Europe, pays divers
Italie
De la Première à la « Seconde » République
« Figure emblématique de la Démocratie chrétienne, le président italien, Oscar Scalfaro, est le dernier fruit des accords de la Première République. C’est pourtant lui qui se charge d’arbitrer l’avenir de ce que certains ont appelé la “Seconde République”. Jamais la politique italienne, renommée pour l’extrême lenteur de ses mouvements et du déplacement des protagonistes sur un échiquier immuable pendant près de cinquante ans, n’aura été secouée par un cyclone aussi déstabilisant »
De tous les pays d’Europe occidentale, l’Italie est sans doute celui qui a connu les bouleversements politiques les plus spectaculaires, deux successivement. D’abord, elle passe de la veille partitocratie d’après-guerre, ruinée par l’instabilité parlementaire à la « Deuxième République » italienne. Le 6 juin 1993, amplifiant les résultats des élections législatives d’avril 1992, le premier tour des élections municipales partielles est marqué par la déroute des socialistes et de la démocratie chrétienne. Au second tour, le 20, la Ligue lombarde d’Umberto Bossi s’empare de Milan et les ex-communistes conquièrent Turin et plusieurs grandes villes du Centre.
Bouleversement est le mot utilisé par Philippe Videlier, qui écrit : « Les élections de mars [1994] en Italie ont bouleversé le paysage politique, pulvérisant la t Démocratie chrétienne, laissant la gauche désemparée et consacrant la victoire % d’une nouvelle droite qui rassemble néofascistes et démagogues de la Ligue du Nord sous la houlette du roi de la télévision commerciale, Silvio Berlusconi. Les images ont gagné, et, avec les mots, se retournent les valeurs. La fascination
pour le mythe de puissance qu’il incarne (puissance réelle, financière et médiatique, et modèle illusoire mêlés) a suffi à Silvio Berlusconi, pur produit du système ancien, pour faire du neuf avec du vieux et du rêve avec du rien. L’Italie s’est réveillée aux avant-postes de la science-fiction : un roi de la finance télévisuelle s’offre un pays, avec l’assentiment de ses sujets. […]
La galaxie berlusconienne émerge au confluent des intérêts rêvés d’un Nord riche, d’un Sud déshérité et de la “génération Cinq”. Aux bataillons de Forza Italia, mouvement lancé comme un produit industriel, des néofascistes rajeunis et des ligueurs d’un Nord pur, le Pôle des libertés peut s’adjoindre quelques bouffons. »
Comme l’écrit G. Rochu, « lors des élections municipales [de novembre et décembre 1993], dans six grandes villes d’Italie — Rome, Venise, Gênes, Trieste, Naples et Palerme —, les candidats de gauche l’ont partout emporté. Mais ce scrutin, qui a confirmé l’effondrement spectaculaire de la Démocratie chrétienne et du Parti socialiste, a révélé l’émergence d’un puissant sentiment conservateur, qu’expriment notamment deux partis : le Mouvement social italien (MSI, néofasciste) et la Ligue du Nord (populiste). Les néofascistes ont obtenu 46 % des voix à Rome et à Naples ; la Ligue en a totalisé plus de 40 % à Venise et à Gênes. Comment expliquer ce préoccupant phénomène ? A l’usure des partis traditionnels et au “ras-le-bol” des citoyens contre la Mafia, la corruption et l’affairisme, il faut ajouter, dans la plupart de ces grandes villes, la montée d’une xénophobie de plus en plus agressive à l’égard des immigrés venus des pays pauvres du Sud et transformés, en Italie aussi, en boucs émissaires de la crise et des carences de l’Etat. »
La page semblait bien tournée. Omnipotente inamovible à la tête du gouvernement italien pendant plus de quatre décennies, la Démocratie chrétienne — effritée depuis les élections législatives de 1992 (29,5 % des voix) — était écrasée ; un demi-siècle après la fin de la Seconde Guerre mondiale et du régime fasciste, pour la première fois, le MSI, qui se voulait l’héritier de Mussolini, était membre d’une coalition victorieuse. Surtout, pour la première fois depuis sa naissance, la République italienne prenait, avec le masque du Cavaliere Berlusconi, le patron du groupe Fininvest, le visage d’une droite « dure ». En outre, en dépit de son immense complexité, le nouveau système électoral italien, fortement majoritaire, polarisait le vote.
« Silvio Berlusconi n’aura donc conservé son poste de Premier ministre que huit mois [écrit Guido Moltedo]. Pourtant, profitant de la poussée à droite de la société italienne et avec l’aide massive des grands médias audiovisuels, il espérait instaurer un régime personnalisé, fort et stable. Les contradictions au sein de sa propre majorité le lui ont interdit, et, malgré les scandales, le “vieux système parlementaire” semble plus difficile à abattre que ne pouvaient le croire les tenants d’un ordre nouveau.
Après avoir accepté la démission de Silvio Berlusconi, [Oscar Scalfaro] a confié le soin de former le nouveau gouvernement à Lamberto Dini [investi le 25 janvier 1995], un membre de l’ancienne équipe, spécialiste des questions monétaires, dont la nomination semble avant tout destinée à rassurer les marchés et à ralentir l’“accélération du temps” qui a marqué l’année écoulée et donné la mesure du “phénomène Berlusconi”.
L’appellation même de “Seconde République” indiquait, certes, un tournant politique et institutionnel par rapport au passé. De nombreux protagonistes avaient disparu de la scène et le système électoral avait changé par l’adoption du vote uninominal (comportant toutefois une dose de proportionnelle pour l’attribution d’un quart des sièges). Pourtant, de telles transformations, aussi significatives qu’elles aient pu être, ne préfiguraient pas une rupture de “régime”. Or c’est ce qui est justement arrivé avec l’irruption des droites guidées par un t personnage hors normes, Silvio Berlusconi.
Evoquer le mot de “régime” est lourd de sens et on peut se demander si son ? utilisation aussi fréquente dans le débat politique, et pas seulement par la üi gauche, a encore une signification, un fondement, à la lumière de la brièveté de l’expérience gouvernementale de Silvio Berlusconi : à peine huit mois (il a démissionné le 22 décembre 1994). C’est un problème complexe, difficile à démêler : si une grande partie des sondages, le sens commun et les analystes 8 sont, en général, d’accord pour signaler l’existence d’un fort courant de droite en Italie, cette puissance ne fonde pas forcément l’existence de ce qu’on appelle 3 un régime, en acte ou en puissance. Même si l’histoire de la Péninsule, avec ses vingt ans de fascisme, nous rappelle que la droite est fortement imprégnée de cette culture. »
La victoire de la gauche aux élections législatives de 1996
Le deuxième séisme de la vie politique italienne a été la victoire de la gauche aux élections législatives de 1996. Déjà, le 7 mai 1995, lors du second tour des élections provinciales et communales, plus de 75 % des villes italiennes passent sous administration du centre gauche. Aux élections législatives anticipées du 21 avril, la coalition de gauche, dite « de l’olivier », dirigée par Romano Prodi, sort victorieuse, surtout en voix, battant le « pôle des libertés », emmené par Silvio Berlusconi. Au Sénat, 157 députés contre 116, à la Chambre des députés 284 contre 246. Ces résultats sont un tournant historique. Depuis que les ministres communistes ont, en mai 1947, quitté le gouvernement De Gasperi, la gauche italienne n’avait pas accédé, dans son ensemble, au pouvoir. Les socialistes seuls y avaient été associés, dans les années 60 et surtout, à partir de 1980, avec Bettino Craxi. L’effondrement du mur de Berlin et le changement radical du PCI, devenu en 1991 le Parti démocratique de la gauche (PDS), membre de l’internationale socialiste, a ouvert le jeu politique italien après 45 ans de quasi-blocage et de domination de la DCI.
Pourquoi cette victoire de la gauche ? Comme l’explique P. Ingrao, « Deux ans après sa victoire aux législatives, c’est une droite en échec qui affronte à nouveau le suffrage des Italiens, le 21 avril 1996. Nous nous trouvons confrontés à la désagrégation d’un bloc social. La distance même qui sépare les événements de Turin, ceux qui se sont produits chez Pirelli et en Calabre, souligne l’effondrement des compromis passés du temps du gouvernement démocrate chrétien-socialiste et du Parti communiste italien (PCI). Par les temps qui courent, il est de bon ton de s’en prendre au consociativismo, caractéristique, durant la Première République, des rapports entre gouvernement et opposition, et concrètement entre Démocratie chrétienne (DC) et PCI.
Quand, à l’aube des années 90, la révolte antijacobine et raciste de la Ligue du Nord prit corps, elle ne recruta pas seulement dans la petite bourgeoisie (commerce, petites et moyennes entreprises, travailleurs indépendants) : elle enflamma aussi — en Lombardie comme en Vénétie, aux confins de cette Mitte- leuropa allemande aux allures de mirage — de vastes secteurs salariés, déjà ravagés par la restructuration capitaliste des années 80. Tombent ainsi des citadelles du mouvement ouvrier, incertaines de leur destin, assaillies par la précarisation, la pression des petites entreprises décentralisées, voire individuelles, et le travail flexible. Dans le lointain Mezzogiorno, accusé par le Nord de jouir de privilèges alors qu’il subit surtout le pouvoir de la Mafia, les nouveaux modes de compétitivité mondiale accélèrent l’hécatombe des rares usines implantées par le keynésianisme d’assistance à l’italienne.
Le centre-gauche rassemblé autour du PDS, se fixe pour but, au lieu de l’unité de la gauche, l’alliance avec le centre, la construction d’un bloc politique avec les modérés. A gauche, seule Refondation communiste se situe clairement dans l’opposition. Bref, le panorama politique italien a radicalement changé. Le mot à la mode dans le jargon, le fantasme quotidiennement agité, c’est l’“ingou- vernabilité”. Il en découle une exagération — et une mystification — des problèmes institutionnels, désignés en permanence comme la source du mal. Le grand accusé, c’est le système électoral proportionnel, présenté comme engendrant la “partitocratie”. D’où d’incessantes disputes sur les divers systèmes majoritaires envisageables, jusqu’à l’enthousiasme soudain pour le “semi- présidentialisme à la française”.
L’éclatement des partis — et leurs regroupements précaires, parfois même incompréhensibles — a la même origine. Ce qui est en cause, c’est la décomposition des rapports de classe, sur lesquels ont grandi et fonctionné, tout au long de ce siècle, le conflit social, l’acdon politique et sa capacité à devenir collective, à exprimer une culture diffuse. Même la division de la gauche italienne — avec une aile, le PDS, qui semble en proie à une dérive centriste, et l’autre, Refondation communiste, enfermée dans une difficile résistance — ne peut s’expliquer par le seul écroulement de l’URSS ou en recourant à des notions comme la “trahison”. Elle reflète, elle aussi, la crise d’une forme de la politique, typique de ce siècle, qui tendait à la construction en commun d’un projet de société. Sa dimension même — celle du pouvoir de l’Etat national, dont tout le réformisme européen s’est servi comme d’un levier — est en pleine mutation : elle enjambe désormais les frontières.
À l’automne de 1994, nous avons assisté à un grand mouvement de masse, avec des millions de gens en lutte, pour la sauvegarde du droit à la retraite. Ce mouvement est resté italien, ne suscitant aucune solidarité dans les autres pays de l’Union européenne. En décembre 1995 à son tour, la France a connu une révolte analogue, aussi imposante, pour la défense de la protection sociale. S’il a rencontré un grand écho en Italie, ce mouvement, lui aussi, est resté solitaire en Europe.»
Le renouveau économique et les transformations sociales
Un dynamisme nouveau des entreprises s’observe aisément, au niveau des grandes entreprises — Fiat, qui contrôle presque totalement l’industrie automobile nationale depuis le rachat d’Alfa Romeo le 1er janvier 1987, étant tout à fait emblématique —, au niveau des PME — célèbre est le cas Benetton, l’entreprise de Trévise, aux multiples franchisés et au taux d’exportation dépassant les 50 % —, au niveau enfin des petites entreprises, qui démontrent une belle vitalité et l’existence d’une véritable « économie souterraine » ou « immergée ». Des « groupes » actuels sont issus de PME, comme De Benedetti, issu d’une PME fabricant au début des années 60 des tubes. En 1999-2000, le groupe Benetton mène à vive allure une politique de diversification le transformant en un conglomérat, Bennetton Edizione Holding, l’habillement ne représentant plus que moins du tiers des ventes du groupe. La firme familiale a pris pied dans les autoroutes (Autostrade), la restauration rapide (Autogrill), les centres commerciaux des gares (Grandi Stazioni) et le téléphone mobile (Blu).
Les privatisations se sont multipliées dans les années 80 et 90. Longtemps, l’Etat avait pris en charge les « canards boiteux », mais à partir de 1983 les ventes au secteur privé ont été nombreuses, fait de l’IRI, Instituto per la Ricostruzione Industriale, créé en 1933, transformé en société par actions en 1992, et enfin liquidé en 2000, fait aussi de l’ENI {Ente nazionale idrocarburri), le cas le plus célèbre ayant été celui d’Alfa Romeo, contrôlé par Fiat depuis 1987.
Dans le domaine social, on remarque d’abord la fin de la famille traditionnelle : l’Italie est un pays traditionnellement nataliste devenu en peu d’années le pays le plus malthusien d’Europe avec l’Allemagne. Le taux de fécondité a chuté, devenant inférieur au taux français, puis à tous les taux européens, et enfin certaines années le plus bas taux du monde, le taux de natalité a baissé, devenant même certaines années inférieur au taux de mortalité, l’image de la mamma italienne est donc tout à fait caduque, comme celle des rues remplies de bambini : le vieillissement de la population est très visible. Contre cela une politique nataliste gouvernementale, qui rappellerait le fascisme, est très difficile à mettre en action. Les allocations familiales sont en Italie ridicules, les avantages fiscaux pour les familles inexistants, les crèches rares… Cette évolution va d’ailleurs de pair avec l’existence d’un véritable melting-pot italien : une sorte d’italien « moyen » est apparu, d’autant que le niveau moyen d’instruction et d’études a beaucoup progressé ces dernières années.
Le taux de natalité reste quand même plus fort dans le Sud de la péninsule, le « record », tout relatif, étant la Campanie (Naples), dont le taux est égal au taux français. Le Mezzogiorno ne représente que 36 % de la population italienne, mais 47 % des naissances de toute l’Italie, 30 % des emplois, 45 % des chômeurs, 57 % des emplois agricoles, 29 % des emplois tertiaires, 20 % des emplois industriels, 18 % des importations et 13 % du tourisme étranger. Mais le Mezzogiorno envoie beaucoup moins que par le passé ses habitants, Rocco et ses frères, vers le Nord.
Enfin, le solde migratoire national s’est renversé : il n’y a plus guère d’émigration vers l’étranger, au contraire l’Italie a vu le retour de nombreux expatriés ou enfants d’expatriés et elle est même devenue une terre d’accueil, pour l’instant surtout de jeunes adultes, venus de pays sous-développés d’Afrique, d’Europe et d’Asie.
La xénophobie
Si Elle aussi, pour cause de désarroi économique, l’Italie est gagnée par la fureur xénophobe : elle connaît des agressions contre les immigrés. On assiste, comme l’écrit G. Rochu, à « la montée d’une xénophobie de plus en plus agressive à l’égard des immigrés venus des pays pauvres du Sud et transformés, en Italie aussi, en boucs émissaires de la crise et des carences de l’Etat. Maintenant qu’elle fait partie du groupe des sept États les plus industrialisés du monde (G7), l’Italie, si longtemps “pauvre”, peut-elle avoir oublié ce qu’est la dure condition de l’émigré ? Comment ne pas s’interroger quand on constate avec quelle insis
tance et quelle efficacité, au cours des élections municipales dans six grandes villes — Rome, Venise, Gênes, Trieste, Naples et Palerme —, en novembre et en décembre 1993, le parti néofasciste MSI et la Ligue (qui n’est pas fasciste mais de culture fascisante) ont évoqué “la menace des immigrés” et fait appel aux plus bas instincts xénophobes ? Dans quatre de ces villes, ces partis anti-étrangers sont devenus les premières forces politiques…
Vieux pays d’émigration durant plus d’un siècle, l’Italie est devenue depuis une dizaine d’années une terre d’immigration. [En] 1990 fut votée la loi Martelli (du nom de l’ancien ministre socialiste de la Justice) qui limitait l’immigration mais régularisait la situation des immigrés clandestins pouvant prouver être entrés en Italie avant le 31 décembre 1989. Une foule de Pakistanais, Indiens, Sri-Lankais et autres Kurdes, clandestins en France, profiteront de l’occasion et viendront se faire “légaliser” à Rome au prix de quelques mensonges. Pourtant, même en évaluant généreusement les “irréguliers” et les clandestins, l’Italie arrive à peine au dixième rang des Ftats européens pour le nombre de ses immigrés (15 millions dans l’Union européenne, 5 en Allemagne, 1 en France, 1,6 au maximum en Italie). »
Vidéo : Europe, pays divers
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Europe, pays divers
https://youtube.com/watch?v=Aicw12zM7OI