Le Pacifisme: Le projet de paix perpétuelle
La dénonciation morale de la guerre et l’aspiration à la paix ne suffisent pas. Comment penser les conditions d’une paix effective sur terre ?
En 1460, un avocat dauphinois, du nom de Marini, avait suggéré au roi de Bohême, Podiebad, un Projet de paix chrétienne perpétuelle dans lequel il était prévu que les États formeraient une confédération et qu’ils s’en remettraient à l’arbitrage d’un tribunal supranational. En cas de violation de la paix par l’un des membres, les autres interviendraient pour châtier l’agresseur. L’idée de paix « générale » ou « perpétuelle » n’est pas seulement morale ; elle possède une dimension juridique qui confère au pacifisme une force qu’il n’aurait pas s’il se contentait de la dénonciation écrite ou verbale de la guerre.
Erasme écrit dans La Complainte de la paix : « Une paix solide ne repose pas sur des liens de parenté entre des familles princières ni sur des traités conclus entre des hommes, d’où nous voyons fréquemment l’origine de nouvelles guerres ». En d’autres termes, l’appel aux bonnes volontés personnelles sera toujours insuffisant face aux défis des guerres. La « convention » doit remplacer le système des alliances familiales : « Qu’il y ait, une fois pour toutes, entre les princes, écrit Érasme, une convention qui précise pour chacun le territoire qu’il doit administrer, et une fois établies les frontières, qu’aucune alliance familiale ne puisse les déplacer en avant ni les ramener en arrière, qu’aucun traité ne puisse les détruire ! ».
En 1623, Emeric Crucé écrit un ouvrage prophétique qui aura une influence certaine sur l’abbé de Saint-Pierre et dont les thèses seront ensuite abondamment développées par les apôtres du libre-échange : Nouveau Cynée ou discours des occasions et moyens d’établir une paix générale et la liberté de commerce par tout le monde ; l’idée centrale en était que le commerce mondial est la condition et le garant de la paix universelle. Montesquieu parlera du « doux commerce » dont l’effet naturel est de porter à la paix. Ce sera une idée dominante au XVIIIe siècle, partagée par presque tous les penseurs des Lumières – à l’exception notable de Rousseau : le commerce entretient la paix, son absence favorise la guerre. L’idée du caractère pacifique de la république opposée au caractère belliqueux de la monarchie (idée reprise et développée par Kant) sera également énoncée par Montesquieu. Cela dit, elle ne suffit pas à constituer un véritable projet de paix.
Le premier en date est celui de l’abbé de Saint-Pierre. Au congrès d’Utrecht en 1713, l’abbé de Saint-Pierre commence la rédaction d’un Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe1 dans lequel il prône comme première condition la constitution d’une « Société Permanente » comprenant vingt-quatre puissances signataires d’un traité fondé sur le statu quo récemment établi. Toutes les souverainetés auront toujours les mêmes limites qu’elles ont à ce jour : le principe de l’intangibilité des frontières sera au XXe siècle répété dans tous les textes internationaux pour garantir la paix. Le second article du texte de l’abbé de Saint-Pierre prévoit la contribution de chaque puissance proportionnellement à ses revenus et à ses charges, aux dépenses communes. Le principe de proportionnalité est aujourd’hui admis dans tous les organismes internationaux. Dans l’article 3, l’auteur demande que les puissances renoncent à jamais à la voie des armes et s’engagent à régler leurs différends par la conciliation. En cas d’échec, la Société Permanente sera chargée de l’arbitrage et des sanctions sont prévues : « la Grande Alliance armera et agira contre celui qui entre en guerre indûment».
Rousseau jugera le Projet de l’abbé de Saint-Pierre à la fois utile et irréaliste. Utile car tout ce qui favorise la paix va dans le bon sens ; irréaliste car, aux yeux de l’auteur du Contrat social, seule une confédération mondiale unissant tous les Etats de la Terre (et pas seulement ceux de l’Europe) pourrait garantir une paix universelle.
La critique de Kant sera moins sévère. Sa théorie de la paix perpétuelle innove sur plusieurs points décisifs.
Philosophiquement à l’opposé de Locke et de Rousseau, Kant énonce que l’état de paix n’est pas un état de nature qu’il s’agirait de restaurer mais un état inédit qui doit être institué. Dans « l’état de nature des Etats » où les différends ne peuvent être réglés de manière juridique, la guerre reste le seul moyen pour un État de défendre son droit1. « La guerre, dit Kant, n’est au fond que la triste ressource qu’il faut employer dans l’état de nature pour défendre ses droits, la force y tenant lieu de tribunaux juridiques ». Par ailleurs, Kant, qui est loin d’être le pacifiste absolu qu’on a parfois dit, reconnaît une certaine positivité à la guerre comme il reconnaît une certaine positivité à l’insociabilité humaine. Il admet le fait que la guerre a pu avoir un rôle providentiel : grâce à elle, la terre entière a été peuplée ; elle prépare par conséquent les conditions du cosmopolitisme qu’elle ruine par ailleurs. Kant va même jusqu’à affirmer que « lorsqu’elle est conduite avec l’ordre et dans le respect sacré des droits civils, la guerre elle-même est en quelque manière sublime… » « En revanche, ajoute-t-il, une longue paix fait régner le simple esprit mercantile et avec lui l’égoïsme bas, la lâcheté, la veulerie ; d’ordinaire, elle avilit la manière de penser du peuple ». Plus loin, Kant évoque le caractère providentiel de la guerre qui permet par son détour aux Etats de fonder une association morale et qui contribue à développer en leur sein la culture. La synthèse du réalisme et de l’idéalisme caractérise la position de Kant en matière de guerre et de paix comme en matière de connaissance.
Toutes ces considérations favorables ne doivent pas faire oublier que la guerre est le fléau du genre humain. Elle produit plus d’hommes mauvais, rappelle Kant, qu’elle n’en supprime et repose sur le mal radical en l’homme. C’est sur un impératif inconditionnel de la raison morale (raison pratique) que s’appuie l’idéal de la paix : « La raison moralement pratique énonce en nous son veto irrévocable : il ne doit pas y avoir de guerre ».
Un projet de paix ne doit pas reposer sur la bonne volonté des princes – laquelle ne peut qu’être fragile : il s’agit pour Kant d’énoncer les conditions d’une structure à la fois politique et juridique qui soit contraignante et universelle, une structure qui ait l’existence réelle d’une instance, à la manière d’un tribunal. Dans l’opuscule Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie mais en pratique, cela ne vaut point où il établit que la république est le rempart politique susceptible de repousser la guerre, Kant donne deux arguments économiques en faveur de la paix : la guerre entraîne des dépenses toujours plus importantes et ce n’est pas le chef de l’État à qui elle ne coûte rien mais au peuple que doit revenir la décision en matière de guerre. Mais cet argument passe après cet impératif catégorique universellement respectable : il ne doit pas y avoir la guerre !
La paix véritable ne doit pas seulement être universelle elle doit être également perpétuelle (dans son opuscule, Kant reprend l’adjectif à l’abbé de Saint-Pierre). L’adjectif « perpétuel » est préférable à celui d’« éternel » la paix éternelle servant de métaphore pour désigner la mort. Kant fait remarquer que cela fait partie de la paix, de la volonté de paix, que de se penser comme perpétuelle. Il y a là une autre dissymétrie avec la guerre. Une volonté de paix éphémère, provisoire, ne serait en effet qu’une volonté de trêve, et non pas une volonté de paix. Instituer la paix, ce n’est pas seulement mettre fin à un état de guerre, c’est rendre celle-ci improbable et tendre à la rendre impossible. C’est pourquoi le vainqueur, dit Kant, ne peut demander au vaincu le remboursement des frais de la guerre parce qu’alors il ferait passer pour injuste la guerre menée par son adversaire et cette humiliation serait le terreau d’une nouvelle guerre future.
« Une paix universelle au moyen de ce que l’on appelle la balance des forces en Europe, dit Kant, est, tout comme cette maison de Swift construite par un architecte en si parfait accord avec toutes les lois de l’équilibre qu’elle s’effondra sitôt qu’un moineau vint s’y poser, une pure chimère ».Kant appelle de ses vœux cette « société des nations » (civitas gentium en latin) capable de garantir la paix universelle et perpétuelle dans la liberté de chacun. Elle aurait la forme d’une fédération de tous les peuples, de tous les États ; pour la désigner, Kant utilise l’expression de « constitution cosmopolitique ». De même, dit Kant, que la violence généralisée et la détresse qui en est issue, ont fini par contraindre les hommes à accepter de se soumettre à la raison de la loi civile (passage de l’état de nature à celui de société), « de même, la détresse causée par les guerres continuelles dans lesquelles les États cherchent tour à tour à s’abaisser et à s’assujettir les uns les autres, doit aussi les conduire, même contre leur volonté, à entrer dans une constitution cosmopolitique ». Dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique Kant évoque cette « société des nations » qui serait aux différents États jusqu’alors en situation de guerre mutuelle et perpétuelle ce que chacun d’entre eux a été pour les hommes lorsque sa loi civile les a arrachés à leur sauvagerie. Pour cette société des nations, Kant prévoit une force armée.
Il existe une condition politique pour l’établissement d’une paix universelle et perpétuelle : l’établissement, dans tous les pays, du régime républicain. Le « premier article définitif pour la paix perpétuelle » établit que la constitution civile de chaque État doit être républicaine. Il est clair qu’à l’époque où Kant écrivait cela, cette condition repoussait à l’infini du futur l’établissement d’une paix mondiale. Si le régime républicain représente la meilleure condition de la paix, c’est parce que la guerre coûte aux peuples et non aux rois ; un peuple souverain ne s’engagerait pas à la légère dans un conflit armé.
Il existe à l’échelle mondiale deux formes politiques susceptibles d’assurer la paix universelle : la forme impériale et la forme fédérale. La première est à bannir absolument à cause du despotisme qu’elle implique. La seconde est de beaucoup préférable ; elle seule permettrait à la « communauté cosmopolitique » de vivre librement.
Dans sa Doctrine du droit, Kant prévoit pour assurer l’état de paix entre les États non une confédération à la manière des États américains mais un congrès, c’est-à-dire « un conseil formé arbitrairement par différents États à tout moment révocable », autrement dit un tribunal capable de régler les différends par le jugement. L’alliance de paix ainsi constituée dépasserait infiniment le traité de paix lequel ne met fin qu’à une seule guerre ; elle mettrait fin à toutes les guerres, et pour toujours.
Dans son Plan de paix perpétuelle et universelle, Jeremy Ben-tham, fondateur de l’utilitarisme, créateur du terme « international », fait de la rivalité commerciale la cause principale des guerres, d’où sa condamnation du système colonial. Il prévoit une Assemblée des Nations à la tête de laquelle il y aurait une Cour de justice et un Congrès de la Paix. Un tribunal arbitral supprimerait les causes des guerres et serait ainsi à l’origine de substantielles économies. La confiance remplacerait la méfiance et la jalousie. De plus, grâce à la presse et à tous les moyens de propagande, ce Congrès de la Paix assouplirait les esprits afin de faire cesser les raisons d’irritation possible et l’on éviterait ainsi par le consentement universel d’user de la force. Enfin Bentham insiste pour que soit supprimé le secret des opérations diplomatiques : le secret est inutile et également contraire aux intérêts de la liberté et à ceux de la paix.
Les grandes avancées du XXe siècle en matière de paix ont été malheureusement à la mesure de la barbarie sans pareille des deux guerres mondiales, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. L’idée d’une organisation de sécurité collective pouvant se substituer au principe des alliances et de l’équilibre entre les puissances qui avait dominé les relations internationales pendant des siècles gagne en ampleur à la fin du XIXe siècle ; elle ne sera toutefois pas suffisamment forte pour empêcher la catastrophe de la Première Guerre mondiale. La Société des Nations pâtit dès sa création du refus des Etats- Unis, inquiets d’avoir à partager leur nouvelle hégémonie, d’y participer. Le pacte Briand-Kellog de 1928 mettra la guerre hors-la-loi et il sera ratifié par 63 États mais, comme la Société des Nations, il sera balayé par la violence fasciste.
Le pacifisme n’est pas l’irénisme. Il devra affronter la Real- politik et montrer que son idéalisme est plus réaliste qu’elle. Il devra en particulier reconnaître que tant qu’il y aura des États souverains en concurrence perpétuelle les uns avec les autres, même dans un cadre de mondialisation économique et financière, même dans un cadre d’uniformisation culturelle, la guerre sera inévitable. Dans Gargantua, Rabelais montrait en Grand- gousier un roi pacifiste et humaniste qui finit néanmoins par se résoudre à la guerre contre Picrochole après qu’il eut épuisé toutes les possibilités de paix. Que faire, en effet, contre ceux qui comme Picrochole prennent le moindre prétexte pour se battre et s’imaginent sous l’influence d’un capitaine écervelé et avide pouvoir conquérir aisément les territoires du monde ? Pour les imbéciles violents comme Picrochole toute offre de paix est une marque évidente de lâcheté et donc une promesse de victoire pour eux. Comment, dans ce contexte, éviter la solution en forme de proposition synthétique exposée par Max Scheler : on doit opter à la fois pour un pacifisme intégral reconnaissant l’absolue positivité métaphysique et morale de l’idée de paix perpétuelle et pour un militarisme instrumental qui fait de la guerre un moyen de paix. La paix doit être illustrée et pas seulement défendue. Le véritable pacifiste n’est pas celui pour lequel il n’y a plus d’ennemis dans le monde mais celui pour lequel il est possible d’envisager un état du monde dans lequel la distinction entre amis et ennemis n’aura plus cours. « La guerre est une chose horrible, mais pas la chose la plus horrible, disait John Stuart Mill. L’état d’esprit dégradé qui nous amène à penser que rien ne vaut la peine de lutter est bien pire encore ».
En 2006, la question est toujours de savoir comment sortir de l’état hobbésien et hégélien dans lequel régnent la ruse, la violence et l’équilibre des forces. Il n’y a toujours que trois possibilités pour une paix mondiale : la paix impériale, la paix fédérale et la paix confédérale. La première, comme l’avait vu Kant, est tyrannique, donc injuste ; de plus, elle ne pourrait être que provisoire (le temps que durerait l’hégémonie de l’État capable de l’assurer). Lorsque a été créée, après la Seconde Guerre mondiale, l’Organisation des Nations unies pour remplacer la défunte Société des Nations qui avait failli, le principe de l’intangibilité des frontières est apparu comme le moyen le plus sûr pour assurer la paix entre les États dont était ainsi garantie la souveraineté absolue. Or cette souveraineté est également facteur de guerre. La paix fédérale supposerait la constitution d’une sorte d’État mondial dont évidemment aucune des grandes puissances actuelles ou potentielles ne veut. La solution confédérale, qui était celle de Kant, apparaît à la fois comme la meilleure et la moins difficile à réaliser. Elle suppose néanmoins que les grandes puissances acceptent de renoncer à une part importante de leur souveraineté en matière politique et juridique, ce qui aujourd’hui fait encore partie de l’horizon de l’utopie.
La grande idée exposée par Alain dans Mars ou la guerre jugée est que c’est la croyance en la fatalité de la guerre qui rend la guerre fatale. Vouloir la paix, à l’inverse, cela consiste d’abord à la croire possible. Ceux qui la jugent impossible sont condamnés à faire et à subir la guerre.
Hommage que le vice rend à la vertu, aucun Etat, aussi despotique soit-il, ne peut désormais se permettre de tenir devant la conscience universelle un discours franchement guerrier. Kant y voyait le signe que la disposition morale ne peut être entière¬ment étouffée en l’homme.