Empire américain ou politique impériale ?
La notion d’impérialisme au sens de Hobson-Lénine reposait d’abord sur l’affirmation que le libre-échange était un stade dépassé de l’évolution du capitalisme. On sent combien cette notion, liée à celle de concurrence et d’efficacité, était gênante pour la pensée socialiste. La seconde mondialisation est encore plus fondée sur le libre-échange et la concurrence que la première, et elle se caractérise par l’émergence de nouvelles puissances industrielles. En revanche, le processus de désindustrialisation des anciennes métropoles rappelle certaines prophéties des auteurs marxistes du début du xxe siècle.
La notion d’hégémonie impériale est par contre pertinente. Dans sa formulation même, la politique américaine s’est posée en leadership du monde industrialisé, puis du reste du monde, dans une logique d’extension où la volonté d’implication des acteurs régionaux a beaucoup joué. Les responsables américains ont bien le droit de dire que les États-Unis n’ont pas cherché, la plupart du temps, à s’ingérer, mais qu’ils ont été appelés. C’est particulièrement incontestable pour l’Europe où ils sont venus par trois fois à la demande des Européens de l’Ouest (Première et Seconde Guerre mondiale, guerre froide). Encore dans les années 1990, ils sont entrés dans les dossiers balkaniques à la demande expresse des Européens. Par ailleurs, leur participation aux affaires du Golfe s’est faite largement dans une logique de protection des pays producteurs de pétrole qui ont sollicité cette implication. Leur rôle moteur dans le processus de paix israélo-arabe est lié au besoin des acteurs d’une médiation extérieure.
Il est certain que l’évolution de l’économie américaine au xxesiècle rappelle celle de l’économie britannique du xixe siècle. A partir de la fin des années 1950, la part de l’industrie américaine dans l’économie mondiale a commencé à décliner. On est passé du déficit de dollars (dollar gap) au surplus de dollars (eurodollar). A partir des années 1970, la supériorité américaine se marque non plus de façon globale mais dans des secteurs bien particuliers : produits agricoles, technologie à base d’informatique, services financiers, enseignement supérieur prestigieux, formulation de la culture populaire mondiale. McDonald’s remplace US Steel ou General Motors comme expression de l’économie américaine.
La particularité américaine est de se trouver dans une position hégémonique à l’intérieur d’un système de dépendances réciproques. Le catalogue en est bien connu. Les Etats-Unis consomment 22 % de l’énergie mondiale alors qu’ils ne représentent que moins de 5 % de la population terrestre. Ils importent 60 % du pétrole qu’ils utilisent. Un tiers des cent premières compagnies multinationales sont américaines et la moitié de leurs bénéfices vient de leurs productions extérieures. Le dollar est la première monnaie d’échange mondiale et sert de principale composante des réserves de change des grandes banques centrales. Un certain nombre de pays ont « dollarisé » leur économie, c’est-à-dire établi un taux de change fixe avec le dollar. Les émigrés représentent 13% de la population des États-Unis avec une prédominance de Latino-Américains et d’Asiatiques.
Les dépenses militaires des États-Unis sont supérieures à la somme des cinq pays qui les suivent dans l’ordre international des budgets militaires. Un demi-million de soldats sont stationnés outre-mer à un moment où les bases militaires extérieures deviennent de plus en plus des dépôts de matériels utilisables en cas de projection militaire extérieure. Les institutions financières internationales comme la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international sont soumises à l’influence directe de Washington. On pourrait multiplier les exemples de ce genre.
En même temps, le déficit commercial est devenu permanent depuis les années 1970. Les importations de capitaux sont supérieures aux exportations. On est passé d’une situation d’« empire de la production » en 1945 à celle d’un « empire de la consommation » aujourd’hui. L’accumulation de déficits des échanges et une épargne devenue négative permettent de maintenir un niveau de consommation très élevé de la part des ménages américains qui vivent à crédit. Ce ne sont pas les revenus des investissements à l’étranger qui compensent les déficits, mais les investissements étrangers dans l’économie américaine.
Les pays émergents comme la Chine acceptent de financer la dette publique américaine parce que c’est la consommation américaine qui est le moteur de leur croissance économique accélérée. On se trouve ainsi dans une situation de surconsommation et non de sous- consommation, contrairement au schéma de Hobson. Les États-Unis jouent encore un rôle dominant dans l’économie mondiale, mais davantage en tant que marché de consommation qu’en tant que centre de production. La crise financière de 2008 montre d’abord l’échec de la régulation américaine de l’économie mondiale. Elle peut tout aussi bien aboutir à une remise en cause de l’empire de la consommation qu’à un rôle renforcé des États-Unis dans la régulation économique mondiale lié à un nouvel interventionnisme de l’État.
La situation actuelle se rapproche en ce sens de l’ancien empire « informel » de la Grande-Bretagne caractérisé par le contrôle des réseaux et des voies de communication, avec une multitude d’accords militaires et autres. Plus encore que son prédécesseur britannique, le système impérial américain est avant tout un appareil militaire mondialisé organisé en zones de commandement, ce qui se traduit depuis les années 1990 par une perte d’influence des diplomates au profit des militaires dans la prise de décision. L’influence des néoconservateurs a été d’autant plus forte que leurs thèses allaient totalement dans le sens des intérêts du complexe militaro-industriel.
Les difficultés actuelles en Irak confirment l’impossibilité, à l’heure des technologies de pointe, de réussir une pacification qui passe par l’occupation de l’espace. Israël l’avait déjà montré dans les territoires occupés palestiniens et libanais. On en revient aux classiques de la contre-insurrection, en jouant à nouveau sur les clivages de la société pour retourner certains groupes en sa faveur.
Quand on reprend l’analyse classique de l’impérialisme, le facteur d’exportation des capitaux est toujours absent, contrairement à ce que suggèrent les thèses de Hobson et de Lénine. Les flux majeurs d’investissements se font toujours entre pays industrialisés des deux rives de l’Atlantique et vers les pays nouvellement industrialisés de l’Asie dans le cadre du libre- échange. Les fonds souverains des pays producteurs de pétrole travaillent à prolonger la durée de la rente en investissant dans les entreprises des pays industrialisés.
L’hyperpuissance américaine reproduit en le magnifiant le rôle de la Grande-Bretagne du milieu du xixe siècle, sans en avoir l’écrasante prépondérance économique. En revanche, l’appareil militaro-industriel américain atteint des dimensions inédites rappelant davantage la description schumpetérienne des Etats européens de la fin du xixe siècle, ce qui au passage dément sa thèse du passé prenant le contrôle du présent. De même, le discours impérial américain est exposé à la critique morale déjà énoncée par Hobson, un siècle plus tôt : il se trompe lui-même sur le sens de ses actions et la nature de son comportement ; il est un mensonge qui ne veut pas reconnaître qu’il est un mensonge. Enfin, comme tous les empires du passé, le sentiment d’exceptionnalité ainsi que la conviction de porter l’histoire se retrouvent dans ce discours impérial.
La politique impériale américaine joue encore un rôle de régulateur en Asie, où elle est la variable d’ajustement de l’équilibre régional, et elle reste partie prenante d’un système européen qui peut s’offrir le luxe d’être un monde en paix. Dans les deux cas, elle fonctionne correctement parce qu’elle n’est pas un enjeu de politique intérieure (en dépit de ses efforts, Taïwan n’a jamais pu occuper une place équivalente à celle d’Israël). C’est une affaire de stratèges professionnels et non de groupes de pression. La politique impériale américaine est plutôt extrêmement perturbatrice
dans la zone moyen-orientale par sa profonde incapacité à gérer les conflits – puisque la relation avec Israël est régie par les enjeux de politique intérieure et non en fonction des intérêts extérieurs.
S’il y a une dimension économique à cet ensemble de politiques, elle n’est plus, dans le cadre de la seconde mondialisation, purement américaine. Les États-Unis fondent leur puissance sur leur double rôle de géant économique et de syndic plus ou moins accepté des autres pays développés. On retrouve la figure de l’impérialisme collectif du xixc siècle, avec un partenaire animateur moins fort économiquement mais beaucoup plus fort militairement. On a pu parler de « rente impériale » à propos des transferts financiers destinés à couvrir les déficits américains, c’est-à-dire le prix que payent les partenaires des États-Unis pour le maintien du marché américain comme premier marché de consommation et du rôle des États-Unis comme organisateur/protecteur du système mondial des échanges.
La fin de la guerre froide n’a pas sonné le glas de la logique des ingérences et des implications. Sa principale nouveauté, au moins temporairement, a été l’expression renouvelée d’un discours impérial analogue aux anciennes missions civilisatrices. Les néoconservateurs remettent en cause le relativisme culturel tout aussi bien dans le multiculturalisme intérieur que dans la politique extérieure. La mission des États-Unis, qui est aussi son intérêt national, est de promouvoir à l’extérieur la démocratie et le capitalisme, quitte à se lancer dans des opérations « préventives ». La paix du monde sera maintenue par une hégémonie américaine assurée, s’il le faut, par l’usage de la force et par la constitution d’une puissance militaire qu’aucune autre puissance n’aura la capacité de concurrencer.
Si le discours des néo-conservateurs s’inscrit volontairement dans une perspective impériale, il apparaît en réalité comme peu adapté à une telle politique. L’unilatéralisme de la méthode et l’exceptionnalisme du point de vue sont des obstacles à la nature collective de la démarche. En voulant constituer au coup par coup des coalitions, on s’expose à une débandade générale au premier revers venu. Le refus du relativisme, position philosophique estimable, se traduit par un dogmatisme qui débouche tout simplement sur un rejet de l’expertise et un déni du réel. Ce que traduit le terme « République » dans l’expression « République impériale » est le souverainisme profond du système politique américain qui refuse les transferts de souveraineté indispensables à une gestion des affaires du monde. Dans les années 1990, l’Amérique profonde a connu une véritable psychose anti-ONU, les Nations unies étant accusées de vouloir supprimer l’indépendance des États- Unis.
La faiblesse du système impérial américain réside dans cette projection extérieure monolithique qui tend à vouloir davantage des alliés loyaux, selon l’ancienne logique coloniale, que des partenaires. Cela contraste avec le pluralisme intérieur des États-Unis, dont l’attractivité est toujours aussi forte sur le reste de la population mondiale. En forçant le trait, on pourrait dire que l’exceptionnalité de 1’« empire américain» dans l’histoire réside dans le paradoxe d’une métropole pluraliste alimentée par toutes les immigrations du monde, et d’un système impérial unilatéraliste.
Pour les culturalistes non américains, l’attirance du modèle américain reste le principal danger. On a ainsi la surprise de voir les islamistes reprendre par chapitres entiers le discours des conservateurs religieux américains, en le citant expressément, pour démontrer que l’homosexualité et l’avortement sont des atteintes à la majesté divine.
L’anti-impérialisme d’aujourd’hui se présente comme défensif et réactif. Il tend à essentialiser ses adversaires, soit dans une catégorie morale (le mal), soit dans une catégorie religieuse (les croisés, les juifs). Les alter- mondialistes, résurgence de l’anti-impérialisme mondial de jadis, ont ainsi du mal à se situer sur cette grille entre violences religieuses et hégémonie impériale. Ils ont, comme les gouvernements arabes, la nostalgie de l’ordre de Bandung et ne trouvent de salut que dans le populisme sud-américain, lequel n’a que peu de rapports avec les réalités moyen-orientales.
De surcroît, la perspective tiers-mondiste ne peut faire l’économie du rôle croissant des nouveaux pays industrialisés, en particulier de la Chine et de l’Inde. Le modèle de développement économique libéral va contre la doctrine et s’exerce avec efficacité au détriment de la production industrielle des pays occidentaux tout autant que des industries propres au monde arabe. À moyen terme, ces nouvelles puissances peuvent devenir des compétiteurs politiques, voire militaires, des États-Unis, mais elles ne remettront pas en cause le libéralisme économique qu’elles partagent justement avec la grande puissance hégémonique nord-américaine. On est plutôt dans un processus d’intensification des liens entre pays anciennement ou nouvellement industrialisés. En dernière analyse, les États-Unis sont encore, et probablement pour longtemps, à la fois le régulateur économique et le protecteur militaire de l’ensemble des économies développées, ce qui est le fondement de leur hégémonie et l’essence de leur politique impériale.
L’avenir se situe donc quelque part entre le conflit des civilisations, expression d’un passé vécu plus que jamais au présent (aussi bien dans un monde européano- américain, où les références à l’antifascisme ou à l’esprit churchillien servent de justification aux aventures militaires, que dans le reste du monde, où les ingérences impériales sont perçues comme de perpétuelles résurgences coloniales ou de nouvelles guerres de religion), et une communauté atlantique élargie au Pacifique et composée de pays économiquement développés à la fois alliés et compétiteurs dans l’accès aux matières premières stratégiques et aux marchés qui y correspondent.
Si la seconde mondialisation connaît le même sort que la première – une régression brutale des échanges liée à l’édification de barrières protectionnistes et à des désordres monétaires suite à l’effondrement du système financier international -, le risque serait de voir les pays émergents adopter une conduite analogue à celle des Japonais dans les années 1930.
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