Brutalisation et totalitarisme
Les historiens d’aujourd’hui, à la suite de Hannah Arendt, font de l’impérialisme l’une des origines du totalitarisme, en particulier du totalitarisme de droite, car il mélange à la fois l’idée de domination et celle d’inégalité avec une légitimation de l’usage d’une violence interdite en Europe par le droit des nations. Par nature, croit-on, l’indigène ne comprend que l’usage de la force. En un sens, l’impérialisme, ou en tout cas le colonialisme, a été une école de « brutalisation » pour les Européens et cette dernière s’est ensuite retournée contre eux dans la première moitié du XXe siècle. Mais c’est le peuple qui s’est trouvé privé de colonies et d’empires ultramarins qui en a été l’artisan principal contre les autres Européens sous le IIIe Reich nazi.
Le racisme allemand ne s’est développé que très secondairement par rapport aux populations dites de couleur. Les ennemis raciaux ont d’abord été les Juifs, les Slaves et les Latins, que l’on a accusés à divers litres d’être métissés avec les Asiatiques et les Noirs. Le discours s’est fondé sur la primauté absolue d’une autochtonie rurale mise en danger par la modernisation. D’où l’apologie du « peuple » (Volk) des campagnes, sanctuaires des vertus originelles, et la dénonciation de l’urbanisation qui détruit les racines de l’identité. Comme souvent, la recherche d’une authenticité primordiale s’est transformée en négation de plus d’un millénaire et demi d’histoire. Mais le néo-paganisme nazi n’a rien à voir avec l’histoire coloniale, il est une remise en cause du christianisme dans sa totalité par le biais de la condamnation du judaïsme. Les idéologues de l’aryanisme sont les premiers, sur un mode négatif, à parler de tradition judéo-chrétienne.
Hannah Arendt a porté sa critique sur ce point dans Les Origines du totalitarisme. L’impérialisme est exportation de la violence dans le sens d’une expansion illimitée. Dans son expression coloniale ou ultramarine, il a été l’association de la foule et du capital. Mais Arendt est la première à reconnaître que, en dépit de sa brutalité et de son inhumanité, l’impérialisme ultramarin est un mal relatif par rapport à l’impérialisme continental, source du totalitarisme de droite.
On est bien ici dans l’ordre du discours, car il est difficile de montrer une continuité des hommes et des institutions entre les impérialismes d’avant 1914 et les fascismes de l’entre-deux-guerres. Le massacre des Hereros en Afrique de l’Ouest par les colonisateurs allemands appartient plus à la politique de terreur des conquêtes coloniales qu’à l’annonce de la politique génocidaire des nazis. Ailleurs en Afrique, les Allemands ont passé les compromis habituels avec les élites locales.
La raison de cette absence de continuité est simple. Les fascismes et le nazisme sont l’expression d’un sentiment de frustration lié à la perception d’être sorti perdant de la Grande Guerre, alors que les détenteurs des empires coloniaux en ont été les vainqueurs. La revendication d’un « espace vital » se nourrit de l’absence de colonies. L’antimodernisme rêve d’un retour à l’ordre hiérarchique d’Ancien Régime, non de l’importation de l’ordre colonial ultramarin, même si Hitler a une vision totalement fantasmatique d’un ordre racial que les Britanniques auraient imposé à l’Inde.
En forçant le trait, on peut dire que l’absence d’un véritable fascisme en France et en Grande-Bretagne trouve en partie son explication dans l’existence des empires coloniaux. Contrairement à l’Italie et à l’Allemagne, les deux pays n’ont aucun projet collectif d’expansion territoriale. Puissances « satisfaites », elles sont plutôt dans une position permanente de défense d’un acquis. Le « fascisme » en France a d’abord été un refus de la guerre (ne pas « mourir pour Dantzig »), une forme paradoxale de pacifisme, d’où la faible validité de ce concept quand il est appliqué au cas français.
Le seul moment où la brutalisation coloniale et son système de représentation non démocratique ont eu une influence sur les métropoles a été celui des guerres de décolonisation. La perte de l’empire et la faiblesse supposée des métropoles dans un temps de guerre froide ont pu susciter la tentation de remettre en cause l’ordre démocratique, surtout en France et accessoirement en Grande-Bretagne. Ce type de projet n’a eu qu’un impact très limité sur la société métropolitaine et a duré très peu de temps. L’avènement simultané de la société de consommation a été probablement le meilleur antidote à ces tentations fascisantes.
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