Des ponts à travers les océans de la paléobiogéographie
Il devint rapidement clair que la répartition des espèces à travers les continents ne pouvait pas être expliquée dans un cadre géographique identique à celui d’aujourd’hui. Qui plus est, reconstituer les progressions ou les régressions des mers ne suffisait pas à rendre compte des phénomènes observés, en particulier lorsqu’il s’agissait d’expliquer les déplacements passés des organismes sur les continents.
La situation géographique de certains fossiles obligeait en effet à admettre que des animaux terrestres et des plantes avaient dû traverser des bras de mer, voire des océans.
Comment prouvai-ton l’expliquer ?
Dans certains cas, les étendues marines à franchir étaient de faible largeur et de profondeur limitée. On pouvait donc facilement admettre, par exemple, que la Manche était un bras de mer d’origine récente, et qu’une liaison avec l’Europe continentale avait longtemps permis aux animaux et aux plantes de coloniser sans difficulté les îles Britanniques. Des connexions terrestres de plus grande ampleur pouvaient aussi être envisagées au niveau du détroit de Béring, par exemple. Comme Buffon l’avait déjà supposé, si cette région avait été émergée à certaines périodes de l’ère Tertiaire, on pouvait aisément comprendre les échanges de mammifères entre l’Eurasie et l’Amérique du Nord que les découvertes paléontologiques dans ces deux grandes régions suggéraient. Les problèmes devenaient plus épineux, cependant, lorsqu’il fallait constater des échanges entre des continents aujourd’hui séparés par des océans larges de plusieurs milliers de kilomètres.
La géologie marine ne s’est vraiment développée de façon spectaculaire qu’à partir des années 1960 et à la fin du XIX siècle, on ne savait que très peu de choses du fond des océans. Faute de données, on ne pouvait qu’envisager des connexions terrestres, disparues depuis longtemps, entre des continents lointains. On postula donc l’existence passée d’étendues continentales qui se seraient par la suite effondrées au fond des océans. Cela permettait d’expliquer la répartition apparemment étrange de bien des animaux et des plantes disparus. Ainsi, en 1883, le paléontologue autrichien Melchior Neumayr publia des cartes paléogéographiques présentant ses conceptions de la géographie mondiale à certaines époques. La carte pour la période jurassique (205-154 m.a.), montre un énorme continent « brasiloéthiopien » qui rassemble l’Amérique du Sud et l’Afrique, l’océan Atlantique Sud étant occupé intégralement par une vaste étendue émergée. A l’est, ce continent se prolonge par une « presqu’île indomalgache », qui relie le sous continent indien à Madagascar à travers l’océan Indien. Il imagina aussi un « continent sinoaustralien » s’étendant de la Chine du Nord à l’Australie via la région des îles de la Sonde. Le souci de cet éminent paléontologue était d’expliquer des concordances géologiques et paléontologiques entre des continents aujourd’hui séparés par de vastes océans.
A la fin du siècle dernier, un des principaux partisans de ces « supercontinents », comme on devait les appeler plus tard, fut un compatriote de Neumayr, l’illustre géologue viennois Eduard Suess ( 1831-1914), à qui l’on doit un concept paléogéographique qui, bien que profondément modifié par des découvertes ultérieures, est encore utilisé aujourd’hui. Il s’agit du continent de Gondwana, ainsi nommé d’après une tribu de l’Inde et qui, selon Suess, rassemblait plusieurs masses continentales aujourd’hui séparées, à savoir l’Inde, Madagascar, l’Afrique et l’Amérique du Sud. Ce gigantesque ensemble, couvrant aussi les océans Indien et Atlantique Sud, permettait de rendre compte de la distribution géographique passée de divers organismes, dont un des plus connus est la plante Glossopteris, qui vivait à la fin du Paléozoïque, au Permien (295-245 m.a.), dans ces diverses régions du monde ; on l’a trouvée depuis en Australie et dans F Antarctique qui faisaient donc partie du Gondwana.
A la suite des travaux de Neumayr, de Suess, et de bien d’autres paléobiogéographes, le début du XX siècle vit une floraison de « ponts continentaux » joignant les divers continents, à des époques variées, en fonction du désir d’explication des distributions d’organismes, qu’il s’agisse de plantes ou d’animaux.
Certains paléontologues « bâtisseurs de ponts » persévérèrent dans cette idée jusqu’aux années 1960. Cependant, les progrès de la géologie marine rendaient de tels ponts jetés au travers des océans de plus en plus improbables. Il devenait clair, en effet, qu’il y a une différence fondamentale de composition géologique entre les continents et les fonds océaniques. Les premiers, constitués en grande partie de roches granitiques relativement légères, sont bien différents des seconds, composés de basalte plus dense. Il devenait dès lors impossible d’envisager l’effondrement des immenses étendues continentales « légères » que constituaient ces « ponts » dans des fonds océaniques plus compacts. Certains géologues et paléontologues tentèrent de contourner la difficulté, de manière peu convaincante, en imaginant des ponts continentaux très longs mais aussi très étroits, qui leur paraissaient plus acceptables, au vu des dernières données concernant la géologie du fond des mers, que les vastes étendues postulées au xixL siècle. D’autres, comme le paléontologue
américain George Gaylord Simpson, refusant de tels ponts continentaux d’une vraisemblance pour le moins discutable, s’efforcèrent d’expliquer la « géographie de l’évolution » (suivant le terme utilisé par Simpson lui même) dans un cadre géographique fixe et très proche de celui que nous connaissons.
Mais considérer les continents dans leur position actuelle sans faire appel aux ponts continentaux transocéaniques, en acceptant seulement quelques isthmes provisoires comme celui du détroit de Béring, obligeait à faire appel à des transports hasardeux des organismes à la surface des océans, sur des « radeaux naturels ». Simpson envisagea aussi différents types possibles de connexions entre zones biogéographiques différentes, depuis des « corridors » permettant des échanges faciles jusqu’à des « filtres » opérant une sélection sur les organismes capables de les franchir. Ces concepts ont en partie survécu à la faillite de l’hypothèse de la fixité des continents chère à leur auteur qui, à la fin de sa carrière dans les années 1970, se convertit à la nouvelle vision de la géographie du passé, celle qui a pour base la mobilité des continents, et qui mit plusieurs décennies à s’imposer, au terme de ce que l’on a appelé une révolution dans les sciences de la Terre.