La place de la dépression
Une croissance réelle, mais sans création d’emplois
Ce qui change le plus par rapport à l’époque de la Grande Dépression d’après 1929, c’est que désormais la croissance n’est pas créatrice d’emplois. Certains des secteurs économiques les plus dynamiques, les logiciels et la biotechnologie, par exemple, réclament des effectifs très modestes. Aussi l’instabilité sociale et politique pourrait-elle entraver cette marche triomphale. Les profits escomptés de l’eldorado est-européen tardent à se matérialiser et, compte tenu des politiques d’ajustement structurel imposées à ces pays, la récession s’y est installée.
« Cela n’empêche pourtant pas les transnationales d’absorber, secteur par secteur, l’essentiel des capacités de production des anciens Etats communistes. En Pologne, Nestlé a, en janvier [1994], pris le contrôle de la deuxième chocolaterie du pays: en 1991, Pepsico avait déjà racheté la première. […] Alors que l’économie mondiale s’enfonce toujours plus dans la stagnation, rien ne garantit, contrairement à ce qu’ont affirmé certains experts, que la montée en puissance des capitalismes chinois, indonésien et malaisien constituera le moteur d’une expansion économique qui contrebalancerait le climat de récession en Europe et au Japon. Car la croissance de ces pays asiatiques reste extraordinairement fragile — la crise boursière de 1997-1998 l’a bien montré — tant ils sont dépendants de leurs ventes en Europe, au Japon et en Amérique du Nord. Le temps des années 60, 70 et du début des années 80 où la croissance se nourrissait des exportations est bien révolu. En fait, la nature même du système économique et la frénésie de ses moteurs financiers aggravent la crise et la misère, alors qu’il n’y a plus guère de moyens d’échapper à la logique de l’intégration mondiale. »
Bien au contraire, et plus largement encore que ce phénomène de deux cents « familles », la récession mondiale de la fin du XXe siècle a de véritables « ferments corrosifs », pour reprendre les termes de Michel Chossudovsky11, qui poursuit ainsi. « A tort présentée comme cyclique, la crise de l’économie mondiale apparaît en fait comme structurelle. Fusions, restructurations, délocalisations accroissent les capacités de production tout en pesant sur le pouvoir de consommer. La richesse suscite la détresse sociale ainsi qu’en témoigne, en France notamment, le flot grandissant des victimes de la misère, dans les cités de béton comme dans les campagnes désertifiées.
Dans chacune des économies occidentales, des usines ferment et des salariés se retrouvent au chômage : restructuration industrielle dans l’aérospatiale, délocalisation de la production automobile vers l’Europe de l’Est et le tiers-monde, fermeture des mines de charbon au Royaume-Uni. »
En l’absence d’une réglementation des principales Bourses de valeurs, on ne pouvait plus en 1997 écarter le risque d’un dérapage financier. A New York, le système mis en place après le krach de 1987 pour geler le déclenchement automatique des programmes informatiques (qui vendent à tout-va dès que l’indice Dow Jones chute de plus de 50 points) n’a pas eu l’efficacité souhaitée lors du mini-krach boursier du 5 octobre 1992. Qui plus est, contrairement aux années 20, les grands marchés financiers sont liés entre eux de manière quasi organique.
« Alors que les fermetures d’usines et les licenciements sont souvent présentés comme des phénomènes isolés et sans rapport entre eux, leur impact cumulé sur les revenus réels et sur l’emploi se révèle considérable. Partout, le marché des biens de consommation courante s’en ressent ; le recul des ventes provoque de nouvelles fermetures d’usines, de nouvelles faillites et de nouveaux licenciements, Désormais, ce qu’on appelle communément le néo-libéralisme domine le monde, avec une belle confusion des termes et des idées.
Les secteurs de la production les plus vitaux et les plus modernes ne sont plus épargnés par la délocalisation : usines automobiles transférées en Europe de l’Est, au Mexique, en Malaisie et en Thaïlande ; chantiers navals à Singapour ; logiciels informatiques en Inde… Avec la désintégration de l’Union Soviétique, un nouveau processus s’est enclenché : les entreprises européennes et américaines de pointe (y compris celles du secteur militaire) peuvent désormais acquérir — pour 100 dollars par mois, à peu près cinquante fois moins que le tarif habituel en Occident — les services des meilleurs spécialistes russes dans les domaines des fibres optiques, de l’informatique, de la physique nucléaire et de la technologie des satellites.
Pour minimiser les coûts salariaux, il suffit de transférer les sites de production des pays où le travail est bien rémunéré dans ceux où il ne l’est pas. l’ar ailleurs, la révolution technologique, tout en créant de nouveaux types d’emplois dans les pays industrialisés, réduit considérablement le besoin de main-d’œuvre de l’industrie grâce, entre autres, à la robotisation. Le changement technologique se combine aux délocalisations et aux restructurations d’entreprises pour favoriser une nouvelle vague de fusions dans les industries clés.
Dans le secteur des services aussi, l’automatisation des systèmes de distribution et la bureautique permettent aux employeurs de réduire considérablement leurs effectifs : les réceptionnistes sont remplacés par des répondeurs digitaux, les distributeurs automatiques de billets se substituent aux employés de banque.
Certes, grâce aux nouvelles technologies, Pancienne division du travail de type fordiste est en voie de transformation. Il reste que les patrons y trouvent le moyen d’exiger de leur personnel une mobilité qui favorise les licenciements, quand un travailleur peut être si facilement remplacé par un autre.
De la même manière, la révolution de l’information et des télécommunications facilite le transfert de certaines activités de service dans des localités du tiers-monde ou d’Europe de l’Est, où la main-d’œuvre est sous-payée. Les institutions commerciales et financières, par exemple, sont en mesure de réduire leurs effectifs administratifs : les systèmes comptables des grandes firmes peuvent, grâce aux réseaux informatiques ou au courrier électronique, être organisés dans les pays en voie de développement, où les comptables qualifiés et les informaticiens se paient moins de 100 dollars par mois. [En 1991], Swissair a transféré son système comptable en Inde, se débarrassant ainsi de 400 employés bien payés en Suisse.
A quelques exceptions près, le système de marché global marque la fin de l’économie nationale (où une industrie nationale se destinait à la couverture des besoins domestiques). Dans le tiers-monde et dans les pays de l’ancien bloc communiste, une grande part de la base industrielle qui naguère fournissait le marché intérieur a été démantelée à la suite de la libéralisation des échanges. Et au Sud comme à l’Est, la chute du niveau de vie — sans parler de l’effondrement des institutions — est encore plus sévère depuis le début des années 80 qu’elle ne le fut dans les pays riches au moment de la grande crise des années 30. […] »
Une logique inégalitaire
Né aux États-Unis au début des années 80, le terme de globalization fut ensuite traduit en français par « mondialisation », terme à ne pas confondre avec « internationalisation ». La mondialisation de l’économie a propagé une même logique inégalitaire sur toute la planète. « Le niveau de vie atteint par les sociétés occidentales (européennes et nord-américaines) repose sur un “contrat social”, sur un compromis élaboré au cours de plus d’un siècle de luttes mais aussi de recherche de consensus et de solidarité entre classes sociales, groupes organisés, régions au sein d’un même Etat, et entre Etats. Ce contrat social est constitué de règles écrites et de pratiques, de valeurs et d’institutions régissant quatre grands domaines :
Droit au travail, consacré comme principe fondateur de l’Etat par les Constitutions de l’après-guerre de nombreux pays occidentaux.
Redistribution des richesses, assurant, par un système d’assistance sociale, des moyens d’existence ou de survie aux citoyens qui en sont dépourvus de manière occasionnelle ou durable.
Protection contre les risques sociaux, visant à prémunir tout travailleur et sa famille contre les risques de la vie professionnelle (maladie, accident, mort…).
1).tns de nombreux pays, ce système d’assurance ou de sécurité sociale a été étendu à l’ensemble de la population et des risques de la vie.
Promotion de l’égalité des chances, en créant les conditions permettant à tout citoyen d’exprimer ses capacités et de réaliser ses aspirations, indépendamment de ses origines sociales ou de son état physiologique.
Or l’évolution des vingt dernières années — crise de la décennie 70, vieillissement de la population, vague néo-libérale des années 80, intensification de la lutte pour le leadership technologique et économique entre le Japon, l’Europe occidentale et les Etats-Unis, entrée en force sur les marchés mondiaux de quelques pays asiatiques— a remis en cause les conditions et la validité du contrat social. On peut, dès lors, se demander quel avenir lui réserve la mondialisation croissante de l’économie.
La mondialisation de la production, des capitaux et des services, dans le contexte d’une compétition farouche pour le leadership planétaire entre les trois “régions” riches du monde (l’Europe occidentale, le Japon et les Etats-Unis), conduira également, au cours des dix à quinze prochaines années, à un renforcement des zones les plus développées de ces régions. De quoi remettre en question les effets positifs des politiques régionales conduites entre 1950 et 1980. En ce qui concerne les pays sous-développés, le pessimisme semble de rigueur, compte tenu de la désagrégation croissante des économies et des sociétés de la plupart des pays d’Amérique latine et d’Asie et de l’enlisement de l’Afrique. »
Vidéo : La place de la dépression
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