L’évolution de la condition féminine de 1870 a 1914 : « L’Ève nouvelle »
À la veille de la Première Guerre mondiale se dessine un nouveau type de femmes ; certes, il ne concerne que certaines : essentiellement urbain, il se diffuse dans la petite et moyenne bourgeoisie, en cours de relative prolétarisation tandis que le monde ouvrier reste attaché à son idéal de femme au foyer ; il est plus parisien que provincial, mais sa présence est suffisamment forte pour être remarquée par les contemporains et considérée comme annonciatrice d’un déplacement des frontières de sexes, qui n’est pas sans inquiéter une partie d’entre eux.
L’affirmation d’une nouvelle identité féminine :
Les conquêtes féminines se soldent aussi par une nouvelle inscription des femmes dans le quotidien, alors que la coupure entre sphère publique et sphère privée est de plus en plus malmenée. Le nombre de femmes qui travaillent est en constante augmentation : en 1906, elles forment 38 % de la population active et 20 % des femmes mariées travaillent. Même si la majeure partie des emplois féminins se trouve toujours dans les secteurs traditionnels (domesticité, travail à domicile [52 % des femmes actives], industrie [25 %], contre seulement 8 % employées) et que les nouveaux métiers mettent l’accent sur les « qualités innées » des femmes (infirmières, enseignantes), des percées non négligeables sont réalisées par les femmes dans des domaines traditionnellement masculins, liés à un savoir qui, au nom de la soi-disant nature féminine, leur fut longtemps refusé.
Les premières femmes-médecins, avocates, professeurs agrégées (300 en 1907) disent leur refus d’un sexe du travail et leur désir d’un métier qui n’est pas choisi par seule obligation économique de travailler et moins encore comme un moyen d’obtenir un salaire d’appoint. Concilier vocation et vie de famille est le souhait des lycéennes de la petite bourgeoisie qui réclame une meilleure formation (600 bachelières en 1914).
Le rétablissement du divorce par la loi Naquet de 1884, la recherche en paternité rendue possible en 1912, la libre disposition de leur salaire par les femmes mariées en 1907 transforment les rapports homme-femme au sein du couple. Les progrès scientifiques sur la génération révèlent, eux, que la femme n’est pas un simple réceptacle et contraignent à repenser les rôles biologiques des mères et des pères.
Ces changements modifient l’allure de quelques-unes qui font figure de modèles : les cheveux sont coupés bien plus court, les vêtements raccourcissent et dessinent une silhouette fluide, voire sportive, pour ces femmes qui apprécient le cyclisme, le ski ou le tennis (Suzanne Lenglen, championne du monde en 1914). Vers 1880 apparaît le mot « garçonne » pour désigner une jeune fille à la vie indépendante, à la nuque rasée, roulant bientôt, cigarette aux lèvres, dans une voiture décapotable. Minoritaires, ces femmes qui semblent annoncer le futur de toutes font couler beaucoup d’encre.
La masculinité en crise :
Si une « nouvelle Eve » se profile – tel est le titre du livre de Jules Dubois paru en 1896 – les « nouveaux Adam » ne sont, eux, guère nombreux ; certes, il est des hommes qui se déclarent féministes et agissent comme tels, d’autres qui, pour des raisons politiques, souhaitent voir les femmes échapper à l’influence de l’Église, d’autres qui sont heureux, et le disent, comme Villiers de lTsle-Adam (1838-1889) dans L’Ève future (1886), de voir s’établir de nouvelles relations avec des femmes à la fois sensuelles et intelligentes, d’autres enfin qui sont conscients de l’inéluctabilité de l’évolution de la condition féminine (Anatole France, 1844-1924). Mais le sentiment dominant chez les hommes est une peur angoissée de voir les relations de sexes changer à leur désavantage ; ces transformations, qui ne sont pas révolution, remettent en cause leur identité masculine. Pour lutter contre cette dévirilisation, fantasmagorique, des hommes se réfugient dans la misogynie égrillarde – celle qui accueille, par exemple, les interventions des premières avocates – dans la pure tradition gauloise; la littérature antiféministe retrouve de la vigueur {Le Manifeste futuriste, de Marinetti, 1909; Le Pouvoir social des femmes, de Georges Deherme, 1912). Le développement du sport, marqué par l’amitié virile et musclée, celui de la littérature policière, ennemie de la littérature à l’eau de rose destinée aux femmes, ou des romans d’apprentissage masculin (Roger Martin du Gard, 1881-1958), l’affirmation d’une amitié masculine, voire de l’homosexualité, sont les refuges d’une masculinité crispée, angoissée, blessée.
1914, l’année des femmes… !
Le politique demeure donc fermée aux femmes, et ce malgré l’intensification du mouvement féministe suffragiste au cours de la décennie qui précède la guerre.
En mars 1914, un nouveau meeting suffragiste, organisé à Paris par le CNFF, la LFDF et l’UFSF, réunit 1 300 participantes ; il reçoit le soutien de personnalités masculines, dont celui de Ferdinand Buisson (1841-1932), grande figure de la République radicale, président de la Ligue des droits de l’homme et président de la LESF.
Fidèles à leur ligne, les suffragistes préfèrent aux manifestations de rue le poids des mots, par crainte du ridicule et des moqueries de la presse. Le Journal et la Ligue nationale pour le vote des femmes (LNVF), créée par Judith Ducret-Metsu en janvier 1914, organisent un vote blanc sur le suffrage féminin : 505 972 bulletins se prononcent en sa faveur, 114 s’y opposent (mai 1914). Le mouvement suffragiste en sort renforcé du soutien de femmes non militantes. L’arrivée à la présidence du Conseil, le 13 juin 1914, de René Viviani – fils de féministe, lié à Marguerite Durand, ami d’Amélie Hammer, présidente de l’Union fraternelle des femmes, et de la journaliste féministe Séverine (1855-1929), président d’honneur de la LFDF – est du meilleur augure pour le mouvement suffragiste, plus uni que les années précédentes. Le 5 juillet 1914, sur l’initiative de Séverine, qui veut unifier les associations suffragistes en une Entente fédérale pour le suffrage des femmes qui oublierait les désaccords entre les associations, se déroule une manifestation en hommage à Condorcet ; elle inscrit la lutte présente des femmes dans la tradition nationale, dans la continuité des luttes féministes passées et dans la mixité. Le suffragisme – endeuillé par la mort, en avril, d’Hubertine Auclert – vit en ces mois son âge d’or; l’UFSF compte 12000 adhérentes, surtout des femmes des classes moyennes, réparties dans plus de cinquante groupes. Le mouvement, fort du ralliement de principe de trois cents députés, du soutien du Parti socialiste, des membres de la LESF, a confiance dans la République, qui ne peut que répondre aux demandes des femmes.