Les effets de l'industrialisation sur les rapports de sexes: socialisation et rapports de sexes
Une nouvelle mixité :
L’industrialisation brise la répartition spatiale du travail. Non seulement les femmes cessent d’être invisibles, mais elles évoluent dans un espace mixte, avec les hommes. L’entrée en usine différencie lieu de travail et lieu de vie, la cellule de reproduction n’est plus la cellule de production. Cette nouvelle configuration modifie considérablement les rapports de sexes dans et hors le ménage.
Un nouveau rythme de vie familiale :
Au sein du couple, le quotidien se calque sur les horaires de l’usine qui, à son de sirène, impose une régularité étrangère aux paysans, sous peine de punition et d’amendes ; la vie en commun est restreinte aux heures de liberté et l’ouvrière mariée voit sa journée alourdie par les tâches domestiques qu’elle ne peut effectuer au rythme de son choix. Les heures consacrées au ménage, si la femme travaille, sont minimes, et les enfants vite mis au travail. Désormais, c’est l’apport de plusieurs salaires qui fait vivre la famille, la gestion en revient le plus souvent à l’épouse, « ministre des finances » de la classe ouvrière, alors que la loi ne lui accorde qu’en 1907 la libre disposition de son salaire.
La domination des chefs :
A l’usine, les ouvrières sont placées, le plus souvent, sous l’autorité d’hommes. Cette domination masculine peut conduire à des dérives (« droit de cuissage » des contremaîtres, harcèlement sexuel allant jusqu’au viol) ; cette violence contre laquelle parviennent parfois à s’élever des ouvrières (grève de Limoges, avril 1905) est l’expression d’un rapport de sexes et de pouvoir : l’atteinte au corps des ouvrières indique une assimilation des travailleuses à des êtres jugés inférieurs, des prostituées, voire des esclaves.
L’usine, lieu de rencontres :
Par ailleurs, les ouvrières côtoient sur leur lieu de travail des hommes de leur classe, parfois dans une promiscuité liée aux conditions de travail. La moralité traditionnelle est d’autant plus malmenée que l’urbanisation ne permet plus le contrôle des mœurs, autrefois exercé par la communauté villageoise et les autorités paroissiales. Le concubinage, les naissances illégitimes sont fréquents, mais le monde ouvrier reste très attaché à la famille. La sortie d’usine, immortalisée par les cartes postales puis les premiers films des frères Lumière (1895), est le lieu privilégié des rencontres, bonnes ou mauvaises, car la faiblesse des salaires féminins contraint certaines, surtout au début de l’industrialisation, à effectuer le « cinquième quart de journée » que constitue la prostitution. Conscients des risques encourus par leurs filles, des paysans préfèrent les faire embaucher dans des usines-couvents.
Les « couvents soyeux » :
Un contre-modèle de l’usine :
Inspirées du modèle américain de Lowell (Massachusetts), les usines-cou- vents sont créées par des patrons chrétiens, sous couvert de lutte contre l’immoralité pour appliquer, comme l’exposent les règlements, le « ressort religieux » à l’industrie. La première usine-couvent, consacrée au travail de la soie, est fondée en 1835 à Jujurieux (Ain). Au fronton de l’établissement est inscrit : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et la justice, le reste vous sera accordé par surcroît. » Ce système, répandu surtout dans le Sud-Est, connaît son apogée dans les années 1880; il périclite ensuite sous la double attaque des inspecteurs du travail, représentants d’une république laïque, et des ouvrières, moins dociles (première grève en 1896). Les couvents soyeux embauchent les filles de la paysannerie régionale, celles du Piémont, avec l’aide d’agents recruteurs, et un grand nombre d’orphelines de l’Assistance publique.
Une clôture panoptique :
La vie se déroule en général en internat, avec des sorties en fin de semaine. Le quotidien et le travail sont sévèrement réglementés : de douze à quatorze heures de travail par jour, règne du silence et de la prière, enfermement dans un espace restreint (salle de travail, dortoir, réfectoire et chapelle sont voisins), discipline de fer et surveillance permanente assurées par des laïques pour l’usine et des religieuses pour le temps « libre », absence en fait de liberté : prières, promenades contrôlées. La moralisation des ouvrières passe par la soumission des corps et des âmes. Sous contrat d’apprentissage de trois ans, elles ne reçoivent pas de salaire, car elles sont nourries et logées, mais des primes basées sur un principe d’émulation entre elles. Ces rémunérations permettent d’améliorer le quotidien des familles et de constituer une dot prisée par les paysans, sûrs par ailleurs de la moralité de leur future épouse.