La démocratie naissante sans les femmes: l'émergence du féminisme
Les dans les théories utopistes :
Dans leurs projets de société, les utopistes fondent de nouvelles relations entre les sexes.
Des phalanstères basés sur l’égalité des sexes :
Charles Fourier (1772-1837) prône l’organisation d’une société à partir de phalanstères. Ces groupes, formés d’hommes et de femmes, partagent le fruit de leur travail et les tâches domestiques, car « une femme civilisée [n’est] pas destinée qu’à soigner le pot au feu et à ressarcir les culottes d’un époux ». Son projet rejette la famille monogamique, est favorable à la liberté sexuelle dans le phalanstère et affirme le lien entre égalité des sexes et progrès sociaux.
Sa théorie est défendue par son disciple Victor Considérant (1808-1893) qui fonde en 1832 l’École sociétaire; toutefois, il renonce à défendre le multiple partenariat sexuel.
« L’homme et la femme, voilà l’individu social »
Telle aurait été la confidence de Saint-Simon (1760-1825) sur son lit de mort. Prosper Enfantin (1796-1864) se pose en disciple du philosophe économiste, favorable au développement de la production comme moyen d’améliorer la condition du peuple et partisan de l’élection dans le monde entier de conseils admettant les femmes (Lettres d’un habitant de Genève à ses citoyens, 1803). Enfantin se prononce pour l’égalité des sexes, l’affranchissement des femmes, aussi indispensable que celui des prolétaires, la liberté des mœurs et leur transparence. À la tête de cette communauté toute d’amour régnera le couple pontifical ; le « Père » est déjà là en la personne d’Enfantin, qui manie la séduction mystique avec une belle ambiguïté, la « Mère » est, elle, quelque part en Orient…
Des femmes, individuellement (Eugénie Niboyet) ou en couple (Claire Bazard et Saint-Amand, Cécile et Henri Foumel), adhèrent avant 1830 au saint- simonisme, au prosélytisme très actif. Leurs prédications touchent un public féminin de plus en plus nombreux. Eugénie Niboyet (1807-1883), bourgeoise issue d’une famille de penseurs protestants, mariée à un ingénieur et mère de famille, philanthrope, visiteuse de prison et secrétaire de la Société morale chrétienne, excelle dans cette diffusion idéologique. Le Globe, journal saint- simonien, ouvre ses tribunes aux femmes qui y expriment leurs revendications.
L’égalité des sexes en Icarie :
Quelques années plus tard, Etienne Cabet (1788-1856) veut l’égalité de l’instruction et le libre accès aux professions pour les deux sexes. il déplore que « les femmes en masse [soient] les esclaves des hommes en masse qui ne leur laissent aucun droit et qui leur imposent toutes les lois dictées par leur caprice et leur égoïsme » (Voyage en Icarie, 1842). Bien moins audacieux que Fourier, il reste attaché à la structure familiale, dont le mari demeure le chef, et n’envisage pas une égalité politique, ne concédant aux femmes qu’une voix consultative dans la gestion de la cité.
Des femmes sur les barricades :
Les révolutionnaires de 1830 :
Les femmes sont présentes durant les Trois Glorieuses (27, 28, 29 juillet 1830). Elles appartiennent surtout aux métiers (passementières, regrattières, marchandes, chapelières) ; on les trouve sur tous les fronts : manifestations de rue, devant la Bourse le 26 juillet, puis encouragements aux combattants, construction des barricades, notamment celles du faubourg Saint-Antoine et de la place de l’Odéon, fabrication de cartouches et de poudre à canon, invasion des Tuileries le 29, durant laquelle s’illustre une jeune fille de dix-neuf ans. Le premier drapeau tricolore apparaît sur une barricade, brandi par Clara Levieux. Des femmes sont au nombre des morts (environ 1 000, et 5 000 blessées). Mais le peuple se voit confisquer sa révolution : Louis-Philippe devient roi des Français ; aussitôt Louise Dauriat lui demande, en vain, d’être aussi celui des Françaises.
Les femmes, égéries des barricades :
Au cours du siècle, les allégories féminines envahissent le paysage urbain (peintures, statues et fontaines), symbolisant les vertus, les villes, les muses inspiratrices, dans les lieux mêmes d’où les femmes sont exclues (murs et plafonds de l’Assemblée nationale et de la Sorbonne). L’iconographie des Trois Glorieuses fait la part belle aux femmes : les voilà en mères éplorées, en compagnes consolatrices, mais aussi, représentation nouvelle, en combattantes des barricades, armes à la main. Brève transposition du réel : bientôt les femmes se ligent en allégories qui annoncent Marianne brandissant le drapeau tricolore.
Paroles de femmes, paroles féministes :
Des femmes savent immédiatement mettre à profit l’espace de liberté que crée, après la révolution de 1830, la Charte révisée, par le possible recours à des pétitions adressées à la Chambre et le rétablissement de la liberté de la presse.
Les prolétaires saint-simoniennes :
Après la déception des Trois Glorieuses, les premières disciples saint- simoniennes, essentiellement bourgeoises, sont rejointes par des femmes du peuple, avides de culture, de renouveau social dans l’égalité des sexes, de solidarité, voire d’une forme de religiosité (les lingères Jeanne-Désirée Véret- Gay [1810-1890] et Jeanne Deroin [1805-1894], sur le point de passer son brevet d’institutrice). Mais l’écart entre la théorie et la pratique qui ne traite pas hommes et femmes dans une parfaite égalité, notamment dans l’application de la morale sexuelle et dans celle de la répartition des responsabilités, le fossé que crée l’ouverture par Enfantin d’une communauté réservée aux hommes, l’Apostolat, à Ménilmontant, déçoivent certaines adeptes (1831). Des dissidentes se regroupent : les « prolétaires saint-simoniennes ».
Les premiers journaux féministes :
Fortes d’un apprentissage fructueux, d’une expérience d’émancipation novatrice et d’une habitude de la prise de parole, les dissidentes saint-simoniennes veulent faire entendre la voix des femmes. Peu après l’insurrection de juin 1832, Désirée Gay lance, au prix de quinze centimes, « une petite brochure rédigée et publiée par des femmes [elles signent de leur prénom, refusant l’identité du père ou du mari] qui paraîtra plusieurs fois par mois à jours indéterminés » ; les rédactrices lient la cause féministe et la cause prolétarienne.
Posée comme indissociable de l’égalité, cette liberté n’est pas synonyme de licence. Elle passe par une réforme complète de l’éducation, par le rétablissement du divorce – réforme repoussée par la Chambre des pairs en 1831 et 1833. Cette ânnée-là, Eugénie Niboyet crée, à Lyon, Le Conseiller des dames, puis en 1834, L’Athénée des femmes.
Des pétitions féministes :
Les pétitionnaires, notamment celles de La Gazette des femmes, journal de législation et de jurisprudence (une douzaine de numéros entre 1836 et 1838), dénoncent surtout les contradictions du Code civil : l’obéissance des épouses est contraire au respect mutuel au sein du couple; en tant qu’association, le mariage doit permettre à chacun de ses membres de posséder les mêmes droits, en tant que contrat, il doit pouvoir être rompu. Les demandes de révision se multiplient et celles du rétablissement du divorce sont particulièrement fortes ; elles s’opposent au recours à la séparation de corps qui isole les femmes (pétition divorciaire de Mlle Delpeschin, 500 signatures, essentiellement de milieux bourgeois, 1836). La réflexion se fonde sur le droit naturel, elle glisse avec aisance des droits civils aux droits civiques.
Certaines demandes de révision du Code s’insèrent donc dans un féminisme que l’on peut qualifier d’intégral, il s’affirme dans les années 1840. Ainsi, à travers des brochures et des cours éducatifs, Louise Dauriat réclame le droit de vote pour les Françaises, le posant comme un droit naturel, tout en insistant sur une nécessaire profonde modification du Code civil.
Mais les pétitions de femmes, qui, par leur seule existence, donnent à celles-ci un droit politique que les années 1850 tenteront, comme tel, de rogner, ne sont même pas examinées par les députés, elles sont « hors de propos » (Geneviève Fraisse).
Les journaux féminins, l’intégration du genre :
La vitalité de la presse profite aux journaux destinés aux femmes. Leurs titres révèlent à eux seuls leur contenu : La Gazette des ménages, Le Mercure des salons, La Mode, Le Messager des dames, La Mère de famille… Ces ancêtres de la « presse féminine » rappellent que les journaux féministes sont minoritaires, comme le sont si souvent leurs revendications. Le mouvement romantique qui exalte une femme éthérée contribue à voiler les réalités de la condition féminine et ne favorise pas la prise de conscience du genre. L’éducation des femmes, entièrement axée vers le privé, la faiblesse de leur instruction, malgré la loi de 1836 qui crée la première École normale de jeunes filles pour former des institutrices, le poids de l’Église, qui sublime la mère, contribuent à l’adhésion, dont on ne peut mesurer le degré, de la grande majorité des femmes à la différence des sexes. On ne peut entendre que celles qui expriment par l’écrit leur opposition. Quelques bourgeoises justifient et confortent la division des sphères : selon elles, le foyer est le lieu où les femmes, à la fois instruites et vertueuses, régnent (« L’empire d’une femme est son ménage », le Journal des femmes, 1832), la femme a un rôle d’éducatrice des enfants, d’épouse modératrice auprès de son mari ; voilà pour beaucoup de bourgeoises l’action féminine dans l’Etat, dans une optique très moraliste, marquée du sceau de leur religiosité.