L'évolution de la condition féminine de 1870 a 1914 : les combats des femmes pour l'égalité des sexes
Luttes individuelles et collectives :
Des négociations aux infimes traces :
Le consentement des femmes – résignation ou bonheur ? – à leur situation est impossible à évaluer. 11 en est de même des résistances individuelles, ponctuelles au fil des jours, des négociations au coup par coup, des accords tacites ou exprimés au sein des couples qui fonctionnent davantage sur l’entente qu’en fonction d’un cadre juridique. Ces parcours de combattantes individuelles, parfois individualistes, apparaissent au gré des archives, dans des journaux intimes, des lettres ou à l’occasion d’une mise à jour exceptionnelle du quotidien (affaire judiciaire, internement, suicide).
D’autres subvertissent l’ordre établi en pénétrant, individuellement, dans des mondes interdits à leur sexe, celui des arts, de la peinture (en 1900, les femmes obtiennent le droit de s’inscrire à l’École des beaux-arts); elles sont nombreuses, même si la postérité n’a retenu que quelques noms (Berthe Morisot [1841-1895], Rosa Bonheur [1822-1899], Suzanne Valadon [1867- 1938]…), de la sculpture (Camille Claudel, [1864-1943]), de la création littéraire (Rachilde [1860-1953]), Gyp [1849-1932], Anna de Noailles [1876-1933]) ; ces écrivaines succèdent à celles du romantisme (Louise Colet [1810-1876], Marceline Desbordes-Valmore [1786-1863], Delphine Gay [1804-1855]). Toutes s’imposent, non sans difficultés, dramatiques parfois, par leur talent. Femmes dites exceptionnelles, elles lézardent le mur des résistances masculines et ébranlent les partis pris, préparant le passage à d’autres femmes, sans du reste l’avoir toujours consciemment voulu. Le monde de la musique demeure fermé aux créatrices, cantonnées à la sage reproduction de la musique d’agrément, tout comme celui, viril, de l’architecture. Ces assauts redonnent sans cesse de la vitalité à l’antiféminisme.
Ces brèves de vie sont rares et, bien plus souvent, le silence entoure les femmes. Leurs combats doivent être collectifs pour laisser davantage de marques : grèves de femmes, associations féminines, organisations et manifestations féministes expriment leurs refus et leurs revendications. Le nouveau régime favorise la reprise de parole et la lutte de femmes qui ne représentent pas toutes les femmes.
L’essor du féminisme :
Ébauché vers la fin du second Empire, en appui sur la pensée du droit des femmes (Maria Deraismes, John Stuart Mill [1806-1873], en réaction contre le positivisme et le scientisme), le féminisme, identifiable dans sa singularité, constitue une force malgré son absence d’unité. L’usage du mot, synonyme d’émancipation, s’impose dans les années 1890; le féminisme connaît alors et jusqu’en 1914 sa « belle époque ».
Deux courants dominent le féminisme sans le résumer : le courant réformiste, majoritaire, travaille à l’amélioration de la condition des femmes, en voulant une modification de leur statut juridique ; le courant radical, minoritaire et avant-gardiste, réclame une égalité totale qui suppose une complète transformation des rapports de sexes. Les féministes se regroupent : Ligue française pour le droit des femmes (LFDF, 1882, Richer), Société française pour l’amélioration du sort de la femme et la revendication de ses droits (SASFRD, 1886, Deraismes), Groupe français d’études féministes (GFEF, 1898, Oddou-Deflou), Conseil national des femmes françaises (CNFF, 1901) ; elles diffusent leurs idées par des conférences, par une presse active (Le Droit des femmes, 1876, La Citoyenne, 1881, La Fronde, 1887, L’Action féminine, 1902…) et renouvelée, en raison de la courte durée de vie de la plupart des journaux féministes (trente-cinq créations entre 1871 et 1914), voire par des actions d’éclat. Des catholiques, d’une morale rigide, favorables à la maternité et la femme au foyer, sont sensibles aux revendications des droits des femmes sur le travail et l’éducation; en 1886, Marie Maugeret (1844-1928) crée la Société du féminisme chrétien et la revue Le Féminisme chrétien. La diversité des positions n’empêche donc pas les rencontres et les échanges, mais les positions extrémistes, elles, entraînent des ruptures : l’affaire Dreyfus (1898) voit le féminisme chrétien, non représentatif des catholiques, afficher son antisémitisme et se marginaliser; Marguerite Durand (1864-1936) refuse la participation de Marie Maugeret aux tribunes de La Fronde, comme celles de l’écrivaine antisémite Gyp.
Cet essor s’inscrit dans une dynamique internationale qui souligne, du reste, le retard des Françaises ; des congrès féministes internationaux revendiquent les droits civils, le droit au travail, l’accès à un enseignement de qualité, les droits civiques.
Les réformes prioritaires :
Éduquer les femmes :
L’infériorité féminine est dénoncée sans cesse comme le résultat d’un manque d’instruction; Marguerite Durand y voit même la cause des antagonismes entre les deux sexes. Aussi la réforme de l’éducation et de l’enseignement est-elle regardée par les féministes comme indispensable à la marche vers l’égalité. Elle doit permettre à la fois de sortir les femmes de l’ignorance, de les soustraire à l’influence de F Eglise et à sa vision conservatrice de la différence des sexes, et de donner une formation professionnelle qui débouche sur une indépendance économique et mettrait fin au recours forcé des plus pauvres à la prostitution.
Les politiques ne font pas la sourde oreille à ces demandes, car la République veut éduquer ses filles; ils sont donc favorables aux réformes. Mais celles-ci ne visent pas à l’émancipation féminine, à l’instauration d’un enseignement identique pour les deux sexes, elles veulent mettre fin au rôle de l’Eglise qui contrôle l’éducation féminine.
Les projets sont lents à aboutir : le 21 décembre 1880, la loi Camille Sée, repoussée pendant deux ans par le Sénat, ouvre les lycées aux filles pour leur donner un enseignement laïque qui corresponde à ce que la République attend des femmes : elles doivent être des mères capables d’éduquer le futur citoyen en lui inculquant les valeurs défendues par le régime, il n’est pas question d’en faire des femmes intellectuelles ; les matières nobles – le latin, le grec, la philosophie – restent l’apanage des hommes ; les lycéennes doivent, en mathématiques et en sciences naturelles, se contenter de notions de base. Elles suivent aussi des cours d’hygiène, d’économie domestique, de travaux d’aiguille. Un diplôme sanctionne la fin du cursus, sans leur ouvrir l’accès aux universités. En 1900, la France compte 29 lycées et 41 collèges de jeunes filles.
Réformer le Code civil :
Les féministes (Hubertine Auclert, Marguerite Durand, Nelly Roussel [1878-1922], Caroline Kauffmann [1840-1926]) revendiquent les droits civils, posés comme prioritaires depuis la fin du second Empire ; le centenaire de la promulgation du Code civil stimule le combat et les actions d’éclat : brûler le Code, multiplier les manifestations. Assez bien perçue par l’opinion publique, soutenue par des parlementaires, la demande de réforme se heurte à ¡’opposition de la majorité des élus, surtout à celle des sénateurs conservateurs, qui veulent préserver l’autorité maritale, et à celle des cléricaux. Mais, les féministes peuvent s’appuyer sur un fort courant divorciaire qui porte ses fruits en 1884.
Le grignotage de l’arsenal juridique du Code civil modifie les rapports de sexes, laisse espérer une marche vers l’égalité et ébauche une citoyenneté sociale.
Conquérir de nouveaux métiers :
La formation, nécessaire aux nouvelles activités des femmes, fait doucement passer une poignée d’entre elles des travaux de femmes aux métiers de femmes. Certaines parviennent même à exercer des professions jusqu’alors exclusivement masculines (avocate, médecin).
Les infirmières :
Nouveau mais ancré dans une tradition ancestrale, tel est le métier d’infirmière. Rejetées des soins médicaux par des décrets du XIVe siècle, les femmes sont demeurées dans la famille auprès des malades comme soignantes grâce à leurs « qualités féminines » (patience, douceur, abnégation). Aux côtés des médecins hospitaliers se campent les religieuses, soignantes des âmes et des corps, attachées à leurs prérogatives, d’où des relations tendues avec le corps médical. Mais les progrès de la médecine transforment, petit à petit et de façon bien inégale, les hôpitaux en lieux de soins. Les religieuses, aidées par des filles de salle incultes, ne sont pas formées à la médecine ; les progrès de l’hygiène, la révolution pasteurienne se heurtent à leurs pratiques. A ces causes d’éviction objectives s’ajoutent des raisons politiques. La République, dont les médecins sont l’un des fers de lance, et sa défense de la laïcité ne peuvent accepter l’omniprésence des religieuses et leur emprise sur les malades. Ainsi naît la profession d’infirmière, dont la formation incombe à l’Assistance publique. Elle propose des cours du soir donnés par des médecins et des internes (1878 : la Salpêtrière et Bicêtre; 1880 : la Pitié; 1895 ; Lariboisière). Essentiellement parisiens, ces cours aux programmes lourds, et souvent mal adaptés, sont en nombre insuffisant. En 1907 s’ouvre à la Salpêtrière la première école d’infirmières, qui allie les cours médicaux, intégrant les nouvelles techniques de la radiologie, et les cours de cuisine et de service domestique. Le cursus de deux ans soumet les élèves à une dure discipline afin d’en faire des assistantes soumises à la volonté des médecins qui, débarrassés de l’autoritarisme des religieuses, rétablissent ainsi une hiérarchie conforme au genre. Les institutrices
La percée des femmes dans l’enseignement accompagne l’extension de l’instruction publique. Les écoles normales, monde clos qui fait ressembler ses élèves à des congréganistes, forment en trois ans des jeunes filles pour l’école de la République. Comme dans le cas des infirmières, les institutrices prolongent la mission naturelle des mères : les unes soignent, les autres éduquent. Un tel fondement est propice à l’assimilation de ces professions à des vocations. Celles-ci s’accommodent de l’oubli de soi, de maigres salaires et sont incompatibles avec l’ambition, la notion de carrière et les revendications professionnelles. La vocation au féminin ressemble étrangement au sacrifice; certaines le disent, s’assimilant à des sœurs de charité laïques.
Seconde similitude avec le métier d’infirmière, l’enjeu politique. Il s’agit dans les deux cas de faire reculer l’emprise de l’Église et d’accélérer la laïcisation de la société.
Celle de l’enseignement permet d’inculquer les valeurs de la République aux enfants : en chaque garçon sommeille un bon citoyen républicain, en chaque fille une mère, éducatrice du bon citoyen ; la nuance est d’importance. De ce fait sans doute, aucun surnom glorifiant ne s’applique aux institutrices, qui pourtant accomplissent dans des conditions souvent difficiles leur travail, dans les villages reculés, dans la solitude face à une communauté villageoise souvent méfiante, voire hostile sous l’influence du curé, à la venue d’une « étrangère ». A une rivalité idéologique s’ajoute une rivalité de genre : le savoir des femmes est ridiculisé, il est comparé à celui des sorcières, les qualités des hommes sont chez elles excès et démesure. Nombre d’institutrices insistent sur la dureté des inspecteurs ; mais la solidarité féminine est souvent illusoire et ne résiste pas aux heurts hiérarchiques : des institutrices se plaignent du mépris des directrices.
Les instituteurs, ces « hussards de la République », reçoivent de préférence la charge des classes de garçons et celle des classes les plus élevées. Au premier Congrès de l’enseignement en 1889, l’idée selon laquelle les femmes ne peuvent former que des femmes est réaffirmée, leur enseignement ferait des garçons « des femmelettes » inaptes à faire leur devoir.
Les vendeuses :
L’embauche dans les grands magasins croît avec leur succès (en 1910, 4500 personnes au Bon Marché, 4000 au Louvre, 2500 à la Samaritaine). Bien que les femmes soient minoritaires, essentiellement engagées comme ouvrières dans les ateliers, la féminisation de ce secteur est croissante et la demande supérieure à l’offre (8000 demandes annuelles adressées à chaque grand magasin). Les demoiselles de boutiques de mode et de nouveautés de la première moitié du XIXe siècle s’effacent au profit des vendeuses de magasin, souvent d’origine provinciale; l’employeur exige la jeunesse, l’expérience — souvent donc familiale -, des qualités morales, un physique agréable, sans beauté excessive, pour attirer les clients. Les vendeuses doivent être célibataires, loger le plus souvent au-dessus du magasin, rentrer au plus tard à onze heures du soir, être disciplinées, pour ne pas dire soumises. Leur seul mot d’ordre est vendre, une nécessité absolue pour leur patron et pour elles qui sont rémunérées, le plus souvent, au pourcentage, la guelte (de 0,5 % à 3 %), qui instaure entre les vendeuses une concurrence. Leurs conditions de travail sont pénibles : lourdeur des horaires (dix heures par jour, plus encore en période de « réclame »), pénibilité du travail (intempéries, fatigue de la station debout sans possibilité de s’asseoir avant la loi des sièges du 29 décembre 1900). Le patronat oscille entre le paternalisme, qui infantilise les employées, et la répression, qui se solde par des renvois au plus petit manquement au règlement, aux ordres de leurs supérieurs, longtemps uniquement des hommes qui occupent les meilleurs postes, surtout celui, tant craint, d’inspecteur. Pourtant, ces emplois sont convoités et le consentement à cette situation l’emporte sur les révoltes, sporadiques et le plus souvent individuelles; les vendeuses sont peu grévistes.
Les employées de bureau :
Autre secteur qui offre de nouveaux emplois aux femmes ; le monde des bureaux, masculin jusqu’au tournant du siècle; « rond-de-cuir » n’a pas de féminin. La féminisation des bureaux est indéniable avant la Première Guerre mondiale (en 1911, 22 % des employés de bureau sont des femmes) ; elle est permise par l’arrivée de la machine à écrire et par la désaffection masculine pour ces emplois dont les salaires stagnent. En revanche, les conditions de travail du monde des cols blancs, préférables à celles de l’usine, attirent les filles des petits commerçants et des membres de la petite bourgeoisie, touchés par la crise de 1880 et bien en peine de doter leurs descendantes.
Ces jeunes filles sont encore peu nombreuses à avoir bénéficié d’une véritable formation comme celle de l’école privée Pigier, inspirée du modèle américain, copiée ensuite par des écoles ouvertes par les fabricants de machines à écrire (Remington, 1884). Les écoles professionnelles Élisa Lemonnier forment, elles aussi, à la dactylographie. Les filles de la petite bourgeoisie sont, dans les années 1900, rejointes par des femmes peu instruites, qui fuient les métiers de la couture et leur saison morte et que l’on accuse d’abaisser le niveau de qualification des employées.
L’introduction de la machine à écrire modifie la représentation de l’écriture qui devient une simple reproduction, un domaine qui échoue aux femmes et à leurs qualités innées. Les textes de l’époque conviennent que cet emploi présente au moins l’avantage de faire travailler les femmes assises et de les maintenir dans leur passivité naturelle ; il ne peut convenir à la nature masculine active. Les femmes passent, dans une filiation symbolique, du clavier de leur piano à celui de la machine à écrire. La dévalorisation par le féminin d’un travail monotone justifie, elle, la faiblesse des salaires.
Les « demoiselles des postes et du téléphone » :
Sous la IIIe République, la poste se développe et étend ses activités. Les créations d’emplois provoquent une féminisation de ce secteur, encouragée par l’État en raison, d’une part, de l’augmentation de la demande, à laquelle ne répondent pas les hommes, et, d’autre part, des maigres salaires féminins (à travail égal, 30 à 40 % de moins que ceux des hommes). Les « dames des postes », uniquement receveuses de petits bureaux jusqu’en 1877, investissent tous les domaines (télégraphe central : 464 femmes en 1883, Caisse d’épargne à partir de 1884, téléphone, avec concours, à partir de 1890). D’origine modeste, parfois de la petite bourgeoisie, ce qui représente un déclassement, ces femmes travaillent donc par obligation, ce qui n’exclut pas pour ces célibataires des arrière-pensées de stratégie matrimoniale. Mais le poids du travail qui additionne le service déclaré et le service tu ( 17 heures, pas de congé) nuit à la vie de famille; les unions matrimoniales achoppent sur les désirs incompatibles des hommes et des femmes : ceux-ci refusent d’épouser une femme qui travaille, celles-là ne veulent pas descendre l’échelle sociale en se mariant avec des ouvriers. Au quotidien, ce fort taux de célibat (à la fin du siècle, deux postières sur trois, entre 40 et 50 ans, sont célibataires) est synonyme de solitude et de pauvreté, et fait des « dames des postes » des proies faciles du harcèlement sexuel.
À la fin du siècle, les hommes veulent freiner la féminisation (pétitions et grèves des commis auxiliaires entre 1887 et 1893) ; dans les années 1895, elle devient objet de débats parlementaires au cours desquels sont réactivés les leitmotivs des opposants au travail féminin ; au nom de la patience, de la douceur et de la résignation naturelles des femmes, des députés se déclarent favorables à la féminisation de ce secteur. L’emploi exclusif des femmes au téléphone masque la question de l’inégalité des salaires et de la faiblesse des salaires féminins. Le résultat de cette campagne est de cantonner les femmes au téléphone, sans aucun espoir de promotion dans une branche qui se singularise pourtant par la grande stabilité de son personnel.
Les revendications des femmes au travail :
Améliorer leurs conditions de travail, faire reconnaître leurs droits en ce domaine, accéder à des emplois que les hommes se réservent, faire augmenter les salaires, instaurer un salaire minimum, des congés et des allocations de maternité, imposer entre travailleurs et travailleuses l’égalité salariale à emploi égal, affirmer la liberté de travail et de syndicalisation, créer des syndicats féminins et des syndicats mixtes, sont des objectifs prioritaires dans le cadre de la professionnalisation croissante des femmes.
Face à l’apparition de nouveaux métiers pour les femmes, celles-ci, et plus encore les féministes, insistent sur la nécessité d’une véritable formation. Ainsi, Marguerite Durand, Malvina Levy et le journal La Fronde donnent l’impulsion nécessaire à la formation, en décembre 1899, de la Chambre syndicale des femmes sténodactylos qui, en 1900, adhère à la Bourse du travail. Il s’agit d’un syndicalisme élitiste, pointilleux sur la qualification professionnelle de ses adhérentes et qui espère faire aussi office de bureau de placement.
Les féministes défendent la féminisation des Postes et Télégraphes. L’entrée des femmes dans l’Association générale des agents, principale organisation des commis, créée en 1900, ne parvient pas à faire accepter cette féminisation.
Les féministes mènent la campagne qui aboutit à la loi des sièges de 1900 : elle rend obligatoire un temps de repos assis pour les vendeuses.
Les institutrices sont, elles, très actives dans leur lutte. Leur conscience de genre semble d’emblée plus forte et elles en appellent à la solidarité des femmes mais aussi à la solidarité de corps, corps abstrait s’il en est.
Dans le secteur secondaire, les revendications en matière de travail se heurtent à la forte résistance, voire à l’opposition du mouvement ouvrier.
Les atermoiements du mouvement ouvrier :
L’introduction puis l’impact grandissant du marxisme en France ébranlent, par l’analyse de ¡’exploitation de l’homme par l’homme, les présupposés antérieurs, qui construisent les rôles sexués sur le concept de nature, sans toutefois les faire disparaître. Les positions contradictoires et les silences des congrès syndicaux et socialistes rendent compte de ces ambiguïtés et des distorsions entre les stratégies des appareils, conscients de la force que représentent les femmes, et l’attachement de la base à une représentation traditionnelle des sexes. En 1876 encore, le Congrès ouvrier de Paris affirme que « la place naturelle de la femme est au foyer domestique ».
Lors de la réunion à Marseille en 1879 du Congrès ouvrier socialiste, au cours duquel le mouvement ouvrier décapité après la Commune se reconstitue, la tendance guesdiste analyse la situation du prolétariat en termes de classe. Une séance est consacrée à « la femme ». Présente avec six autres femmes, la féministe Hubertine Auclert est invitée non en tant qu’ouvrière mais en tant que « femme, c’est-à-dire exploitée, esclave déléguée de neuf millions d’esclaves » ; elle fait accepter, grande première, le principe de l’égalité des sexes, ce qu’elle n’était pas parvenue à faire admettre par le Congrès international des femmes de 1878.
Immortel, le Congrès, ainsi qualifié par Jules Guesde (1845-1922), aurait donc pu l’être aussi pour les femmes s’il ne reposait sur un quiproquo. Pour les socialistes qui, certes, rompent sur la question des femmes, comme sur bien d’autres points, avec la pensée de Proudhon et clament « Femmes et prolétaires de tous les pays, unissez-vous » (L’Egalité, mars 1880), l’égalité homme-femme est un principe qui ne deviendra une réalité que par l’avènement de la société socialiste; elle seule mettra fin à l’inégalité entre les sexes, produite par le capitalisme. Il faut donc que les femmes attendent « le grand soir » et participent activement à son avènement. La position des féministes qui veulent des mesures immédiates est regardée comme une attitude réformiste et est donc condamnée par les socialistes. La rupture est consommée au Congrès de la région Centre en juillet 1880; Jules Guesde y proclame que l’émancipation de la femme ne peut donner lieu à aucune revendication actuelle, puisqu’elle est entièrement subordonnée à l’émancipation du travail, aux transformations collectivistes de l’éducation des enfants.
Le recul du guesdisme et les scissions entre collectivistes et mutuellistes ne modifient pas le rapport entre féminisme et socialisme : la question des femmes devient un prétexte pour opposer réformistes et révolutionnaires. Aucune action concrète ne s’ensuit et les revendications des femmes sont dénoncées comme relevant d’un féminisme bourgeois. La féministe Maria Pognon proteste contre cette appellation.
La théorie du féminisme bourgeois, terme qui désigne en fait, dans la bouche de ceux qui l’emploient, tout féminisme, conduit à penser le prolétariat au masculin et doit contribuer à éloigner les femmes socialistes des organisations féministes. En 1880, l’Union des femmes, créée par des féministes socialistes, revendique le droit au travail et les droits civiques et civils, tout en affirmant qu’ils n’adviendront qu’avec le socialisme. En 1890, la Solidarité des femmes reprend les mêmes thèmes. En 1899, le Groupe féministe-socia- liste, subordonné aux socialistes et dont l’existence est éphémère, se donne pour objectif le développement de la conscience de classe des femmes de la classe ouvrière et leur organisation sur une base socialiste. En 1907, la première Conférence internationale des femmes socialistes de Stuttgart décide que « les femmes socialistes ne doivent pas s’allier aux féministes de la bourgeoisie ». En 1913, des femmes socialistes constituent le Groupe des femmes socialistes (Louise Saumoneau i 1875-1850]). Le terme féministe a donc disparu, malgré la présence au sein du groupe de féministes et l’élection de certaines à la commission exécutive (Marie Bonnevial [1841-1918], Hélène Brion [1882-1962|, Maria Vérone [1874-1938]).
Une lecture sexuée de la liberté syndicale :
La loi Waldeck-Rousseau accorde en 1884 la liberté syndicale mais le Code civil est, lui, toujours en vigueur, soumettant les épouses à l’autorité de leur mari. La résistance des ouvriers à cette éventuelle atteinte à leur pouvoir est forte : ainsi, les associations du nord de la France exigent même que les femmes demandent par écrit et par l’intermédiaire de leur mari ou de leur père le droit de prendre la parole ; du reste, la prise de parole des femmes s’accompagne souvent de moqueries les encourageant peu à user de leur droit; en outre, responsabilités et postes de direction leur demeurent fermés.
Ce contexte explique en partie que les femmes se soient peu syndiquées, ne mettant pas à profit cette citoyenneté sociale ; les charges familiales, le poids des cotisations ont aussi contribué à leur faible syndicalisation. L’ostracisme masculin a renforcé le combat de certaines pour conquérir les syndicats ou créer des syndicats féminins (1876-1878, fondation des Chambres syndicales des dames réunies), seuls véritables défenseurs des travailleuses, qui cherchent à améliorer par des cours aux Bourses du travail la qualification féminine. A partir de 1878, les féministes organisent des congrès, parfois internationaux, sur le travail des femmes ; en 1907, l’Office du travail féminin de Marguerite Durand réunit un Congrès du travail féminin, où sont présents une cinquantaine de syndicats de femmes, mais des dissensions internes se font jour. De plus, le féminisme n’a pas attiré à lui les travailleuses ; leurs conditions matérielles, qui expliquent en partie la faible syndicalisation, jouent à l’identique; elles sont par ailleurs difficiles à atteindre par des féministes de la bourgeoisie. Les ouvrières n’entendent pas, ou qu’exceptionnellement, parler des droits des femmes; englouties par la lourdeur de leur quotidien, elles ne voient pas dans le travail un moyen d’émancipation. Leur conscience de genre est inexistante ; or elle est une condition préalable et indispensable à toute démarche féministe.
En 1913, l’affaire Courriau mesure l’écart entre droit des femmes et pratique ; typographe dans une imprimerie de Lyon, Emma Courriau, mariée à un collègue, se voit refuser son adhésion au syndicat ; son époux est, quant à lui, exclu de sa section syndicale dont les statuts interdisent à un syndiqué de laisser son épouse exercer le métier de typote. Tous deux sont réintégrés sur l’intervention de la CGT, face à l’ampleur du scandale, orchestré par les féministes. À noter que, fidèle à la ligne qui fait de lui un groupement de classe, le Groupe des femmes socialistes refuse de prendre parti, désireux de ne pas contrarier ses camarades masculins opposés à la syndicalisation des femmes.
En dehors du monde ouvrier, la syndicalisation des femmes est tout aussi peu concluante ; elle est tardive et très minoritaire : en 1904, 1 000 femmes sont adhérentes à l’Association générale des agents comptables, contre 7 267 commis.
L’ambiguïté de la protection sociale des femmes :
La dénonciation des dures conditions de travail des femmes par des femmes rejoint celles d’hommes de pouvoir (médecins, hygiénistes, philanthropes, puis députés républicains); elle conduit à la mise en place d’une législation protectrice. Ces mesures, que l’on appellerait aujourd’hui discriminations positives, sont une amélioration non négligeable de la condition des ouvrières, seules concernées par ces lois qui oublient toutes les autres travailleuses, pourtant numériquement majoritaires mais peu visibles. Ces réglementations du travail ne manquent pas d’ambiguïté. Elles font partie d’un train de réformes qui concernent à la fois les femmes et les enfants, preuve que les législateurs les assimilent et veulent mettre en avant une féminité faible et fragile, argument qui, à l’évidence, ne travaille pas à l’égalité entre les sexes mais renforce leur construction traditionnelle. En outre, la genèse et l’application de ces lois révèlent que ce n’est pas la femme qui est protégée mais la mère potentielle, donc l’enfant à naître et, par extension, la race, sur laquelle la jeune anthropologie insiste à la fin du siècle, contribuant à renforcer la théorie de la dégénérescence, jugée entre autres responsable de la défaite française de 1870. L’hypocrisie des discours apparaît clairement dans la loi de 1892 : alors que le travail de nuit des femmes de la presse, par exemple, est interdit, devenant ainsi une exclusivité masculine dans un secteur qui résiste à l’entrée de femmes, les infirmières sont autorisées à travailler de nuit dans un domaine féminin, dans la pure tradition de la femme soignante par nature. Cette loi, largement défendue par les parlementaires qui furent ouvriers, tel Martin Nadaud, et les catholiques monarchistes, ne concerne en fait que 4000 femmes et est de plus mal appliquée, mais elle est importante pour l’avenir du travail des femmes : elle instaure dans la législation la catégorie « travail des femmes », chevillée à une conception de la féminité qui permet, sous couvert de protection, d’exclure les femmes d’une partie du marché de l’emploi. Certaines féministes en sont pleinement conscientes. La sexuation du travail est donc confortée; mais c’était sans compter sur l’évolution économique, qui réclame la présence des femmes, et sur leurs luttes pour intégrer, par choix, goût ou nécessité, tous les métiers.
Le mouvement suffragiste :
Un suffrage universel toujours masculin :
L’instauration de la IIIe République rend criante la contradiction entre les fondements théoriques du régime et l’exclusion des femmes de la citoyenneté. Cette contradiction ne heurte du reste pas les politiques, occupés à débattre sur le mode de scrutin, voire les anarchistes et socialistes, attentifs à la réelle pertinence du suffrage « universel », considéré comme une soupape retardant la révolution. Que l’« universel » soit uniquement masculin ne trouble donc pas les consciences. Pourtant, alors que les droits politiques ne sont pas au programme du Banquet pour le droit des femmes, première manifestation féministe de la jeune République, organisé en 1872 par Léon Richer, le suffragisme reçoit, par un message envoyé à la presse à l’attention des organisateurs du Banquet, le soutien précieux de Victor Hugo : « Il y a des citoyens, il n’y a pas de citoyennes. C’est là un état violent, il faut qu’il cesse. »
L’ordre moral établi à partir de 1873 contraint les féministes suffragistes à la prudence; l’Association pour le droit des femmes (ADF) se cache derrière une étiquette philanthropique, la Société pour l’amélioration du sort des femmes (SASF); elle a tôt fait de négliger l’objectif suffragiste. Interdite en décembre 1875, l’association disparaît jusqu’en 1878.
Hubertine Auclert, première suffragette :
Une nouvelle génération prend la relève à la tin des années 1870; elle ne renouvelle pas la pensée suffragiste, en héritière fidèle de Maria Deraismes, mais elle n’accepte plus la politique « des petits pas » et opte pour une méthode radicale.
Hubertine Auclert est la figure de proue de cette radicalisation, ce qui lui vaut, plus encore qu’à Jeanne Deroin, d’être regardée par l’Histoire comme la première suffragette française. Le mot « suffragiste » désigne les militantes modérées des droits civiques des femmes, « suffragette », les radicales qui ont recours à des actions d’éclat, ce qui permet à leurs détracteurs de les comparer dans les années 1900 à leurs consœurs anglaises, bien plus virulentes en fait que les Françaises.
Hubertine Auclert se sépare de L’Avenir des femmes, dont elle fut pendant trois ans la secrétaire, car elle veut donner la priorité à l’obtention des droits civiques et, bien que républicaine, refuse que l’émancipation des femmes dépende des aléas de la politique. Elle fonde la société Le Droit des femmes en 1877, qui devient en 1883 Le Suffrage des femmes; précurseuse des Anglaises, elle opte pour une stratégie voyante et provocatrice : non-paiement des impôts (« Je ne vote pas, je ne paie pas »), candidature électorale, émission d’un timbre féministe, refus de répondre au recensement de la population, enterrement des droits des femmes le 14 juillet 1881 par la première manifestation féministe depuis la Commune, renversement d’une urne dans un bureau électoral… Cette multiplication des actions à partir de 1880 oblige la presse à évoquer les droits civiques des femmes, en des termes parfois d’une étonnante misogynie : Le Figaro s’interroge pour savoir si, après les femmes, les bœufs voteront. En 1881, Hubertine Auclert crée le bien-nommé journal La Citoyenne. À la tête d’un groupuscule, elle demeure isolée, marginale et consciente de l’être, ce qu’elle accepte dans une vision avant-gardiste teintée de mysticisme. Mais son action sensibilise l’opinion publique, et le suffragisme reçoit des soutiens, provoquant même l’inattendue conversion d’Alexandre Dumas fils, qui se prononce en faveur du vote des femmes. En 1884, Hubertine Auclert part en Algérie où son compagnon Antonin Levrier, devenu à l’occasion de ce départ son mari, est nommé juge de paix. Elle laisse la direction de La Citoyenne, qui périclite sous la direction de Maria Martin qui l’abandonne pour fonder son propre journal en 1891, le Journal des femmes, et le groupe La Solidarité des femmes avec Eugénie Potonié-Pierre (1844-1898); le féminisme d’Hubertine Auclert s’exprime alors dans son analyse de la condition des femmes algériennes.
Les méthodes d’Hubertine Auclert ont convaincu d’autres féministes. Madeleine Pelletier (1874-1939), première femme aliéniste, féministe radicale prônant la virginité, a d’abord succédé à Eugénie Potonié-Pierre à la tête de La Solidarité des femmes. Elle agit aux côtés d’Hubertine Auclert, de retour d’Algérie (1892), puis fonde la revue La Suffragiste ( 1908), rejointe par Caroline Kauffmann (1840-1926), militante de La Solidarité des femmes, et par Jeanne Oddo-Delfou (1856-?), membre du Groupe français d’études féministes.
Le ralliement des féministes au suffragisme :
A partir de 1909, un nouveau tournant est pris, qui permet au suffragisme de prendre son envol. Si les méthodes d’Hubertine Auclert ont fait peu d’adeptes, l’idée, elle, a fait son chemin. Les associations pionnières du féminisme mettent sans enthousiasme les droits politiques à leur programme, puis se mobilisent sur ce thème, par crainte de la concurrence. En 1906, les féministes modérées du CNFF, 73000 membres, créent une section « suffrage ».
Cette progression est stimulée par la naissance en 1904 de l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes (AISF) et par l’exigence d’une représentativité française. Jeanne Schmahl (1846-1916), fondatrice du groupe L’Avant-Courrière, s’attelle à fédérer les associations suffragistes. Son projet aboutit en 1909 : l’Union française pour le suffrage des femmes (UFSF) devient la section française de l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes.
En mars 1910 se tient à Paris, sans l’UFSF, le premier grand meeting suffragiste, avec plus de 1200 personnes; Hubertine Auclert, Marguerite Durand, Gabrielle Chapuis, Caroline Kaufmann et Madeleine Pelletier – toutes deux sous l’étiquette SFIO se présentent aux élections législatives; malgré leur inéligibilité, elles recueillent une moyenne de 4 % des voix et suscitent l’intérêt de la presse.
La tactique de l’UFSF est celle des suffragistes qui veulent élargir leur base en ralliant les femmes de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie et en étendant à la province leur audience, grâce aux réseaux d’associations préexistantes comme la Ligue anti-alcoolique ou la Ligue des droits de l’homme. L’activisme de la jeune Fédération féministe universitaire, fondée en 1908 par Marie Guérin, contribue au succès de la démarche. Conséquences de ces options, conférences et pétitions sont ses outils de propagande préférentiels et seul le suffrage municipal est réclamé ; elle tourne donc le dos aux méthodes et au programme du féminisme radical qui repose alors sur quelques personnalités indépendantes (Madeleine Pelletier, Arria-Ly [1881-1934], Caroline Kaufman). L’UFSF tente de rallier des hommes ; elle fonde en 1911 la Ligue d’électeurs pour le suffrage des femmes (LESF).
L’UFSF dont la figure dominante est, après l’éviction de sa fondatrice, Cécile Brunschvicg ( 1877-1946) est, avant la Première Guerre mondiale, la principale organisation suffragiste.