La crise des rapports soviéto-américains
Du milieu des années 1970 au milieu des années 1980, le monde traverse une nouvelle phase de tension internationale. Les raisons en sont nombreuses et complexes. La crise économique et ses effets rendent plus difficiles les rapports internationaux. La conjoncture politique et le rôle des dirigeants à la tête de l’URSS et de l’Amérique ont aussi leur importance.
La remise en cause du duopole:
L’érosion de l’influence américaine:
A la suite de l’affaire du Watergate, s’ajoutant au traumatisme profond provoqué par la guerre du Viêtnam, la démission de Nixon (8 août 1974) aboutit à la fois à une perte d’influence et à une crise de conscience de la politique étrangère américaine. En 1973-1974, obsédés par l’idée d’éviter toute nouvelle intervention (no more Vietnam), les Américains semblent renoncer à l’exercice de leurs responsabilités dans le monde. Ils éprouvent l’érosion de leurs moyens d’influence. Ils n’ont plus ni la supériorité économique, ni la supériorité stratégique. Le repli diplomatique est général, sauf au Proche-Orient, où le président Carter signe les accords de Camp David le 17 septembre 1978.
Face aux désordres de l’Iran et à la prise d’otages des membres de l’ambassade américaine à Téhéran le 4 novembre 1979, face à l’invasion de l’Afghanistan, les Etats-Unis paraissent impuissants. L’échec d’un raid américain pour tenter de récupérer les otages (25 avril 1980) porte un coup sérieux à la crédibilité de l’outil militaire américain et de l’exécutif paralysé par cette affaire. Les divergences de l’équipe au pouvoir et la volonté moralisatrice du président Carter, qui met au premier plan la défense des Droits de l’homme et renonce à fabriquer l’arme neutronique, renforcent l’impression d’une Amérique incertaine et déclinante. À vrai dire, le changement d’orientation a lieu du temps de Carter qui prévient en janvier 1980 que toute tentative pour s’assurer le contrôle du golfe Persique sera considérée comme une attaque lancée contre les intérêts vitaux des États-Unis.
Avec l’élection de Ronald Reagan (1980-1988), l’Amérique s’affirme à nouveau comme leader du monde libre, décidée au redressement, pour réarmer massivement et restaurer l’autorité des Etats-Unis dans le monde face à une Union soviétique menaçante, l’« empire du mal ».
Les zones d’expansion de l’influence soviétique:
En Union soviétique, c’est la fin du règne de Brejnev, fort malade et qui meurt en novembre 1982, et un interrègne sous ses éphémères et âgés successeurs Iouri Andropov (novembre 1982-février 1984) et Constantin Tchemenko (février 1984-mars 1985). L’interruption du dialogue entre les deux superpuissances est aussi la conséquence de cette absence de relations et de ce manque de confiance entre les dirigeants américains et l’équipe soviétique. Or cette période correspond à une grande offensive soviétique dans le Tiers Monde où, tout en combattant l’influence chinoise, l’Union soviétique se taille un empire étendu. Entre autres, elle intervient militairement en Afrique (Angola, Ethiopie) par Cubains interposés et envahit l’Afghanistan. Elle agit souvent en se servant des Etats ou des forces déléguées que sont Cuba, la RDA, la Libye, le Viêtnam. Les Soviétiques n’utilisent pas toujours la force ouverte, mais le plus souvent l’assistance économique et militaire, et surtout ils multiplient les traités avec les États les plus lointains. Tout se passe comme si Moscou avait exploité le désengagement américain pour avancer partout ses pions.
Le duopole en question:
Cette crise des rapports soviéto-américains ne met pas un terme à la concertation mutuelle afin d’éviter toute confrontation armée, mais elle remet en cause la cogestion des affaires internationales par les deux superpuissances. Les signes visibles de la crise sont la dénonciation des accords commerciaux, la diminution du nombre des accords militaires, et surtout la raréfaction des rencontres américano-soviétiques. En décembre 1974, le Congrès lie l’octroi à l’URSS de la clause de la nation la plus favorisée à un relâchement des contraintes pesant sur les Juifs soviétiques désireux d’immigrer. Il n’y a pas de rencontre au sommet entre la réunion (Carter-Brejnev) de Vienne en juin 1979 et celle de Genève en novembre 1985 (Gorbatchev-Reagan). Les Américains ne participent pas aux Jeux olympiques de Moscou en 1980 ; par rétorsion, l’Union soviétique, suivie par treize autres pays, ne participe pas aux Jeux olympiques de Los Angeles de 1984. Un nouvel esprit de « guerre froide » gagne les relations internationales. Avant même la conférence d’Helsinki, Alexandre Soljénitsyne estimait que la détente était un leurre. Les lendemains d’Helsinki confirment les prévisions pessimistes. La conférence de Belgrade (octobre 1977) qui doit prendre le relais d’Heksinki s’achève par un échec total, en raison de l’antagonisme des positions occidentale et soviétique sur les Droits de l’homme…
Les Américains reprochent aux Soviétiques de tirer parti de la détente pour obtenir des avantages unilatéraux, comme la reconnaissance sans contrepartie du statu quo hérité de la guerre, la progression du camp socialiste en Asie du Sud-Est et en Afrique, des accords de coopération leur permettant de recevoir des produits de la technologie occidentale et des céréales. Enfin les Occidentaux font grief aux Soviétiques d’avoir profité de la détente pour continuer leur effort d’armement.
La course aux armements:
Alors qu’Américains et Russes s’étaient mis d’accord pour limiter le nombre de leurs missiles intercontinentaux (accord SALT de 1972), l’URSS se lance dans une modernisation forcenée de son arsenal et réussit, sans violer la lettre des accords, à tripler le nombre de ses ogives, en adaptant des têtes multiples aux lanceurs de la nouvelle génération. De fait, depuis 1973, les Soviétiques ont expérimenté avec succès des engins à têtes multiples (MIRV). En outre, les Soviétiques mettent au point un missile de portée intermédiaire (4 000 à 5 000 km) échappant aux limitations de l’accord SALT : c’est le SS 20, qui peut atteindre toute l’Europe occidentale et dont le premier essai a lieu en 1975, l’année même de la conférence d’Helsinki.
Au début des années 1980, le bilan des forces, selon l’institut international d’études stratégiques de Londres, fait apparaître l’URSS comme la première puissance militaire du globe sur le plan des forces nucléaires. Non seulement la supériorité des forces conventionnelles du pacte de Varsovie est écrasante, mais l’URSS installe en Europe orientale à partir de 1977 un réseau de 330 fusées SS 20. Cet arsenal gigantesque s’accroît au prix d’un effort financier considérable : 5 % du PNB pour les États-Unis, autour de 15 % du PNB pour l’URSS autant qu’on puisse le savoir. La force de frappe ainsi obtenue serait susceptible d’anéantir plusieurs dizaines de fois toute vie sur la planète. C’est dire que la conception qui prévalait du temps de Nixon d’une détente fondée sur la parité nucléaire et le gel des tensions a fait long feu.
Dès lors, les négociations sur la limitation des armements sont plus difficiles. Les discours soviétiques sur le désarmement reflètent-ils le souci des dirigeants de consacrer davantage d’énergie à l’économie soviétique ou un trompe l’œil destiné à endormir la vigilance de l’adversaire, alors que l’URSS comble son retard stratégique ? Malgré tout, les négociations SALT II aboutissent à Vienne (15-18 juin 1979) à la signature par Brejnev et Carter d’un accord succinct. Il limite le nombre (2 250) et le type (1 320 missiles à têtes multiples maximum, dont 820 pour les engins ICBM sol-sol) des lanceurs nucléaires intercontinentaux pour chacun des deux pays. Le traité ne réduit pas la course aux armements, il se contente d’en freiner la progression. Et d’ailleurs, le Sénat américain refuse de le ratifier, car les accords sont jugés trop favorables à l’Union soviétique. Des négociations sur la réduction des forces en Europe, les MBFR (Mutual Balanced Forces Réduction) entamées à Vienne en octobre 1973 avec la participation de 12 pays de l’OTAN et de 7 pays du pacte de Varsovie, piétinent. Leurs interminables rencontres ne permettent ni d’évaluer le poids respectif des effectifs et des armements dans les deux blocs ni de proposer des réductions et de mettre au point un système de contrôle acceptable par tous. Surtout les entretiens sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) qui s’engagent à Genève le 30 novembre 1981 ne débouchent sur aucun résultat positif. Des négociations START (Stratégie Arms Réduction Talks) commencent le 29 juin 1982 à Genève, mais aboutissent rapidement à l’impasse. C’est l’affaire des euromissiles qui est la plus grave.
Les euromissiles et l’initiative de défense stratégique. L’installation progressive en Europe orientale des SS 20, fusées soviétiques à trois têtes nucléaires de 150 kilotonnes chacune, de portée intermédiaire (5 000 km), dirigées vers l’Europe occidentale, et des bombardiers Backfire provoque l’alarme des Européens. Si ces fusées soviétiques sont incapables d’atteindre l’Amérique, elles menacent directement l’Europe et n’entrent pas dans les calculs de limitation des armes stratégiques (+ de 5 500 km) concernées par les SALT IL
A la suite du discours alarmiste du chancelier allemand H. Schmidt (octobre 1977) et de la rencontre au sommet informelle de la Guadeloupe (janvier 1979), l’OTAN dénonce l’installation des SS 20 et prend en décembre 1979 la « double décision » d’offrir la négociation à l’URSS ou, en son absence, de moderniser et de renforcer les armements de l’OTAN en Europe. Jusqu’alors, les armes nucléaires tactiques américaines entreposées dans les Etats européens n’étaient pas susceptibles d’atteindre le territoire de l’Union soviétique. L’installation de missiles intermédiaires américains en Europe de l’Ouest, 108 fusées Pershing Il à une seule ogive et d’une portée de 1 800 km et 464 missiles de croisière de 2 500 km de portée expose donc le territoire soviétique à une frappe nucléaire rapprochée et renforcée. Aussi l’URSS tente-t-elle de s’opposer à la mise en œuvre de cette décision par des propositions de gel et de réduction des armements et par une campagne de propagande. Les États-Unis lancent l’idée de 1’« option zéro » proposée par Reagan le 18 novembre 1981 (démantèlement des fusées soviétiques en contrepartie de l’abandon du déploiement des Pershing et des Cruise). De 1981 à 1983, une vague de pacifisme s’affirme en Europe, surtout en Allemagne et en Angleterre. Mais à la suite de la victoire de la coalition CDU-FDP aux élections allemandes de mars 1983, les premières fusées Pershing II sont installées en Allemagne de l’Ouest à la fin de 1983. C’est un succès inespéré pour l’Alliance atlantique, un grave échec pour l’URSS. Du coup, celle-ci se retire de toutes les négociations de désarmement et annonce un fort accroissement de son arsenal nucléaire. La confrontation succède à la concertation et la course aux armements reprend de plus belle. Présentée comme le moyen de mettre fin à l’équilibre de la terreur, elle est relancée par les États-Unis, sous le nom de « guerre des étoiles ».
L’Initiative de défense stratégique (IDS ) annoncée le 23 mars 1986 par le président Reagan consiste en un projet d’installalion d’un bouclier spatial de protection contre les missiles balistiques. Dans l’esprit du président Reagan, il s’agit de libérer les États-Unis de la peur du nucléaire et peul-être d’affranchir l’humanité du risque atomique. L’idée est de créer un système défensif qui devrait, à l’horizon 2 000, rendre obsolètes les armes offensives nucléaires en les interceptant et en les détruisant avant qu’elles n’atteignent le sol des Étais Unis. L’ampleur du programme (26 milliards de dollars), l’innovation techno logique qu’il suppose ont un caractère déstabilisant qui remet en question le principe de la dissuasion mutuelle, constitue un risque supplémentaire de découplage entre la défense de l’Amérique et celle de l’Europe, et enfin apparaît comme un défi à l’Union soviétique. Ses dirigeants vont sans cesse réclamer la renonciation des États-Unis à l’IDS, en même temps qu’une reprise des négociations sur le désarmement.
La course aux armements n ’est d’ailleurs pas limitée aux deux Grands. Les dépenses militaires ont en 1981 dépassé le cap des 450 milliards de dollars, soit une dépense moyenne supérieure à 2 millions de dollars par minute. Les ventes d’armes constituent l’un des poste-clés du commerce mondial. Les États-Unis et l’URSS représentent à eux seuls plus de 72 % des ventes. Derrière eux, la France et la Grande-Bretagne comptent pour 18 %. Du côté des pays acheteurs, les pays du Moyen-Orient effectuent à eux seuls environ 57 % des achats mondiaux d’armements contre 13 % à l’Afrique et 12 % à l’Amérique latine.
Les difficultés du dialogue américano-soviétique s’accompagnent de la remise en cause de la cogestion des relations internationales. Le principe de non-ingérence dans les affaires du bloc opposé est enfreint par exemple lorsque les États-Unis soutiennent les dissidents des pays de l’Est ou lorsque l’URSS intervient au Nicaragua, situé dans la sphère d’influence américaine. Cette crise des rapports américano-soviétiques marque aussi la fin d’un certain condominium des deux superpuissances. Leur influence décroît au moment même où émergent de nouvelles puissances avides de responsabilité : Chine, Japon, Communauté européenne, pays de l’OPEP, pays non alignés. Du coup, les grandes puissances ont du mal à contrôler les conflits périphériques et encore davantage à avoir prise sur des acteurs régionaux et sur le terrorisme international.