, etc.) tient davantage à des considérations commerciales qu’à une adoption rapide par les autochtones des valeurs des Européens du Nord. A Ibiza et à Majorque (notamment à Magaluf), on assista à l’implantation de véritables enclaves nordiques. Dans les années 1990, des efforts décisifs furent entrepris à Majorque pour rompre avec l’image de destination privilégiée des noceurs britanniques ou allemands. Ce changement correspond à un phénomène d’immigration à long terme : les Allemands furent nombreux à acheter des maisons sur l’île et envisagèrent même de demander le droit de vote. Cette présence étrangère a parfois provoqué des heurts, la culture des nouveaux arrivants étant très éloignée des traditions espagnoles ou catalanes.
Les Japonais ont cherché l’explication du succès économique de l’Europe occidentale en s’intéressant à la culture et à l’histoire du continent. Cette curiosité a contribué à accélérer l’occidentalisation du Japon. Ces riches visiteurs ont généré des revenus non négligeables qui se sont révélés volatiles. En témoignent les manques à gagner importants enregistrés des régions méditerranéennes les plus dépendantes du tourisme au cours de périodes de morosité économique ou d’instabilité politique. Les tensions géopolitiques ont pesé en particulier sur l’économie de l’Egypte à la suite du massacre de Louxor, en I’997, ainsi que sur Un celle d’Israël depuis le soulèvement palestinien en 2001. De même, les belles stations des îles dalmates, naguère prospères, ont accuse le choc de la désintégration de la Yougoslavie au cours des années 1990. Mais il en va des circuits touristiques modernes comme des routes commerciales du Moyen Age : en cas de conflits, de nouvelles destinations apparaissent. En l’occurrence, Chypre, Malte, la Turquie, etc. Par ailleurs, des pays comme l’Albanie, le Liban, la Libye et l’Algérie recèlent un potentiel touristique important qui n’a pas encore .été exploité, essentiellement pour des raisons politiques.
le tourisme de masse
La Méditerranée est longtemps restée le bénéficiaire exclusif de l’expansion du tourisme de masse, à l’exception des Canaries et du Portugal qui en profitèrent aussi. Dans les années 1990, les vacances lointaines, en Floride, en République dominicaine ou à Cuba, devinrent un phénomène de société. Tandis que les plus nantis passaient leurs vacances de plus en plus loin, la fin dés années 1990 fut marquée par la multiplication des séjours brefs, les avions étant devenus de plus en plus rapides et les vols plus fréquents. Vers l’an 2000, les compagnies aériennes se livrèrent à une guerre des prix qui culmina avec l’apparition de transporteurs « sans prestation de services », créés par des sociétés britanniques et irlandaises. Ils proposent des billets au départ de Londres vers l’Italie ou l’Espagne à partir de 20 livres (soit 30 euros). Une fois de plus, c’est la Grande-Bretagne qui fut à l’origine du développement des liaisons aériennes vers des villes méditerranéennes. Toutefois, depuis 2002, les compagnies discount britanniques assurent également la liaison avec des aéroports continentaux.
Saveurs méditerranéennes
L’essor du tourisme a entraîné d’importants changements culturels au-delà de la Méditerranée. L’apparition de restaurants italiens hors de la péninsule reflète les courants d’immigration, même si les recettes sont souvent adaptées aux goûts locaux. Vers 1970, la pizza, qui avait déjà conquis les Etats-Unis, devint populaire dans les pays d’Europe du Nord. A l’époque, des mets plus élaborés, comme par exemple les sauces al pesto, étaient rarement servis hors de Ligurie ou de Provence. Ils connurent un tel succès en Europe du Nord qu’apparurent d’étranges variantes comme le pesto rouge à base de tomates séchées au soleil. De même, les pâtes devinrent une denrée de base en Angleterre ou en Allemagne. La gastronomie italienne n’est pas la seule à avoir franchi ses frontières. Des restaurants grecs de Grande-Bretagne aux tables israéliennes de Hollande, sans oublier les cuisiniers turcs et yougoslaves qui œuvrent en Allemagne ni les restaurateurs marocains et tunisiens en France, les saveurs méditerranéennes ont séduit l’Europe.
Les vins du Sud, chianti, retsina, vins de table espagnols ou grecs sont également présents sur les tables du monde entier. A la fin des années 1990, les viticulteurs méditerranéens, accusés de produire une « piquette » qui n’atteindrait jamais la qualité des vins français, se sont efforcés d’améliorer leur production. En Israël, pays connu pour ses mauvais vins, les méthodes californiennes ont eu des effets spectaculaires sur les vignobles du Golan. Des recettes similaires furent appliquées en Grèce et en Espagne. Dès lors, d’excellents crus catalans furent appréciés partout en Europe et en Amérique du Nord. Les saveurs méditerranéennes se sont mondialisées. Nous assistons de nos jours à la troisième grande révolution culinaire que connut le bassin méditerranéen en l’espace de cinq cents ans. La première correspond à l’arrivée de produits exotiques tels que les agrumes vers l’an Mil, du temps des Arabes. La deuxième remonte à l’introduction des denrées du Nouveau Monde, notamment le maïs, après 1500. La troisième est marquée par l’exportation des cuisines méditerranéennes bien au-delà des rives de la mer Intérieure.
Que conclure, sinon que deux inventions, aussi éloignées que possible du point de vue technologique, ont bouleversé les rapports entre les pays méditerranéens et ceux du nord de l’Europe au cours de la seconde moitié du XXe siècle : l’avion et le bikini ?
Vidéo : Méditerranée : L’ère du tourisme
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