L'exclusion des femmes de la démocratie naissante
Un universel masculin?
La question de la réforme électorale domine la vie politique des années 1830 et 1840; la revendication du suffrage universel fait son chemin et devient un cheval de bataille des républicains au fil des ans. Mais aucune précision n’est clairement donnée quant à l’éventualité d’un sexe de cet « universel ». La révolution de février 1848 conduit à la proclamation de la seconde République le 24 février. Le 2 mars, le gouvernement provisoire déclare électeurs tous les Français de plus de vingt et un ans.
L’attentisme du gouvernement provisoire :
Les premières adresses de femmes au gouvernement visent à attirer son attention sur leur misère. Mettant à profit la liberté de presse, muselée à la fin du régime de Louis-Philippe, Eugénie Niboyet crée, le 20 mars, La Voix des femmes. Le journal rend compte du mouvement à l’échelle européenne, publie le « courrier des lectrices » et s’interroge sur la définition du suffrage; Jeanne Deroin envoie des lettres en ce sens, de nombreuses femmes multiplient les pétitions et les projets auprès des gouvernants. Le 22 mars, une délégation du Comité des droits de la femme se rend auprès du gouvernement provisoire, afin de s’assurer que la République vient de faire des femmes des citoyennes à part entière.
Au nom du gouvernement, Marrast promet aux femmes que tout sera fait « pour les rendre plus heureuses », mais cette bonne parole, teintée de paternalisme, est suivie d’une précision : c’est à la future assemblée qu’il revient de statuer sur le droit de vote des femmes, droit qu’elles n’ont jamais eu, quand les hommes viennent, eux, par la lutte, de récupérer un droit dont ils avaient été dépossédés. Les femmes sont donc exclues des élections des députés à l’Assemblée constituante, prévues pour le 9 avril, puis reportées au 23. Mais des femmes veulent y participer : Jenny d’Héricourt crée à cette fin le Club d’émancipation des femmes, Jeanne Deroin en appelle à un débat public dans La Voix des femmes, le 27 mars. Les « Femmes de 1848 » viennent d’engager ouvertement la lutte pour le droit des femmes.
La réponse des « Femmes de 1848 » :
L’expression, apparue dans La Voix des femmes, journal au rôle fondamental durant ces années, ne doit pas laisser croire à un vaste mouvement unitaire ; mais elle est révélatrice de la volonté de la rédactrice de montrer les femmes en lutte pour les femmes, actrices de leur histoire, qui ne se confond pas avec celle des hommes. Par leur formation, leur conscience de genre et donc leur conviction de la nécessité de luttes spécifiques, ces femmes, issues du saint-simonisme ou influencées par ses idées et celles du fouriérisme (Eugénie Niboyet, Désirée Gay, Jeanne Deroin, la sage-femme Suzanne Voilquin, l’institutrice Pauline Roland [1805-1852], mère célibataire de quatre enfants, Élisa Lemonnier [1805-1865]) sont en effet peu représentatives de la masse des femmes. Avides de leurs droits, en révolte contre leur condition, elles mettent en commun leurs expériences passées et leurs projets dans La Voix des femmes, dont le succès est tel qu’il prolonge les débats sous forme de réunions. Y participe un public hétérogène de ménagères, ouvrières, petites bourgeoises, institutrices, aux conditions familiales variées. Leur réflexion reprend la définition saint-simonienne de l’individu social ; elle articule donc la relation des sexes autour de l’union et de la fraternité : l’égalité des sexes – hommes et femmes n’étant pas semblables, ce qui justifie la participation des femmes à la cité – est au cœur du raisonnement, elle est davantage mise en avant que l’émancipation des femmes, pourtant d’actualité; le mysticisme n’a pas disparu car c’est Dieu qui « unit tout ce qui procède de lui ». Le débat lancé par Jeanne Deroin lui donne l’occasion d’affirmer l’équilibre des droits et des devoirs, un des arguments fondamentaux des « Femmes de 1848 » qui insistent sur la fonction maternelle et domestique des femmes ; c’est donc en tant que femmes, chrétiennes et mères qu’elles réclament les droits, pendants des devoirs qu’elles assument. Faute de pouvoir voter, elles soutiennent des candidats comme Ernest Legouvé ; Eugénie Niboyet propose, elle, la candidature de l’écrivaine de renom George Sand (1804-1876), républicaine enthousiaste, engagée aux côtés du gouvernement provisoire, auteur politique prolixe, épinglée par les caricaturistes comme l’égérie de Ledru- Rollin.
Pas même consultée, George Sand clame son désaccord avec ce « journal rédigé par des dames » avec lesquelles elle n’a pas « la moindre relation, agréable ou fâcheuse » ; elle n’appuie pas la revendication suffragiste et privilégie l’obtention des droits civils, elle refuse d’être candidate. La Voix des femmes réclame alors le vote des femmes, contre « l’îlotisme perpétuel » et insiste sur la non-validité de la formule républicaine : Liberté, Egalité, Fraternité. Les « Femmes de 1848 » se heurtent aux risées de la presse et au silence du gouvernement provisoire.
L’effervescence féministe:
Ni l’opposition rencontrée ni le manque de moyens qui cause la disparition de journaux féminins nés en février ne freinent l’ardeur des « Femmes de 1848 », à Paris comme en province. Elles s’expriment au sein des clubs mixtes, mais le soutien des hommes est faible : Cabet, fidèle à sa position antérieure, ne réclame pas le droit de vote pour les femmes, jugeant l’affaire compliquée, laquelle n’est plus remise ensuite à l’ordre du jour de son club. Des femmes ouvrent les leurs (Club de l’émancipation des femmes, Club de l’éducation mutuelle des femmes) et multiplient les conférences. Elles insistent sur l’obligation d’émanciper le peuple et les femmes, liant droit de vote et droit au travail, au cœur des préoccupations. Une meilleure instruction est indispensable (Lemonnier). Elles réclament et obtiennent l’ouverture d’ateliers nationaux pour les femmes (Gay) et croient dans le rôle des associations dans le domaine du travail (Roland, Deroin), influencées par le fouriérisme. Elles revendiquent le rétablissement du divorce (Niboyet), mais, en mai, la Chambre repousse la proposition de Crémieux en ce sens.
Les séances des clubs donnant lieu à des débats ouverts, les antiféministes en profitent pour en perturber le bon déroulement; Eugénie Niboyet se trouve ainsi contrainte, après les tumultes déclenchés en mai et juin, notamment lors d’une réunion sur le divorce, de renoncer à cette mixité, pour n’effrayer « ni les pères ni les maris ».
La presse et le théâtre antiféministes, entre haine et inquiétude, retrouvent de l’ardeur, raillant la société d’ouvrières surnommées « les vésuviennes », annonçant la Saint-Barthélemy des hommes par les femmes (Le Charivari, avril 1848), riant, dans la pièce Les Femmes saucialistes, de Mmes Giboyet et Consuelo (G. Sand) ; le terrain est préparé pour l’après-juin.