La lente entrée des femmes dans la modernité du XXe siècle: l'échec des suffragistes
La « nébuleuse féministe » (C. Bard)
L’entre-deux-guerres comptabilise plus de cent quarante associations de femmes, ne se réclamant certes pas toutes du féminisme. Héritier des grandes tendances d’avant-guerre, adoptant des analyses et des réponses diverses sur la maternité, le droit de vote, les stratégies, le féminisme, comme l’a montré la question de la maternité, ne présente pas un visage uniforme; il convient donc de parler plutôt des féminismes.
Les féminismes :
Une ligne de partage se dessine ; d’un côté se rangent les tenantes de l’égalité au nom de l’universalisme, de l’autre celles de l’identité, arguant d’une spécificité féminine ; cet argument va dans le sens des préjugés masculins, que les réformistes veulent utiliser à leur profit. Les finalités et les stratégies diverses des féministes ne permettent pas un front uni. On peut distinguer : les radicales, féministes intégrales, libres-penseuses et anticléricales, souvent isolées (Madeleine Pelletier, Arria-Ly, La Voix des femmes), les réformistes, républicaines, laïques mais marquées par la présence de protestantes et de juives au sein du CNFF, successivement présidé par Julie Siegfried, Adrienne Avril de Sainte-Croix, Marguerite Pichon-Landry ( 1878-1972), 200000 adhérentes en 1939, à l’UFSF, dominée par les personnalités de Marguerite de Witt-Schlumberger (1853-1924) et Cécile Brunschvicg, et à la LFDF, présidée par Maria Vérone, les modérées dominées par les catholiques, regroupées dans l’Union nationale pour le vote des femmes (UNVF), fondée en 1920 par Jeanne Chenu, Le Vert-Chotard et la marquise de Moustiers. Les réformistes majoritaires, respectueuses des institutions (elles créent même en 1938 une Union des Françaises décorées de la Légion d’honneur), se montrent loyales envers la République, multipliant dans leur propagande les références à Marianne et à Jeanne d’Arc. Désireuses d’intégrer les femmes dans la cité, elles semblent prêtes à s’allier aux associations philanthropiques et à s’enraciner dans les partis politiques.
La pression féministe :
De tous les combats, les féminismes représentent donc une composante, une force même, de la vie sociale et politique, dont les femmes demeurent toujours exclues. Par ailleurs, les féministes les plus actives militent aussi pour d’autres causes : le pacifisme, le communisme, le syndicalisme. Revivifié par la création de la SDN, le pacifisme réunit des réformistes à l’Union féminine pour la Société des Nations, fondée par l’UFSF en 1920, et des radicales – Madeleine Vernet (1878-1949), Hélène Brion – à la Ligue des femmes contre la guerre, créée en 1921. Des pacifistes (Madeleine Pelletier, Marcelle Capy, Madeleine Vernet) ont rejoint le Droit humain, seule obédience dissidente de la franc-maçonnerie ouverte aux femmes, lieu de réflexion mixte sur les questions féministes; refusant la mixité, la Grande Loge se contente de créer des loges d’adoption pour les femmes, qui deviendront en 1945 l’Union maçonnique féminine de France. Le syndicalisme de la CFTC. née en 1919 attire des chrétiennes engagées dans le travail social. Des féministes tentent de lier étroitement leurs divers engagements, mais les rapports entre féministes et syndicalistes, de la CGT par exemple, sont souvent tendus. Femmes et féministes demeurent peu nombreuses dans les partis (3 % à la SFTO, quelques milliers adhèrent au Groupe des femmes socialistes, recréé en 1922; une femme pour dix hommes au Parti communiste, 0,5 % chez les radicaux, que les réformistes veulent investir à partir de 1924). Ces engagements peuvent être aussi des handicaps à une lutte commune des féministes; faire coexister de façon cohérente les diverses luttes s’avère souvent difficile, comme le montrent les parcours de certaines, déçues par l’attentisme du Parti communiste sur la question des droits des femmes, rejetées par le refus en 1922 d’autres appartenances (Ligue des droits de l’homme, franc- maçonnerie). Séverine, Jeanne Mélin en 1922, Hélène Brion vers 1924, Marthe Bigot (1878-1962), Madeleine Pelletier en 1926, Louise Bodin en 1927 quittent, de gré ou de force, le Parti communiste.
Le combat suffragiste :
Un contexte favorable ?
Suspendu par la guerre, le droit de vote des femmes paraissait pour beaucoup inéluctable : d’une part, les féministes espéraient que le civisme des femmes serait ainsi reconnu et, d’autre part, le retard français en la matière s’accentue (vote des Russes en 1917, des Anglaises de plus de trente ans en 1918, des Luxembourgeoises en 1919, des Américaines en 1920, puis des Turques en 1930 et des Espagnoles en 1931…).
La stabilité de la République semble rendre caduques les diatribes contre le vote des femmes, influencées par l’Eglise et dépourvues d’éducation civique.
Les suffragistes des diverses associations, estimées à 350000 en 1927, espèrent pouvoir compter sur l’appui du Groupe parlementaire des droits des femmes, qui réclame le vote municipal; créé en 1906, il est reconstitué en 1918, sous la présidence de Jules Siegfried (1837-1922), époux de la présidente du CNFF. Les partisans masculins (le radical Louis Marin, le socialiste Léon Blum, le démocrate-chrétien Marc Sangnier…) arguent de la complémentarité des sexes. Dès 1919 débutent les plaidoyers en faveur du vote des femmes (Viviani, Briand). Les tergiversations de certaines féministes disparaissent et, dans les années 30, toutes se prononcent pour le suffrage intégral et affirment dépasser les querelles politiques et les divisions religieuses (« états généraux du féminisme » de 1929, 1930, 1931). La déclaration pontificale de 1919 en faveur du vote des femmes permet aux catholiques et aux adhérentes chrétiennes de l’Union féminine civique et sociale, fondée en 1925 par Andrée Butillard, de soutenir le suffragisme. Seules les méthodes divergent : manifestations de rue, médiatisées par Louise Weiss ( 1893-1983) à partir de 1934, meetings, publicité dans les provinces (UFSF, LFDF), candidatures « illégales » aux élections, actions d’éclat (Jane Valbot s’enchaîne à un banc du Sénat, troubles au Sénat dirigés par Maria Vérone). A partir de 1936 les conseillères municipales consultatives rassurent leurs opposants par leur action contre les fléaux sociaux, tel l’alcoolisme.
Le rejet des politiques :
Un jeu de navette entre l’Assemblée nationale, qui rend le suffrage pleinement universel en 1919 (344 voix pour, 97 contre), puis en 1932, 1935, 1936, et le Sénat, qui s’y oppose par l’attentisme et le rejet (1922), noie le combat suffragiste. Aux arguments traditionnels vient s’ajouter celui de la responsabilité du vote féminin dans l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Cette thèse, qui ne résiste pas à l’analyse statistique, montre la résistance masculine à l’entrée des femmes en politique, voire l’hypocrisie de certains parlementaires, notamment des radicaux, qui donnent d’une main ce qu’ils sont sûrs de voir repris d’une autre, sénatoriale et conservatrice. A preuve : l’interdiction de maintes manifestations suffragistes dans l’entre-deux-guerres, la défection de Raymond Poincaré, considéré comme féministe, et son refus de dialoguer en 1928 avec Maria Vérone. En 1936, Léon Blum, au féminisme proclamé, ne fait qu’entrebâiller la porte du pouvoir politique pour que se glissent dans son gouvernement trois femmes – pourtant, comble de l’absurdité, deux sont mineures civiles puisque mariées et toutes trois sont inéligibles et non électrices : Suzanne Lacore, socialiste, est nommée sous-secrétaire d’Etat à la Protection de l’enfance, Cécile Brunschvicg, radicale, à l’Education nationale, ces deux postes étant conformes aux « vocations féminines » ; enfin, la scientifique Irène Joliot-Curie (1897-1956), proche du PC, reçoit le sous- secrétariat d’Etat à la Recherche scientifique.
Compensation très importante à l’échec suffragiste, la réforme partielle du Code civil émancipe en 1938 les femmes mariées en leur accordant la pleine capacité de droit, l’article 213 cesse de contraindre l’épouse à obéir à son mari, qui peut toujours choisir le domicile conjugal.
Le déclin des féminismes
La crise économique et la montée des fascismes réintroduisent une hiérarchie des urgences qui fait, une fois de plus, passer au second plan les revendications des droits des femmes, même si le discours féministe est constitutif de l’argumentaire contre l’idéologie des partis d’extrême-droite, développé par des femmes (Comité mondial des femmes contre la guerre et le fascisme, créé par Gabrielle Duchêne, au nom de la section française de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (LIFPL), au Congrès mondial contre la guerre impérialiste d’Amsterdam en 1932) : le droit de vote des femmes est avancé comme un moyen de régénérer la démocratie et d’empêcher la guerre (pétition internationale des femmes pour le désarmement, 1932). Le retard français est dénoncé comme responsable de la crise de 1934 et des menaces de conflit. L’extrême-droite dénonce le vote des femmes comme un produit étranger contraire à l’esprit français, son antiféminisme s’inscrit dans son projet de lutte contre une république efféminée et pour une virilisation de la France. Ce nouveau contexte provoque l’enlisement de la cause suffragiste et l’affaiblissement de ses grandes associations, accentué par les liens familiaux des féministes avec des parlementaires, dès lors peu portées à une virulente contestation et par le vieillissement de ses dirigeantes, un handicap dans un milieu où les personnes et les personnalités jouent un rôle prépondérant ; il ne s’accompagne pas d’un vrai renouvellement de générations; le déclin est aggravé par les divisions des féministes face à la stratégie à adopter devant la menace de guerre, ultrapacifisme ou patriotisme et défense passive en cas de conflit ; les radicales déçues achèvent tragiquement leur vie (Arria-Ly se suicide en 1934, Madeleine Pelletier meurt en asile en 1939, victime indirecte de la loi de 1920). La guerre, comme en 1914, fait taire les revendications des femmes.