L’ordre géopolitique
Il n’y a pas de société humaine sans territoire ; même les nomades en possèdent un. Le territoire est un espace possédé (pas nécessairement approprié en termes économiques), c’est-à-dire un espace qui interdit l’intrusion. Il a des limites, qui sont soit des bornes naturelles (mers, montagnes, déserts, cours d’eau), soit des frontières artificielles, lorsqu’il est sous la domination politique d’un Etat. Les bornes naturelles ont longtemps été plus résistantes que les frontières politiques : malgré la Grande Muraille, c’est par le nord et non par le sud ni par l’est que la Chine a été envahie. C’est l’indétermination de sa frontière au nord et à l’est qui a pour une bonne part été la cause de la plupart des guerres que la France a enclenchées ou subies. Inversement, le caractère insulaire de l’Angleterre et du Japon les a protégés : ces deux pays ont été plus souvent envahisseurs qu’envahis.
Chaque peuple se perçoit spontanément comme occupant le milieu de la surface de la Terre – il n’est que de voir aujourd’hui les cartes des atlas des différents pays du monde. Cette illusion du centre (sur une sphère, n’importe quelle région peut, de fait, être considérée comme centrale) produit l’orgueil ethnocentrique mais aussi un complexe d’enfermement (l’Union soviétique avait beau être, de loin, le plus vaste pays de la terre, elle se sentait entourée par trois fronts hostiles, américainjaponais à l’est, chinois au sud-est, et américaineuropéen à l’ouest).
L’Arthashastra, un traité indien de philosophie politique écrit autour du IVe siècle par Kautilya, a modélisé ces cercles géographiques qui voient s’alterner les amitiés et les inimitiés. Les voisins sont des ennemis : ils sont sur la frontière et tendent à la franchir. Les voisins des ennemis sont amis, les voisins extérieurs de ces amis sont ennemis. Les cercles de Kautilya illustrent ces principes communs selon lesquels nos amis sont ou bien les amis de nos amis ou bien les ennemis de nos ennemis, et nos ennemis, ou bien les ennemis de nos amis ou bien les amis de nos ennemis. Ainsi la Russie a-t-elle été l’amie de la France en 1914 parce qu’elle était l’ennemie de son ennemi l’Allemagne. Hien qu’islamiste, l’Iran a été pour un temps l’allié d’Israël parce qu’il avait en commun les mêmes ennemis, l’Irak et la Syrie.
La géopolitique est une discipline jeune qui a déjà beaucoup vieilli. Son utilisation par le nationalisme le plus agressif (le pangermanisme nazi, en particulier) a contribué au discrédit dans lequel elle est tombée. Sous couvert d’explication, elle donna des justifications : programme camouflé en science.
Mais plus encore que la nazisme, c’est la mondialisation qui est peut-être en train de ruiner la géopolitique. Le contrôle des marchés est, dans le cadre du capitalisme moderne, plus important que la possession des territoires. Avec la globalisation, l’espace change de sens et de dimension. C’est pourquoi on a pu parler d’une « fin de la géographie ».
Les facteurs démographiques:
Dans Les Deux sources de la morale et de la religion, Bergs on fait du surpeuplement le facteur de guerre le plus grave : « La mythologie antique l’avait bien compris quand elle associait la déesse de l’amour au dieu des combats. Laissez faire Vénus, elle vous amènera Mars ». Ce type d’explication malthusienne de la guerre par la démographie, pt spécialement par le surpeuplement, a eu une fortune considérable au XXe siècle. Elle met au jour une causalité qui semble induite par son évidence même : lorsqu’il y a un trop plein de population sur un territoire donné, il se déverse sur les territoires voisins. De même que le vent souffle des zones de haute aux zones de basse pression, les peuples plus forts numériquement vont agresser des peuples moins nombreux : les invasions ont ainsi été expliquées par cette mécanique qui articule facteur démographique et facteur économique (rareté des ressources disponibles d’un côté, plus grande facilité de vie de l’autre). On a rendu compte des croisades par des causes démographiques (l’Europe trouvant par ce biais le moyen de se débarrasser de son surplus de miséreux). Les guerres de la Révolution et de l’Empire ont pareillement été expliquées par le considérable écart démographique entre la France et ses voisins. De même, l’agressivité de l’Allemagne du second et du troisième Reich a été rapportée à une population à la fois jeune et nombreuse. Actuellement, les pays qui sont déchirés par les guerres et les violences à la fois les plus longues et les plus dures (Afrique, Moyen-Orient, Afghanistan…) sont aussi ceux où la croissance démographique est la plus forte.
Seulement, la densité et l’abondance d’une population ne sauraient à elles seules expliquer la guerre. On ne voit pas le Bangladesh surpeuplé faire la guerre à la Birmanie limitrophe relativement peu peuplée, inversement, la Libye, sous-peuplée, s’est manifestée par une agressivité particulière. Le caractère pacifique ou belliqueux d’un Etat n’est pas indexé sur la densité de sa population.
Cela dit, il est juste de préciser que la cause démographique d’une guerre ne joue pas seulement pour expliquer l’agression du grand nombre : bien des guerres primitives et antiques (l’épisode de l’enlèvement des Sabines est devenu légendaire en Europe) ont eu pour motif la capture des femmes de l’ennemi. En ce cas, c’est la rareté, voire la crainte de la rareté qui peut pousser à la guerre.
Dans le cadre des explications démographiques, c’est la théorie de la guerre-saignée qui paraît la moins bien fondée. Entre tant d’autres, Montaigne comparait la guerre à une saignée : à l’époque, on croyait, en effet, que l’homme pouvait souffrir d’une surabondance de santé et donc qu’il convenait de le débarrasser d’un excès de sang… Fichte justifiait la guerre par des arguments populationnels : la guerre selon lui prévient la prolifération de l’espèce humaine…
Plus sérieuse est la thèse qui prend en compte l’âge moyen d’une population. Une population vieillissante a tendance à être moins agressive qu’une population jeune : la guerre, en effet, n’est pas une occupation de retraités…
Les facteurs politiques:
Si les sociétés sans État connaissent la guerre, l’apparition de l’État a fait subir à celle-ci un bond qualitatif. Les guerres entre les empires de l’Antiquité sont incomparablement plus amples, donc destructrices, que les guerres coutumières pratiquées par les sociétés traditionnelles. L’armée, cette structure inhérente à l’Etat, apparaît en même temps que la politique : une instance de pouvoir se détache alors de la société. Le soldat dont la fonction est de faire la guerre remplace le guerrier dont c’était la mission. L’existence d’une classe (ou d’une caste) militaire au sein de la société est à la fois un effet et une cause de la guerre. Paradoxalement, l’apparition de la structure militaire comme force autonome entraîne une démilitarisation de la société (il faudra attendre le XXe siècle pour assister, avec les guerres totales, à sa remilitarisation).
Selon Georges Dumézil, c’est la caractéristique des sociétés indo-européennes que d’avoir été gouvernées par la tripartition fonctionnelle entre la religion (les prêtres), la guerre (les guerriers), et le travail de production (les paysans et artisans). Cette tripartition gouverne l’idéologie des sociétés indo-européennes depuis l’Antiquité jusqu’à l’aube des temps modernes (la société médiévale distinguait les oratores, qui prient, les bellatores, qui combattent, et les laboratores, qui travaillent)1. Platon, qui donne une justification philosophique à la tripartition fonctionnelle dans La République, considère que l’état de guerre est l’état nécessaire et permanent dans lequel se trouvent les cités les unes par rapport aux autres seule la sédition, la guerre intestine est un mal qu’il convient d’éliminer. Rousseau, qui ne croyait pas en l’existence de guerres primitives, voyait dans l’inégalité des forces entre les Etats la source de la guerre, comme il voyait dans l’inégalité des forces entre les individus à l’état civil la source de la violence. Politique, la guerre l’est en effet dans sa finalité ultime qui réside dans l’affirmation d’une suprématie (c’est-à-dire d’une hiérarchie de pouvoir) revendiquée.
Mais la guerre peut être politique du point de vue de la société même qui s’y engage. Montchrestien, l’inventeur de l’expression « économie politique », compare la guerre à une purgation. De même que l’organisme se purge d’une maladie, le corps de la république se débarrasse par la guerre de tous ses mauvais sujets, « larrons, fainéants, mutins », car les lois sont des toiles d’araignée seulement tendues pour les mouches. On trouve une idée analogue chez des auteurs plus récents comme Max Weber : la violence politique externe serait le pendant du processus de coercition et de pacification interne aux sociétés. Or cette exigence d’unité et donc d’unification a sans doute commencé avec la société humaine elle-même.
L’inconvénient de la très célèbre définition de Clausewitz la guerre comme « politique continuée par d’autres moyens » est qu’elle lie la guerre à l’État puisqu’il n’y a pas de politique, à proprement parler, sans l’organisation étatique de la vie publique. Or les sociétés sans Etat, comme l’a montré Pierre Clastres, non seulement connaissent la guerre mais lui attachent une importance vitale. C’est parce qu’elle tend à constituer une unité indivise que la société primitive cultive par la guerre la séparation d’avec les sociétés voisines. « En son être, écrit Pierre Clastres, la société primitive veut la dispersion, ce vouloir de la fragmentation appartient à l’être social primitif qui s’institue comme tel dans et par la réalisation de cette volonté sociologique. En d’autres termes, la guerre primitive est le moyen d’une fin politique1 ». On voit ici comment l’anthropologue inverse le sens classique lié au terme de « politique » : la société primitive est d’un même mouvement une société contre l’Etat et une société pour la guerre elle fait la guerre pour empêcher la constitution d’un Etat qui lui ferait perdre son identité, et cette stratégie (efficace, puisque les sociétés primitives sont restées sans Etat) est de nature politique.
Si la société primitive, selon Pierre Clastres, est une société pour la guerre, ce n’est pas en vertu d’un hypothétique instinct d’agressivité, mais à cause d’une nécessité universelle : les sociétés humaines refusent de renoncer à leur identité au profit d’une unité englobante (pour les sociétés primitives, l’État est cette unité englobante) : « La société primitive ne peut subsister sans la guerre. Plus il y a de la guerre, moins il y a de l’unification et le meilleur ennemi de l’État, c’est la guerre. La société primitive est société contre l’État en tant qu’elle est société-pour- la-guerre ». La guerre est contre l’Etat!
Il est frappant de voir qu’un certain nombre de guerres contemporaines retrouvent cette dimension occultée de l’Histoire (puisque, des empires universels de l’Antiquité à l’Amérique actuelle, ce sont pratiquement toujours des États qui font la guerre à d’autres États) : les guerres de l’ex-Yougoslavie et celles qui depuis une vingtaine d’années ravagent une bonne partie du continent africain sont des guerres contre l’État. Du moins des guerres menées en vue de la destruction d’un Etat par des forces qui ne sont pas elles-mêmes de nature étatique.
Le rapport de la guerre à la politique serait moins un rapport de moyen à fin (selon une interprétation possible de la célèbre définition de Clausewitz) qu’un rapport de fin particulière (skopos en grec) à fin générale (télos en grec).