La lente entrée des femmes dans la modernité du XXe siècle: de la ménagère à la mère au foyer
Le travail ménager, un art :
« Moulinex libère la femme » :
En 1923 s’ouvre le premier Salon des arts ménagers : l’invisible et gratuit travail domestique des femmes est élevé au rang d’un art où cohabitent le savoir et le savoir-faire de la ménagère, devenue par l’emploi des machines une technicienne. Publicité, revues (Mon chez-moi, de la Ligue de l’organisation ménagère), ouvrages (ceux de Paulette Bernège, fondatrice alors de l’institut d’organisation ménagère mettent l’accent sur la taylorisation du travail ménager, reprenant les théories du Domestic Science Movement, créé aux États-Unis. La technique réorganise l’espace ménager et diminue le temps imparti aux tâches domestiques, présentées comme des actes de créativité et non plus comme des besognes répétitives : la cuisine devient l’art culinaire du cordon-bleu; la ménagère confrontée à la crise des années 30 en préserve la qualité grâce à son ingéniosité, stimulée par la collection « A la fortune du pot ».
La réalité quotidienne :
La réalité est souvent tout autre. Les logements sont exigus : en ville, des familles nombreuses s’entassent dans des deux-pièces ; les campagnes – où le nombre de maisons au sol de terre battue diminue et où s’accentue la séparation des hommes et des bêtes – et les quartiers populaires ont rarement l’eau courante, en 1938, 65 % des Français ont l’électricité. La lenteur des progrès est incompatible avec l’idéal de la ménagère technicienne. Cependant, cette valorisation du travail domestique favorise le développement de l’enseignement ménager, sous l’impulsion de l’État qui le considère comme un enseignement professionnel et un indispensable cours pour les ouvrières.
Les slogans sur la liberté de la femme ne doivent pas faire illusion quant au contenu de ladite liberté : le gain de temps est censé lui permettre de se consacrer davantage à son intérieur et surtout à ses enfants, non aux loisirs et à un travail extérieur. L’éloge de la ménagère, promue maîtresse de maison ou femme d’intérieur, s’inscrit dans une propagande populationniste et une politique familiale du retour des femmes à la maison, en direction essentiellement des femmes des classes moyennes, force montante de l’époque ; les difficultés économiques de l’entre-deux-guerres accentuent cette orientation, en période de chômage.
La maternité sociale :
« L’obsession démographique » (H. Le Bras) :
Le spectre de la dépopulation, lié à la saignée démographique de la Grande Guerre, tourne à l’obsession face à l’excédent des décès sur les naissances (1919, 1929, de 1935 à 1939). Chaque année se tient, à partir de 1919, un congrès de la natalité; l’objectif du Conseil supérieur de la natalité (créé en 1920) est d’accroître la natalité pour lutter contre la dépopulation, de développer la puériculture et de rendre hommage aux familles nombreuses. Les néo-malthusiens sont les victimes de la loi de 1920 réprimant l’avortement et la publicité pour les pratiques contraceptives : Eugène (1870-1944) et Jeanne Humbert (1890-1986), figures de proue du mouvement, sont poursuivis et condamnés à des peines de prison. Afin d’éviter l’indulgence éventuelle des cours d’assises, la loi de 1923 transforme l’avortement en un délit relevant de la correctionnelle et donc de juges professionnels ; les peines sont plus lourdes pour les avorteurs que pour les avortées. Cet arsenal juridique est sans effet sur une natalité à la baisse. L’opinion commune est que la relance de la natalité passe par la diminution de l’emploi salarié des femmes. Au cœur de la réflexion des féministes de l’entre-deux-guerres, la question de la maternité accentue l’opposition entre réformistes et radicales; deux positions se dégagent, sans rendre compte pour autant des nuances et des engagements individuels.
L’appui des féministes réformistes :
Des féministes réformistes (Margueritte de Witt-Schlumberger, présidente de l’UFSF, Augusta Moll-Weiss, Clotilde Mulon) participent aux congrès annuels de la natalité ; Marguerite de Witt-Schlumberger et la féministe Marie-Louise Bérot-Berger, de l’Union fraternelle des femmes, sont les deux seules femmes sur les trente et un membres du CSN (1920, médaille de la famille nombreuse; 1926, reconnaissance de la fête des Mères) Majoritairement réformistes, les féministes cherchent à intégrer les femmes dans la vie de la cité; aussi, l’importance accordée alors à la maternité, une fonction sociale capitale, les amène à penser qu’elles peuvent l’utiliser pour obtenir des droits pour les femmes, à partir de ceux qu’on leur concédera en tant que mères; telle est la position, adoptée par la branche française du Conseil international des femmes (CIF), le CNFF et ses 180 000 membres : ils multiplient les déclarations et les demandes de législation protectrice des mères. Conformément à la ligne antérieure opposée à l’avortement, les féministes de cette fédération ne s’élèvent pas contre la loi de 1920, se contentant de faire prévaloir la prévention (asile pour les femmes enceintes, subventions) sur la répression, qui devrait aussi toucher le géniteur. Cette orientation est conforme à la stratégie réformiste : ces féministes prouvent ainsi qu’elles ne veulent pas bouleverser les mœurs, qu’elles sont respectueuses de la moralité en vigueur – contrairement aux néo-malthusien(ne)s auxquel(le)s elles ne veulent pas être assimilées – et soucieuses du bien de la France ; il est par ailleurs probable que de nombreuses féministes, bien que républicaines laïques, soient marquées par le moralisme et l’éducation religieuse ; elles adhèrent donc à l’interdit de l’avortement et de la contraception, comme bon nombre de femmes, qu’il ne s’agit pas d’effrayer. Logique est le soutien à la politique familialiste des féministes chrétiennes et de l’Union nationale pour le vote des femmes (1920), alors présidée par Mme Le Vert-Chotard. Ses adhérentes veulent préserver l’intégrité de la famille.
L’opposition des féministes radicales :
Les féministes radicales refusent, elles, la politique nataliste et soutiennent le néo-malthusianisme. Madeleine Pelletier, médecin, pratique des avortements, tout en prônant la virginité militante qu’elle a adoptée. Nelly Roussel qualifie de « scélérate » la loi de 1920 et réclame pour les femmes le libre
choix à l’avortement, première ébauche du birth control; elle tient à affirmer clairement que le développement de la contraception par l’information devrait faire reculer l’avortement, solution ultime. Séverine appelle les femmes à faire la « grève des ventres ». Les institutrices féministes Henriette Alquier et Marie Guillot (1881-1934) publient en 1927 un rapport, « La maternité, fonction sociale », qui leur vaut le tribunal correctionnel, qui cependant les acquitte. La position des radicales, vivement intéressées par le discours psychanalytique, est exceptionnelle : la question sexuelle ne fait pas partie des préoccupations des autres féministes. Cette tendance reçoit le soutien du Parti communiste qui réclame l’abrogation de la loi de 1920 et approuve la libre maternité jusqu’en 1934, date à laquelle le PC adopte les positions familialistes de l’Union soviétique.
Cette position demeure minoritaire : les « états généraux du féminisme » (14-16 février 1929) saluent la réunion à cette occasion des associations « s’occupant du sort de la femme, de l’enfant, de la famille » pour obtenir les réformes souhaitées, notamment la mise en place d’une législation protectrice. Les réformistes défendent le couple marié, s’opposent à l’union libre et, avocates de la fidélité conjugale, veulent une seule morale pour les deux sexes. Leur adhésion à la morale sexuelle et ¡’influence du religieux sont perceptibles dans leur lutte contre la prostitution dans l’entre-deux-guerres : elle se fait autant au nom de la condamnation de l’exploitation sexuelle des femmes qu’en celui de la morale. En 1926, la lutte contre la prostitution prend un nouvel élan, avec la création de l’Union temporaire contre la prostitution réglementée; elle est présidée et animée par l’ancienne secrétaire du CNFF, Marcelle Legrand-Falco (1880-1985), qui considère que cette lutte est l’un des combats essentiels du féminisme.
Des mesures familialistes :
La législation protectrice des futures et jeunes mères progresse lentement à partir de la loi Strauss du 17 juin 1913 (congé facultatif de huit semaines avec indemnités) ; les améliorations concernent d’abord les postières et les institutrices (allègement des horaires en 1922, rémunération, faible, de huit semaines de congé de maternité) ; les Caisses de compensation auxquelles le patronat verse des cotisations aident les ouvrières, en une ébauche d’allocations familiales. Les lois des 5 et 30 avril 1930 instaurent l’assurance maternité, incluse dans les assurances sociales ; la France comble en partie son retard en la matière : sont ainsi fournies des aides financières et une indemnité journalière pour perte de salaire ; une assurance pour non-salariées est aussi mise en place. Par cette indemnité, bien maigre, le travail de la femme au foyer est donc indirectement reconnu.
La politique nataliste ne résout pas les problèmes de garde d’enfants, preuve que la mère continue d’être pensée au foyer; les ouvrières, surtout celles qui effectuent les trois-huit, ont recours à la solidarité familiale, le rôle de la grand-mère est alors fondamental. Par la généralisation des allocations familiales, par la loi de mars 1932, versées au père ou à la mère jusqu’aux quatorze ans de l’enfant, le gouvernement incite les mères à rester à la maison ; les féministes, à l’exception des radicales, applaudissent à cette loi, malgré le risque de voir les femmes quitter le marché de l’emploi, plus encore après la majoration des allocations pour les mères au foyer en 1938. Le changement de majorité ne modifie pas la politique nataliste et familialiste : le Front populaire augmente la contribution de l’État aux Caisses de compensation et les allocations pour familles nombreuses; il participe à l’exaltation de la maternité en décidant d’ériger à Paris un monument aux mères françaises. Parce que 23 % des familles fondées en 1930 n’ont toujours pas d’enfant, le Code de la famille de juillet 1939 réaffirme la politique familiale, qui vise à augmenter la natalité et à protéger l’enfant plus que la mère ; il harmonise les mesures incitatives à la natalité (prime au premier enfant), confirme les mesures répressives. Si les féministes réformistes restent fidèles à leur stratégie, elles déplorent, en accord sur ce point avec les radicales, que cette législation soit établie par les hommes. Elles relient ainsi maternité – une fonction sociale – et droit de vote.