L’Europe de l’union monétaire et la poudrière des Balkans
Depuis le « retournement du monde », l’Europe est « rentrée dans son histoire et sa géographie ». Mais elle est encore loin de son unité. À la conférence au sommet de Budapest (5-6 décembre 1994), les 52 membres de la CSCE, qui devient l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), divergent sur les modalités d’organisation de la sécurité européenne. Lors du sommet d’Istanbul (18-19 novembre 1999), les 54 chefs d’État et de gouvernement signent un nouveau traité sur la réduction des forces conventionnelles et une charte sur la sécurité en Europe.
Quant à l’Union européenne, les négociations en vue du quatrième élargissement aboutissent à la faire passer (1er janvier 1995) de douze à quinze membres en y accueillant trois Etats : l’Autriche, la Finlande et la Suède mais pas la Norvège (qui a pour la deuxième fois refusé d’adhérer en 1994 à la suite d’un référendum défavorable). En janvier 1995, le Luxembourgeois Jacques Santer succède à Jacques Delors à la présidence de la Commission. Reportée périodiquement, l’application de la convention de Schengen sur la libre circulation des personnes entre sept pays de l’Union européenne entre en vigueur le 26 mars 1995. La construction de l’Europe a permis la constitution d’un bloc économique puissant qui recherche encore les voies de son unité politique, c’est-à- dire de son approfondissement. Ainsi, l’échec de l’Europe en Bosnie montre la nécessité d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC), un des objectifs – avec la réforme des institutions – de l’infructueuse conférence intergouvemementale (CIG) (mars 1996-juin 1997). Ne parvenant pas à réformer les institutions de l’Union européenne avant l’élargissement à l’Est, la conférence s’achève dans la confusion par l’adoption d’un texte de portée limitée (réduction du nombre des commissaires, extension du domaine des décisions prises à la majorité qualifiée). Le 2 octobre 1997, les ministres des Affaires étrangères des quinze Etats membres de l’Union européenne signent à Amsterdam le traité adopté en juin, qui complète le traité de Maastricht (1991) et prévoit de doter l’Union d’une personnalité porte-parole d’une politique étrangère commune. Exprimant sa volonté de voir avancer « l’identité européenne de sécurité et de défense » (IESD), le sommet de Cologne (3-4 mai 1999) désigne Javier Solana comme le porte-parole de l’Union en matière de sécurité commune (PESC). L’UEO transfère ses compétences en matière de défense à l’Union européenne. Le sommet d’Helsinki (10-11 décembre 1999) décide la création d’une Force d’action rapide européenne à l’horizon 2003. Le sommet de Nice (7-8 décembre 2000) en prévoit une structure permanente d’encadrement. Il s’agit donc de la mise en place d’une politique de défense qui doit permettre aux Européens de contribuer à leur sécurité sans être systématiquement tributaires de l’OTAN.
Dans la logique d’un grand marché sans frontières, l’union monétaire apparaît indispensable. Or, les interrogations pèsent sur le système monétaire européen, soumis à des épreuves à répétition : sorties de la lire et de la livre sterling ; rétablissement du contrôle des changes en Espagne, Portugal et Irlande ; décision prise (ler-2 août 1993) d’élargir les marges de fluctuation des monnaies à 15 % par rapport à leur taux pivot ; bref, c’est la dislocation du SME. Pour relancer la mécanique de l’union monétaire, le sommet de Madrid (15-16 décembre 1995) adopte le calendrier de passage à la monnaie unique, baptisée « euro » ; le respect des critères de convergence, requis pour l’échéance au 1er janvier 1999, pose bien des problèmes aux Etats membres, qui s’engagent dans un pacte de stabilité budgétaire (septembre 1996) et doivent transférer leur souveraineté monétaire à l’Europe. Pour éviter que les dérapages d’un pays ne menacent la stabilité de l’ensemble de la zone euro, les Quinze s’entendent sur des règles de discipline et prévoient des sanctions en cas de déficit supérieur à 3 %. Le coup d’envoi à l’euro est donné les 1er- 2 mai 1998. Sa mise en place se fait à la date prévue du 1er janvier 1999 avec les onze membres de l’Union européenne, qui ont souhaité y participer (la Grande-Bretagne, la Suède et le Danemark ont décidé d’attendre) et satisfont aux critères de convergence (seule la Grèce n’est pas du lot). L’un des buts de l’unification monétaire européenne est de rendre à l’Europe unie et à la Banque centrale européenne mission de veiller à la stabilité des prix au sein de l’union monétaire et une place face à la puissance financière du dollar. Mais l’euro ne soutient pas la parité avec le dollar. L’euro ne s’impose pas comme monnaie de transaction commerciale. Au lieu de servir de contrepoids au dollar, la devise européenne facilite une américanisation de l’économie du continent. En revanche, les États de l’Union européenne peinent à harmoniser leurs politiques de lutte contre le chômage, qui touche alors 18 millions de personnes (sommet sur l’emploi en novembre 1997 à Luxembourg).
L’approfondissement n’est pas le seul problème auquel se heurte l’Union européenne : outre des oppositions internes (crise de la « vache folle », crise franco-néerlandaise à propos de la présidence de la Banque centrale européenne), l’Europe est en effet appelée à l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale. Les négociations s’ouvrent en mars 1998. Lors du sommet d’Helsinki (10-11 décembre 1999), les Quinze adoptent un texte traitant de l’élargissement et décident d’accepter les candidatures de douze pays d’Europe centrale (Estonie, Lettonie, Lithuanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Slovénie, Bulgarie, Malte, Chypre), dont les adhésions pourraient être effectives en 2004. A Nice (10-11 décembre 2000), le sommet des Quinze aboutit à un compromis limité : les grands choix concernant notamment la taille de la future Commission européenne et l’abandon du droit de veto au Conseil européen sont reportés à plus tard.
La parité entre les grands pays est maintenue en ce qui concerne le nombre de voix au Conseil des ministres, mais l’Allemagne renforce sa représentation au Parlement européen. La France, le Royaume-Uni et l’Italie n’ont plus que 78 députés au lieu de 99 pour l’Allemagne. Le seul résultat clair est l’accord sur l’élargissement de quinze à vingt-huit membres (les douze indiqués ci-dessus plus la Turquie à laquelle le sommet d’Helsinki donne le statut de « pays candidat »). Mais comment accueillir les nouveaux États sans une réforme des institutions de l’Union européenne, qui risque de devenir une simple zone de libre-échange ? Un autre débat de l’agenda 2000 concerne le budget communautaire, que les plus gros contributeurs nationaux (Allemagne, Pays-Bas) souhaiteraient limiter, à l’encontre des autres. Le financement de l’Union européenne (réforme de la politique agricole commune, fonds d’aide aux régions les plus pauvres) constitue un autre dossier essentiel, évoqué lors du sommet de Vienne (11-12 décembre 1998).
L’Europe est également secouée par la crise qui affecte la Commission présidée par Jacques San ter. La démission collective (mars 1999) illustre le renforcement des pouvoirs du Parlement européen, dont les élections sont un succès pour le parti populaire européen. L’axe franco-allemand reste solide, malgré des désaccords dans le domaine de la lutte pour l’emploi et l’orientation du nouveau gouvernement allemand (animé et dirigé par le SPD de Gerhard Schrôder et les Verts), à la suite des élections d’octobre 1998 qui voient la défaite d’Helmut Kohi. L’Europe est donc confrontée à la poursuite d’identités contradictoires : atlantique, communautaire, paneuropéenne, nationale. Plusieurs États européens conservent un rôle disproportionné à leur superficie et à leur population : le Royaume-Uni et la France ont une ambition qui ne se limite pas à l’Europe. Ils disposent d’une force de dissuasion nucléaire, d’un magistère d’influence dans le monde (par Commonwealth et francophonie interposés) et ils ont un siège de membre permanent au Conseil de sécurité, privilège que revendique d’ailleurs l’Allemagne. Par l’unification, l’Allemagne accède dans la paix à une suprématie européenne qu’elle n’a pu atteindre par la guerre, même si son influence diplomatique n’est pas à la hauteur de son poids économique. La multiplication des conflits régionaux l’amène à rendre possible la participation de la Bundeswehr à des opérations militaires de maintien de la paix hors de la zone OTAN (décision de la Cour de Karlsruhe du 12 juillet 1994) dans le cadre des Nations unies. La puissance allemande s’affirme, aussi bien dans l’Union européenne qu’à l’extérieur : avec la participation de 4 000 soldats de la Bundeswehr à l’IFOR, l’Allemagne intervient militairement hors des frontières de l’OTAN. De fait, le recentrage de l’Europe donne une place prépondérante à l’Allemagne dans l’Europe élargie.
L’implosion de la Yougoslavie en 1991 est à l’origine de conflits en chaîne dans les Balkans, qui redeviennent une poudrière. Aucun des cessez-le-feu conclus n’est respecté, et les États membres de la CEE (qui ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’envoi d’une force européenne d’interposition) en appellent au Conseil de sécurité de l’ONU (novembre 1991) et reconnaissent l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie (15 janvier 1992), puis de la Bosnie-Herzégovine (6 avril 1992). Sur les ruines de la fédération yougoslave, la Serbie et le Monténégro proclament la République fédérale de Yougoslavie (27 avril 1992), à laquelle les Serbes veulent agréger les enclaves à peuplement serbe en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, autour de Sarajevo encerclée et bombardée par les forces serbes. Tandis que la guerre civile continue et provoque – en raison de la « purification ethnique » l’exode de milliers de réfugiés, une force de protection des Nations unies (la FORPRONU) de près de 15 000 hommes, dont l’envoi dans ces zones a été décidé le 21 février 1992, doit permettre de garantir les frontières litigieuses et d’assurer l’accès de Sarajevo. Une FORPRONU II (forte de 6 000 hommes), envoyée en octobre 1992, a bien du mal à faire respecter les trêves et à protéger les convois humanitaires. Renonçant à imposer une solution militaire, l’ONU et la CEE coopèrent à la recherche d’un règlement en Bosnie. Après le rejet (octobre 1992) du plan Vance-Owen, la mise au point d’un plan de partition (Owen-Stoltenberg) constitue une victoire pour les Serbes de Bosnie, qui contrôlent la plus grande partie du territoire et qui rejettent (juillet 1994) le plan du « groupe de contact » (Etats-Unis, Russie, Allemagne, France, Grande-Bretagne, Italie). La menace de frappes aériennes par l’OTAN se révèle inefficace, et la guerre continue en présence de 44 000 Casques bleus, dont le mandat est reconduit dans l’ambiguïté (mars 1995).
A l’instigation du président Jacques Chirac, l’ONU vote le 16 juin 1995 une résolution créant la Force de réaction rapide (FRR), dont la mission consiste à appuyer les Casques bleus en Bosnie. Grâce à la fermeté retrouvée, un cessez- le-feu intervient en octobre 1995 sur l’ensemble du territoire de la Bosnie- Herzégovine. Les négociations de paix, qui ont lieu à Dayton (Etats-Unis) en novembre 1995, aboutissent à un accord ratifié à Paris le 14 décembre. La Bosnie reste un Etat aux frontières inchangées mais divisé en deux entités politiques autonomes : une fédération croato-musulmane (51 % du territoire) et une République serbe de Bosnie (49 %). La FORPRONU cède son autorité à l’IFOR (Implementcition Force), force multinationale de 63 000 hommes sous commandement de l’OTAN, avec la participation de 20 000 soldats américains.
Les Balkans restent une poudrière sous la surveillance du groupe de contact. Grâce à la présence d’une force multilatérale de stabilisation (la SFOR, qui remplace l’IFOR) sous commandement américain, mise sur pied en novembre 1996 et reconduite en juillet 1998, la paix s’installe en Bosnie, où le processus de normalisation en cours (avec élections) est ponctué par les poursuites et procès intentés contre les criminels de guerre. D’autres provinces de l’ex-Yougoslavie sombrent dans la guerre civile. C’est en particulier le cas du Kosovo, ancien berceau historique serbe (le 28 juin 1989, un million de Serbes y ont célébré le sixième centenaire de la bataille de Kosovo Polje, victoire des Turcs sur les Serbes), peuplé à 90 % d’Albanais musulmans, tentés par l’indépendance ou le rattachement à l’Albanie. Les affrontements se multiplient en 1998 au Kosovo entre les séparatistes albanais et les forces serbes, qui se livrent à l’épuration ethnique. Mais comment accepter l’indépendance du Kosovo sans menacer la fragile stabilité des Balkans ? La communauté internationale exhorte Belgrade – qui affirme qu’il s’agit d’une affaire interne – à une solution politique ; face à l’échec de la médiation, l’Union européenne décide des sanctions et l’OTAN lance une opération de représailles contre la Serbie (juin 1998). Pour faire respecter la trêve, l’OSCE déploie une mission de vérification et l’OTAN dépêche en Macédoine une force d’extraction des vérificateurs. À la suite de l’échec des négociations de Rambouillet et de Paris (février-mars 1999), l’OTAN déclenche une série de frappes aériennes sur la Yougoslavie (24 mars-10 juin 1999) pour faire céder Milosevic, accentuant ainsi l’exil des Kosovars chassés par l’épuration ethnique serbe. Milosevic finit par accepter (28 mai 1999) les conditions fixées par l’OTAN : évacuation des forces serbes du Kosovo, déploiement d’une force internationale de sécurité du Kosovo (KFOR) d’environ 50 000 hommes venant de trente pays, synchronisé avec le retrait des forces serbes, retour des réfugiés, statut d’autonomie pour le Kosovo administré par la mission des Nations unies pour le Kosovo (MINUK). Les élections générales en Serbie (24 septembre 2000) expriment le rejet de Milosevic, chassé du pouvoir le 5 octobre. La République fédérale de Yougoslavie est réintégrée dans les différentes instances internationales, surtout à la suite de l’extradition de Milosevic (juin 2001) pour être jugé au Tribunal international de La Haye. La guerre de l’OTAN contre la Serbie et l’afflux de réfugiés albanais du Kosovo suscitant des craintes quant à la viabilité de la Macédoine, l’OTAN s’engage en août 2001 dans l’opération Moisson essentielle (Task Force Harvest), afin de désarmer les rebelles albanais de l’UCK en Macédoine. La République du Monténégro est la dernière à former, avec la Serbie, la République fédérale de Yougoslavie.
En Irlande, après les manifestations et les violences de l’été 1996, un accord de paix sur l’Ulster, conclu à Belfast en avril 1998 entre protestants et catholiques d’Irlande du Nord, est approuvé par référendum en mai 1998 ; il prévoit le maintien des liens de l’Ulster avec la Grande-Bretagne, tout en favorisant le rapprochement de la province avec la République d’Irlande, avec la mise en place d’un gouvernement autonome mixte (novembre- décembre 1999).