le quotidien des femmes au XIXe siècle : Entre paysanne et ouvrière
Proto-industrialisation et coopération des sexes :
Le foyer atelier :
La proto-industrialisation est un stade d’industrialisation en douceur : les manufacturiers distribuent aux ménages villageois des travaux à effectuer à domicile ; les pièces sont ensuite assemblées dans les manufactures ou reprises, finies, par les commerçants. La confusion est totale entre la cellule de reproduction et la cellule de production, aussi les couples adoptent-ils des comportements antimalthusiens. La proto-industrialisation modifie les rapports de sexes : dans l’agriculture, les femmes travaillaient à côté des hommes, désormais elles travaillent aux côtés des hommes; certains historiens ont voulu voir dans ce système une égalité entre les sexes ; à y regarder de plus près, on ne perçoit pas d’interchangeabilité des rôles : le tisserand est toujours un homme, l’épouse et les enfants sont ses aides, subalternes donc. Mais ce fonctionnement peut assurer une certaine autonomie au couple, parfois même une aisance ; à partir de 1840, le déclin économique des familles de tisserands est tel que ces cellules familiales sont proches de la misère.
Le brouillage des frontières de sexes :
La proto-industrialisation précède le travail en usine mais ne cesse pas avec la poussée industrielle du milieu du siècle; elle connaît un coup d’arrêt avec la crise de 1880, mais se poursuit dans certaines régions bien au-delà, comme en témoignent les mémoires de Mémé Santerre, qui tisse à domicile jusqu’en 1914 (Serge Grafteaux, Mémé Santerre. Une vie, Marabout, 1976). Malgré cette juxtaposition des modes de production, on peut considérer que la proto-industrialisation a ouvert les campagnes vers les marchés extérieurs, préparant le passage de l’économie familiale à l’usine. Le rôle de la femme en sort modifié; par ailleurs, lorsque le paysan devient ouvrier, il aime à garder un lopin de terre dont s’occupe son épouse et qu’il travaille le dimanche. La femme se trouve donc investie d’un travail traditionnellement masculin.
Des travailleuses dans la ville :
« Bonnes à tout faire » :
Le secteur domestique fournit de nombreux emplois aux femmes : en 1866, il occupe 22,5 % des femmes actives, 33 % en 1896 et 45 % en 1901, alors que la bourgeoisie déplore le manque de domestiques, malgré l’extension des réseaux de recrutement et le recours aux petites annonces. Cette pénurie accélère la féminisation et la déqualification de la domesticité, l’une allant avec l’autre, dans quelque secteur professionnel que ce soit. Les bonnes gagnent environ 30 à 40 francs par mois en 1900, contre 150 à 200 francs pour un maître d’hôtel, la domesticité de prestige (valet de chambre, cocher, puis chauffeur) est l’apanage des hommes. A ces gages s’ajoutent la nourriture et le logement, des étrennes et une allocation pour le vin. Les bourgeoises sont convaincues que les domestiques « font danser l’anse du panier ».
Le plus souvent d’origine paysanne, les « bonnes à tout faire » entrent dans l’intimité des bourgeois qui veulent cependant préserver les secrets de famille. Cet objectif conduit à minimiser la présence humaine de la bonne : l’uniforme, voire le simple tablier, la perte de son prénom au profit de celui attribué à toutes les domestiques qui l’ont précédée dans les lieux, l’éloigne- ment de l’office, le rejet des chambres de bonnes dans un sixième étage, insalubre et propice à la tuberculose, contribuent à gommer la personnalité de l’employée. Déracinée de son pays, entrée en condition, elle devient un objet, ce que trahit le vocabulaire usité par ses « maîtres » qui « possèdent une domestique » et déplorent que la bonne domestique soit devenue « un article introuvable ». De vie privée, il ne saurait être question : la plupart des bonnes sont célibataires. Si ce n’est pas le cas, mari et enfants restés au pays sont passés sous silence ; la situation de « fille-mère », dramatique, est très fréquente.
Invisibles, les bonnes le sont aussi face aux autres travailleurs ; du reste, le Syndicat national des employés et gens de maison n’a en 1910 que 797 adhérents et ne se préoccupe guère du sort des « bonnes à tout faire ».
Au corps fragile de la bourgeoise s’oppose le corps fort de la bonne à tout faire qui s’acquitte de lourdes tâches au cours de longues journées de travail; au sexe géniteur de la première s’oppose aussi le sexe érotique de la seconde, souvent au service de Monsieur ou du fils de la maison. Il initie fréquemment le jeune homme et peut réguler les désirs masculins de plaisir, peu compatibles avec la sexualité sage – du moins la société le souhaite-t-elle – de Madame. Cette dernière ne l’ignore pas et choisit une fille jeune, l’espérant ainsi vierge et donc saine. La solitude morale des bonnes et la pression de l’employeur débouchent sur bien des drames : engrossée par l’un des hommes de la maison, la jeune employée, victime d’une prostitution gratuite et tue, tente d’effacer par l’avortement clandestin, parfois même par l’infanticide, le fruit des amours ancillaires. Si sa grossesse est connue, elle est chassée, considérée comme la seule coupable ; elle se retrouve sans ressources, à la rue, proie facile pour une prostitution payée et déclarée.
Privilégiées par rapport aux bonnes (gages plus élevés et soins constants qui visent indirectement le nourrisson), les nourrices suppléent et aident les mères avec le développement du nourrissage à domicile, dit sur lieu. Le médecin ou le père se charge de choisir la nourrice, qui peut être recrutée au bureau de placement ; la mise en nourrice à la campagne au très fort taux de mortalité, malgré les efforts de la loi Roussel ( 1874) pour y remédier, devient surtout une pratique des travailleuses.
La nourrice est sans cesse surveillée ; oisiveté et vie sexuelle lui sont interdites car contraires à une bonne qualité du lait (d’où le recours aux filles mères sans attaches), aucune initiative ne lui est permise, médecins et mères contrôlent ses moindres gestes.
Vers 1880, le nourrissage au biberon se répand et la nourrice sur lieu est remplacée par la bonne d’enfant qui applique les principes d’hygiène et s’occupe en même temps des tâches ménagères.
La multiplication des métiers féminins :
L’urbanisation et le mode de vie bourgeois multiplient les emplois traditionnels des femmes dans les domaines de la couture, de la blanchisserie, du commerce et des petits métiers. Les surnoms attribuées aux employées montrent le lien entre le métier et le sexe ; ils suggèrent que ces activités sont réservées à de jeunes célibataires, en attente de mari (la cousette), souvent supposées de mœurs légères (la grisette, ouvrière des maisons de couture), prêtes à vivre en concubinage et à faire l’éducation sexuelle d’un jeune étudiant (la lorette).
« Le plus vieux métier du monde »
L’urbanisation, l’exode rural et la misère favorisent le développement de la prostitution de rue ou en maison close. Considérée comme une débauche, voire comme l’expression d’une pathologie, la prostitution est regardée par la société bourgeoise comme un mal nécessaire à la régulation de la sexualité masculine puisque le plaisir sexuel ne saurait, prétend la morale, emboîtant le pas à la religion, s’accomplir dans le lit conjugal, alcôve de la procréation.
Mal moral, la prostituée est aussi responsable de la diffusion des maladies vénériennes ; le XIXe siècle est en proie à une véritable syphilisophobie, ancrée dans une douloureuse réalité. Aussi les autorités visent-elles à contrôler la circulation des « filles de noce » (ordonnance contre le racolage du 6 novembre 1778, loi de surveillance de juillet 1791) et leur état de santé, par une inscription sur des registres et des visites médicales. Les surnoms de « filles de joie » ou « de noce » cachent la misère qui conduit des femmes à vendre leur corps, sous « protection » dans un monde interlope, à être rejetées de la société, à être fréquemment emprisonnées et malades (prison de Saint-Lazare). Dès qu’une femme s’éloigne des sentiers permis, elle encourt le risque d’être assimilée à une prostituée ou à une débauchée; tel est le soupçon qui pèse sur de véritables artistes et créatrices dont les activités relèvent du talent, voire du génie, lequel n’est pensé que masculin. Mais il est vrai qu’un jeu de pouvoir donne le corps des femmes en spectacle avant que celles-ci ne le « donnent » à un protecteur. La réputation de la femme et celle de son protecteur établissent une hiérarchie des maîtresses entretenues (cocottes, demi-mondaines).
Les actrices et danseuses de renom échappent parfois à ce type de réputation, toujours vive à la Belle Époque (les actrices Réjane [1856-1920], Sarah Bernhardt [1844-1923]), d’autres garderont dans les mémoires cette identité ambiguë, entre étoiles et courtisanes (Liane de Pougy [1869-1953], la chanteuse de variétés et danseuse, la Belle Otéro [1868-1965], la danseuse Cléo de Mérode [1874-1966], l’actrice Cécile Sorel [1873-1966]).
Les premières ouvrières :
La révolution industrielle puise dans le réservoir de main-d’œuvre que lui procurent les campagnes. Le textile surtout fait appel aux femmes : en 1840, femmes et enfants, assimilés dans les statistiques, peuvent former jusqu’à 75 % de la main-d’œuvre d’une usine; en 1872 encore, 54 % de la main- d’œuvre féminine de Roubaix est employée dans le textile, soit 31 % de la main-d’œuvre totale.
Les mines recrutent aussi les femmes, mais en moindre quantité et, à partir de 1860, uniquement pour le carreau, en surface donc. De plus, la législation restreignant le travail des enfants (1841, 1874) accroît la demande d’ouvrières. Les femmes, sans qualification, exécutent un travail peu mécanisé, répétitif, basé sur des gestes simples, disqualifiant pour celles qui possédaient un savoir traditionnel (soyeuses rurales de la vallée du Rhône). Dans leur grande majorité, les ouvrières sont jeunes (82 % des travailleuses du textile ont moins de trente ans à Roubaix) et célibataires. Les conditions de travail, pour un salaire dérisoire, sont exécrables : lourdeur des horaires, mauvaise hygiène (chaleur, promiscuité, absence de sanitaires) ; elles sont responsables du délabrement physique des ouvrières, des accidents multiples et des décès prématurés.
À l’usine s’affirme donc une sexuation des emplois, bien précisée dans les demandes d’embauche, qui ne peut que modifier les rapports de sexes antérieurs à la révolution industrielle.