Le retour (limité) des communistes
« La majorité obtenue par les anciens communistes et leurs alliés, en Pologne, aux élections législatives de septembre 1993, aura étonné tout le monde, sauf les Polonais. [S’agit-il…] d’une évolution générale en Europe de l’Est ? » « […] Dès 1990, sous l’impulsion de Leszek Balcerowicz, ministre de PEconomie, [la Pologne] était soumise à une brutale “thérapie de choc” qui allait provoquer un véritable cataclysme social. Au nom de la rigueur budgétaire, l’État se retirait soudain du financement public des services sanitaires et sociaux, du logement et de l’éducation. Aux illusions nées du retour à la démocratie succédait la misère comme phénomène de masse. Sonnés par la violence du choc, 15 % des Polonais se retrouvaient, du jour au lendemain, au chômage, et près de 40 % au- dessous du seuil de pauvreté… En même temps, une minorité s’enrichissait à une vitesse parfois vertigineuse. La rancœur, la frustration et le désarroi se répandaient dans une population qui avait tant espéré des temps nouveaux et qui voyait, à présent, les gouvernements issus du syndicat Solidarité ne parier que sur “la main invisible du marché”. Parallèlement, l’Eglise catholique imposait, à une société largement laïcisée, un ordre moral d’un autre âge ; rétablissant, sans consultation, les cours de religion à l’école, s’opposant à l’avortement, réclamant ses biens confisqués, et poursuivant tous azimuts un activisme clérical qui a fini par lasser les gens.
Une même lassitude s’est, peu à peu, manifestée à l’égard du discours qui, au nom du dogme néolibéral, faisait table rase de la période 1945-1989 et présentait celle-ci, systématiquement, de manière négative. Bien sûr, nul n’a la nostalgie du manque de libertés, des files d’attente, des magasins vides ou des cartes de rationnement, mais les millions de victimes de la “thérapie de choc” peuvent mesurer ce qu’elles ont perdu : un salaire garanti, l’éducation et les soins médicaux gratuits, des loyers bas, des crèches et des colonies de vacances, etc. Ce niveau de vie minimal reste à leurs yeux préférable à la pauvreté dans laquelle le changement politique les a plongées.
Demeurés massivement favorables à une économie de marché, de plus en plus de citoyens refusent la réforme par la ruine et réclament une politique interventionniste de l’Etat pour corriger les excès, empêcher l’apparition de richesse ou de pauvreté extrêmes, et assurer à tous un niveau correct de couverture = sociale. C’est ce programme qu’ont repris d’anciens dirigeants communistes polonais, devenus sociaux-démocrates, regroupés au sein de l’Union de la = gauche démocratique (SLD). Il leur avait déjà permis de sortir d’un ostracisme = qui n’aura duré que quatre ans, de gagner les élections législatives de 1 septembre 1993 ; et d’assurer la victoire d’Alexandre Kwasniewski à l’élection ? présidentielle.
La Pologne n’est pas le seul pays de l’Est où la population se détourne des ; forces politiques ayant ouvert la voie des réformes. En Lituanie, en Hongrie, en Ë Ukraine, en Slovaquie, en Bulgarie, les succès électoraux des anciens communistes sont spectaculaires »
« Pologne, Lituanie, Allemagne de l’L.st, on ih umipic plus les suives c*Ici. toraux des anciens communistes |constate Jean Vves l’otel’’… Pourtant, ces victoires ne reflètent ni nostalgie ni volonté île retour en arrière. I Iles expriment en revanche le refus de reformes économiques qui ne profitent pas à la majorité mais à une caste de nouveaux riches, parmi lesquels nombre d’anciens “nomen liturgistes”. Partout, en Europe de l’Est, s’affirme une aspiration à une plus grande justice sociale.
A qui profitent les changements ? L’attitude de ces hommes et de ces femmes aspirant à la direction de la société a beaucoup varié. En Pologne, A partir du début des années 60, la sélection se fait principalement sur la base des compétences, et les nouveaux promus ont plus tendance à “instrumenta liser” le système de la nomenklatura qu’à s’y soumettre. […] En Roumanie, on assiste à un phénomène inverse. Dans les années 60, Gheorghe Gheorghiu Dej puis Nicolae Ceausescu prennent leurs distances avec Moscou, et 1111 souffle nouveau parcourt le pays. La jeune génération cultivée participe active ment à la réhabilitation nationale, la plupart des compétences sont captées par le régime, le système de la nomenklatura fonctionne parfaitement. Mais, à mesure que Ceausescu sombre dans le national-communisme et affirme ses ambitions autarciques, la sélection des cadres se fait sur la base de la fidélité au couple présidentiel . Ainsi, en 1989, la Pologne dispose d’un groupe de dirigeants expérimentés, souvent passés par Solidarité. En revanche, en Roumanie, la population sort hébétée de la dictature. Les nouveaux dirigeants sont pour la plupart des “réformistes” du Parti communiste, ou plus exactement des opposants au couple Ceausescu ; les quelques intellectuels qui s’affirment n’ont aucune expérience politique. Ces deux cas de figure rappellent qu’il n’y a pas eu de révolution sociale en 1989. En profondeur, les couches dirigeantes n’ont pas changé et ne pouvaient pas le faire. Certains rêvaient de vastes épurations, mais celles-ci n’ont pas eu lieu.
Les changements ne profitent pas essentiellement au “peuple” ou aux “travailleurs”, mais à ces anciens nomenklaturistes et à leurs enfants qui se reconvertissent à l’économie de marché. […] En Pologne, les “managers rouges” sont la principale composante de la nouvelle classe possédante. Ils ont utilisé leurs positions dans le secteur public pour créer […] des sociétés à capital mixte […]. Ainsi, tandis que la majorité de la population subit l’austérité et le chômage, des hommes d’affaires formés aux responsabilités sous l’ancien régime, mais également dans les meilleures universités américaines ou européennes, accumulent du capital. Cette règle s’applique aussi bien à la Roumanie qu’à la Pologne, à la Hongrie qu’à la République tchèque.
Ainsi, le succès électoral des anciens communistes rebaptisés sociaux-démo- crates prend une signification ambiguë. Au-delà de considérations conjoncturelles — usure du pouvoir, incohérence des équipes sortantes — elle traduit une étape des recompositions en cours. »
Les principales conséquences, communes aux pays ci- devant orientaux
Qui est propriétaire des terres ? Qui a le droit de les vendre ou de les exploiter ?
Le bouleversement économique subi par les pays de l’Est pose aussi la question, épineuse, de la propriété de la terre17. « Le préalable à toute restructuration est la question de la propriété de la terre. Son retour dans les mains du privé ne peut prendre la forme d’une redistribution entre les travailleurs. Une telle procédure n’est ni praticable ni souhaitée. Les agriculteurs d’aujourd’hui ne sont pas les paysans d’hier, et ne sont que très minoritairement les anciens propriétaires ou leurs héritiers. La sortie de la collectivisation s’annonce d’autant plus périlleuse qu’il faut compter avec le lourd passif des confiscations de l’après- guerre. f… ]
Qui est propriétaire des terres ? Qui a le droit de les vendre ou de les exploiter ? L’éradication de la notion de propriété privée par le système communiste, à des degrés plus ou moins extrêmes selon les pays, a laissé un vide juridique. La distinction entre un secteur d’Etat (30,3 % des terres en Tchécoslovaquie, 14,9 % en Hongrie, 18,6 % en Pologne), un secteur coopératif respectivement 63,6 %, 70,5 % et 3,6 %) et un secteur privé n’est pas opératoire sur le plan juridique, puisqu’elle désigne des formes d’exploitation de ces terres. Or la démarcation ne passe pas par les mêmes lignes selon qu’il s’agit du droit d’usage ou du droit de propriété.
Ainsi, en Hongrie et en Tchécoslovaquie, une partie des terres exploitées par les coopératives sont demeurées, au moins formellement, propriété des membres des coopératives, qui les ont “remises” à celles-ci lors de la collectivisation. Cela représente 39 % des terres en usage collectif dans les coopératives hongroises, où les propriétaires ont continué à percevoir une “rente foncière”, et encore 30 % de ces mêmes terres en Tchécoslovaquie. Des lois récemment adoptées dans ces deux pays reconnaissent le droit de ces coopérateurs à reprendre leurs terres s’ils souhaitent les cultiver. Mais beaucoup de propriétaires ont disparu, leurs héritiers sont partis, et leurs terres sont devenues propriété indivise de la coopérative. Que faire de ces terres qui forment le fonds indivis de milliers de coopératives ? Les partager, les vendre, les restituer ? Mais à qui, et sur quelles bases ?
Constitué à partir des grands domaines confisqués après-guerre, le secteur : d’Etat est d’importance variable selon les pays, et plus encore selon les régions.
Dans les territoires occidentaux et septentrionaux de la Pologne et de la Tché- : coslovaquie, d’où ont été expulsés de très nombreux Allemands, les exploitations ; d’Etat représentent plus de la moitié des terres. La question du devenir de ces ; unités géantes, aux performances défaillantes et à la gestion déficitaire, s’y pose : avec une particulière acuité.
Quant aux terres mises en valeur de manière privée, elles relèvent en fait de ; statuts différents. A côté des petites exploitations privées qui ont survécu à la – collectivisation, et qui représentent 3,9 % de la superficie en Tchécoslovaquie l où elles subsistent dans les zones impropres à la grande culture) et 7,5 % en
Hongrie, figurent les lopins attribués aux membres et aux employés des coopératives pour leur usage personnel (4,6 % de la superficie agricole en Hongrie, où les surfaces autorisées à l’origine ont été élargies ; à peine 1 % en Tchécoslovaquie). Avec 71,6 % des terres détenues en propriété privée, les paysans polonais font réellement exception. »
Minorités, états, nations, territoires : tensions nationales
« La crise tchécoslovaque [écrit Jean-Yves Potel18…] soulève au moins deux questions quant à l’avenir territorial de l’Europe centrale et orientale. La première est celle de la cohabitation entre peuples et nations. Or, dans tous les Etats est-européens, anciens et nouveaux, ce droit des minorités fait ou fera problème. En Slovaquie, par exemple, les représentants de la minorité hongroise (près de 20 % de la population) se montrent inquiets, ils demandent l’autonomie ; tandis qu’en République tchèque et slovaque les Slovaques veulent se dégager de l’oppression tchèque. Sans parler du statut des Tziganes qui ont fondé le 27 août [ 1992J, à Budapest, une représentation parlementaire européenne.
La deuxième question est celle de l’organisation des territoires : il ne suffit pas de réunir des petits Etats face aux grands, il faut gérer les disparités internes, les corriger. C’est un processus lent, difficile, une source permanente de conflits qui demande des structures de négociation durables et un projet politique. Dans le cas tchécoslovaque, l’inégalité territoriale est flagrante. La Slovaquie est évidemment dominée par la Tchéquie (Bohême-Moravie), c’est une donnée ancienne qui ne se limite pas à l’économie, que l’ancien régime avait d’ailleurs utilisée à scs propres fins. […]. Plusieurs indices laissent entrevoir une issue plus sombre.
Il y a d’abord l’enjeu hongrois. Le sort des minorités hongroises en Slovaquie, Transylvanie et Voïvodine (capitale : Novi Sad), c’est-à-dire au contact des Slovaques, des Roumains et des Serbes […]. En Transylvanie, la communauté hongroise s’est inquiétée de la candidature à l’élection présidentielle qui a eu lieu le 27 septembre du maire xénophobe de Cluj. La capacité de la Hongrie à coexister dans les frontières existantes avec ses voisins et la possibilité de ces minorités à demeurer dans leurs localités actuelles seront certainement décisives. Plus encore que la précédente, cette question, parce qu’elle dépend en partie de la guerre des Balkans, déterminera l’avenir. La Hongrie devient malgré elle la clé de voûte dans l’édifice alors que, dans la société et au sein du parti au pouvoir, l’extrême droite nationaliste menace la direction du Premier ministre Antall.
A cette dérive inquiétante s’ajoute l’exaccrbation de la concurrence entre les économies après l’éclatement du COMECON. Toutefois le devenir de la fragmentation étatique […] se jouera principalement sur le terrain politique. […]» L’organisation d’une fédération trans danubienne autour de l’Autriche et de la Hongrie est parfois évoquée à l’Ouest. Elle reprend les contours de l’ancien empire, mais n’a pratiquement pas de relais politique dans la région (sauf peut- être dans une partie de la droite autrichienne). Cette thèse est défendue en I rance par Pierre Béhar. Elle est discutée par Pierre Kende20.
La désoviétisation s’est faite selon une « logique » et un style propre à chacun des pays communistes. L’évolution de l’Europe de l’Est n’avait été prévue par personne, après qu’on eut envisagé — dans les années 70 — un processus de transformation par modernisation économique avec l’aide de l’Occïdent : le système a craqué là où il semblait être le plus fort, c’est-à-dire dans sa dimension politique ! Au total — suprême retour de l’histoire — pourra-t-on parler d’une nouvelle vague de démocratisation, après celle du xixc et des débuts du XXe siècle, après celle d’après 1974 ?
Vidéo : Le retour (limité) des communistes
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Le retour (limité) des communistes
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