La démocratie naissante sans les femmes: la réaction antiféministe
La cassure de juin :
Les journées de juin (22-26 juin 1848) creusent un fossé entre la République, bourgeoise, et le peuple sur lequel elle tire. Cette déchirure qui suit une frontière de classe n’épargne ni les femmes ni les féministes. Les ouvriers pleurent sur le sort des ouvrières avec lesquelles une Désirée Gay ou une Jeanne Deroin s’affirment solidaires. Les observateurs (Tocqueville) confient être frappés par les excès des femmes du peuple, la presse féministe répugne à la violence de la rue et opte souvent pour le silence. La répression s’abat sur le petit peuple : en juillet 1848, 600 femmes, dont 222 blessées, sont incarcérées à la prison parisienne de Saint-Lazare ; 300 lingères, couturières, blanchisseuses… sont ensuite poursuivies sur un total de 20000 prévenus; les unes se sont montrées partisanes de la révolution et bien souvent complices de leur mari, affirmation qui peut être un moyen de défense; certaines agissent seules. La répression n’ignore certes pas les femmes, mais semble leur accorder peu de valeur, si l’on en croit l’acquittement même de meneuses.
Une fois de plus, leur présence est difficile à évaluer; il semble que la barricade devienne en 1848 un lieu de lutte plus masculin qu’en 1830, davantage dans la représentation que dans la réalité ; les femmes perdent de leur réalité de chair, celle de combattantes qui effraient les hommes, pour ne plus être que des allégories.
Des mesures contre les femmes :
Les journaux féministes sont touchés par la répression de la presse. Privée d’indemnité littéraire, Eugénie Niboyet se retrouve démunie mais toujours la cible des caricaturistes. Les réunions de clubs sont limitées ; un sort particulier est réservé aux femmes : interdiction, comme aux enfants, d’être membres d’un club et d’assister à tout débat public (26 juillet), seuls les socialistes et l’extrême gauche se déclarent contre cette mesure. L’exclusion des femmes du politique se poursuit alors même que s’affirmait leur volonté d’être reconnues comme sujets et donc de posséder les droits civils et civiques.
Les projets de constitution vont dans le même sens, à l’exception de celui du banquier sant-simonien Olingue Rodrigues, soutien précieux de La Voix des femmes, favorable au vote féminin; la proposition de Victor Considérant, député fouriériste, d’accorder les droits politiques aux femmes, n’est même pas discutée, et ce dès le 13 juin. La Constitution (12 novembre 1848) ne donne le droit de vote qu’aux hommes, et l’atmosphère antiféministe s’exprime avec outrance par la voix du socialiste Proudhon (1809-1865) qui affirme qu’entre « ménagère ou courtisane, il n’y a point pour la femme de milieu » (décembre 1848). Il trouve en face de lui Jeanne Deroin. Du reste, la misère qui sévit amène davantage de femmes à réfléchir sur la nécessité absolue pour les ouvrières de travailler et sur la difficile conciliation de la situation de travailleuse et de mère, « principale fonction de la femme ». L’heure est pour beaucoup aux revendications matérielles (demande de crèche)…
Le combat de Jeanne Deroin :
Après avoir pris ses distances avec Eugénie Niboyet, Jeanne Deroin quitte La Voix des femmes, déchirée par les dissensions ; elle fonde La Politique des femmes, avec Désirée Gay, qui en prend la direction le 18 juin; la même semaine, La Voix des femmes publie son dernier numéro. Privilégiant la solidarité de classe à la solidarité féminine, le journal est axé sur le politique, en direction des ouvrières, et espère l’appui des socialistes; la rupture avec Eugénie Niboyet, qui part pour Lyon, est ainsi consommée. Victime du cautionnement obligatoire, le journal disparaît en août, après deux numéros seulement. L’Opinion des femmes dirigées par Jeanne Deroin, lui succède, d’août 1848 à août 1849.
Arguant qu’aucun texte ne déclare clairement les femmes inéligibles, Jeanne Deroin entre en campagne pour les élections législatives de 1849, dans le département de la Seine. Sa candidature déchaîne le chahut dans ses réunions et l’opposition de Proudhon dans le journal Le Peuple. La législative rétablit le suffrage restreint le 31 mai 1850. Les femmes ne sont plus les seules privées du droit de vote, mais elles n’oublieront pas que la démocratie naissante – qui a fait passer le droit de vote d’une conception familialiste (le père vote pour la famille qu’il représente) à une conception individualiste – a été « exclusive » (G. Fraisse), quand bien même les femmes affirmaient la nécessité d’une société mixte.