le réveil des nationalismes et la remise en cause des frontières
La faillite des régimes d’Europe de l’Est s’accompagne d’une résurgence des nationalismes et des problèmes de frontières. Du temps de la guerre froide, la seule frontière dont on parlait, c’était le «rideau de fer». Et la doctrine de l’internationalisme prolétarien avait étouffé toute revendication nationale ou territoriale. Les régimes communistes avaient fait de la résolution des problèmes de nationalité une de leurs priorités. Avec la disparition de ces régimes, les vieux conflits nationaux, un moment occultés, resurgissent. Ce réveil des nationalismes menace directement les frontières nées de la Seconde Guerre mondiale.
Les problèmes de frontières reviennent au premier plan. Brutalement, l’Europe retrouve ses démons de 1914 et redécouvre que l’empire des Habsbourg, qui regroupait tous les peuples d’Europe centrale, avait des avantages. Le sursaut polonais est fondé en grande partie sur le ressort de la nation polonaise, liée à l’Église catholique. En Hongrie, des manifestations nationalistes ont lieu le 14 mars 1989 à l’occasion de la mort de l’impératrice Zita, dernière reine de Hongrie. En Roumanie, la minorité hongroise (3 millions de personnes) qui habite la Transylvanie, ancienne province hongroise, revendique son autonomie. Les minorités roumaines s’agitent en Moldavie exsoviétique. Des tensions apparaissent entre Hongrois et Slovaques. Le cas le plus dramatique est celui de la Yougoslavie.
En Yougoslavie, le lent effondrement du système communiste à partir de la mort de Tito en 1980 s’est accompagné d’une résurgence des nationalismes et des passions que la fermeté de Tito avait réussi à maîtriser au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en imposant un État fédéral comprenant six Républiques (Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Serbie, Monténégro, Macédoine) et deux provinces autonomes (Vojvodine, Kosovo). A l’heure du postcommunisme, la Yougoslavie est le territoire le plus sensible du vieux continent pour des raisons très anciennes. Depuis la mort de l’empereur romain Théodose (365), la ligne de fracture entre Rome et Byzance, catholiques et orthodoxes, Croates et Serbes, coupe l’ex-territoire yougoslave en deux. Si la conquête slave n’y change rien, la conquête turque fait passer la frontière entre l’Empire ottoman et celui des Habsbourg au milieu de la Yougoslavie et fuir beaucoup de Serbes orthodoxes, qui s’installent sur les confins de la Croatie catholique. Sur les ruines des empires, et dans le fracas des crises balkaniques qui ont déclenché le premier conflit mondial (attentat de Sarajevo, 28 juin 1914), les vainqueurs inventent un royaume des Serbes, Croates et Slovènes, divisé en trois groupes linguistiques (slovène, serbo-croate, macédonien) et religieux (catholique, orthodoxe, musulman), mélange condamné à exploser. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les antagonismes s’exacerbent, déchirent le royaume yougoslave et laissent des traces dans la mémoire collective (le massacre des Serbes par les Oustachis, nationalistes
croates). Aux rivalités ancestrales opposant les Serbes aux Croates et aux Slovènes s’ajoute la question des minorités nationales, car aucune des Républiques n’a une population homogène. C’est particulièrement le cas en Bosnie-Herzégovine où la mosaïque ethnique mêle 44 % de musulmans, 31 % de Serbes et 17 % de Croates. L’éclatement de la Yougoslavie provient de la conjonction entre la crise du système communiste et celle de l’État multinational. Le drame se noue en mai 1991 à l’occasion de l’élection à la présidence collégiale de la Fédération, dont Slovènes et Croates réclament la dissociation en plusieurs États souverains. Des affrontements interethniques ont lieu. Slovénie et Croatie proclament leur indépendance (juin 1991), en raison de l’intervention de l’armée fédérale (largement composée de Serbes) qui entend faire respecter les droits des Serbes en Croatie. Les démarches de la Communauté européenne pour promouvoir un règlement négocié ont un effet limité.
Enfin la Tchécoslovaquie, créée à la suite de la Première Guerre mondiale sur les ruines de l’Autriche-Hongrie, éclate en une République tchèque et une Slovaquie qui divorcent pacifiquement (1er janvier 1993), après soixante- quatorze ans de vie commune. La balkanisation, fruit des nationalismes, ronge l’espace européen dont le seul pivot de stabilité est l’Europe des Douze.
Vers l’Union européenne:
La décision prise à Luxembourg, le 13 juin 1988, par les ministres des Finances de libérer complètement les mouvements de capitaux au sein de la Communauté à partir du 1er juillet 1990 joue comme un déclic. C’est un pas décisif vers la constitution d’un marché de 345 millions de consommateurs à niveau de vie élevé. A la veille de l’échéance du 1er janvier 1993, les attaques de Washington et de Tokyo s’avivent contre la « forteresse Europe », accusée de constituer un marché intérieur imprenable. Au terme d’un énorme effort d’harmonisation et de libéralisation, l’avènement du grand marché sans frontières intérieures est une date importante pour la construction européenne.
En fait, les négociations du GATT ont bien érodé le tarif extérieur commun et suscité une croissance notable du commerce mondial. A la suite des quatre premières négociations commerciales (1947, 1949, 1950, 1956), le Dillon round (1960-1962), le Kennedy round (1964-1967), le Tokyo round (1973- 1979) ont abouti à une réduction considérable des tarifs douaniers industriels. La conférence réunie à Punta del Este depuis septembre 1986, et dite pour cette raison Uruguay round, achoppe sur les produits agricoles, les services, l’audiovisuel. États-Unis et Canada demandent aux Européens la suppression des subventions agricoles en particulier dans le domaine des oléagineux (soja- tournesol) et un meilleur accès au marché ; les Européens réagissent en insis¬tant sur l’agressivité commerciale du Japon et sur le protectionnisme américain en matière aéronautique. Intervenant peu de temps après la réforme de la politique agricole commune (qui substitue au régime de prix garantis un système d’aides directes à la production et qui impose à la fois la mise en jachère de 15 % des terres et la baisse de 29 % des prix des céréales), l’accord de Blair House conclu (19 novembre 1992) par la Commission européenne avec les Américains (réduction du montant des exportations subventionnées et plafonnement des surfaces plantées en oléagineux) est violemment rejeté par les Français, principaux producteurs européens. Le compromis réalisé (14 décembre 1993) permet la signature de l’acte final du cycle de l’Uruguay (15 avril 1994) à Marrakech, obligeant 121 pays à un démantèlement sans précédent de leurs barrières douanières.
Les négociations qui vont aboutir aux accords de Maastricht sont ardues, en particulier l’harmonisation des fiscalités et l’Union monétaire. Malgré l’entrée de la livre sterling dans le système monétaire européen le 8 septembre 1990, les Anglais écartent l’idée d’une monnaie unique ; en Allemagne, la Bundesbank et les milieux d’affaires sont hostiles à toute précipitation. A Strasbourg (9 décembre 1989), le Conseil européen met au point un plan d’Union économique et monétaire (UEM) qui doit, au terme de trois étapes (la première débutant le 1er juillet 1990), être symbolisée par l’adoption d’une monnaie commune. Si elle se réalisait, cette UEM impliquerait des transferts de souveraineté plus importants que tous ceux qui l’ont précédé. Le Conseil européen de Dublin (28 avril 1990) souligne l’urgence d’accélérer la construction politique de l’Europe, dont l’absence dans le conflit du Golfe et l’impuissance dans la crise yougoslave confirment la nécessité d’une politique de défense commune. Afin de sortir de l’impasse, Français et Allemands proposent le 14 octobre 1991 de renforcer les responsabilités des institutions européennes en matière de défense et ils annoncent la création d’un corps d’armée franco-allemand élargi à la Belgique, au Luxembourg et à l’Espagne.
Les progrès des négociations permettent au Conseil européen de Maastricht (9-10 décembre 1991) d’aboutir à un accord sur les questions économiques et monétaires et sur les questions politiques. Le principe d’une politique étrangère et de sécurité commune est posé, et le droit de vote accordé aux ressortissants des pays de la CEE dans les élections locales du pays de leur résidence. Le plan d’Union économique et monétaire, qui doit se réaliser en trois étapes, prévoit – si du moins les politiques économiques sont suffisamment convergentes – la création avant le 1er janvier 1999 d’une monnaie unique, ce qui signifie une perte de souveraineté en matière monétaire. Le traité d’Union européenne, signé le 7 février 1992, tout en reprenant l’essentiel des dispositions des traités de Rome, a pour ambition d’organiser dans la plupart des domaines une vie communautaire et de faire exister une Union européenne au niveau supranational dans des secteurs clefs comme la monnaie ou la politique étrangère. Conformément au principe de subsidiarité, la Communauté n’intervient que dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les Etats-membres. La Grande- Bretagne, toutefois, obtient de réserver sa participation à l’UEM et au volet social. La ratification du traité ne pose pas de problème, sauf exceptions : les Danois le rejettent (2 juin 1992) avant de l’approuver (18 mai 1993) ; les Français l’approuvent (20 septembre 1992) timidement. Les Anglais finissent par le ratifier (2 août 1993).
Malgré ces remous, l’Europe occidentale bénéficie d’un indéniable pouvoir d’attraction et constitue un pôle d’influence dans le monde. La CEE est fort sollicitée d’apporter son aide, à la fois par l’Europe de l’Est et par le Tiers Monde. Elle conclut le 15 décembre 1989 un accord avec les 68 pays ACP, qui consacre une augmentation de l’aide de l’Europe au Tiers Monde : c’est Lomé IV. Elle crée une Banque européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD), qui a pour vocation d’assister financièrement les pays d’Europe de l’Est. Bref, l’Europe occidentale se trouve dans la situation paradoxale d’être un pivot de stabilité dans le monde, sans avoir pour autant la possibilité d’exercer une influence déterminante dans l’équilibre des forces mondiales. Elle hésite en outre sur son devenir et son statut.
Une Europe à géographie variable:
La disparition du mur de Berlin et du rideau de fer rendent à l’Europe sa plénitude géographique. En même temps, la disparition de l’hégémonie soviétique implique un risque de balkanisation et impose donc la recherche d’une structure. L’Europe des Douze doit-elle s’élargir au risque de s’affadir et de perdre son originalité ? Les Douze de la CEE et les sept membres de l’AELE concluent (22 octobre 1991) un traité instaurant un Espace économique européen (EEE), qui apparaît comme un galop d’essai avant l’adhésion à la Communauté. Cependant, le rapprochement ne se fait pas sans heurts, comme le prouve le refus du peuple suisse de ratifier l’EEE (6 décembre 1992). Et que répondre aux pays de l’Europe de l’Est qui souhaitent connaître la prospérité et entrer à leur tour dans la Communauté ? La Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie constituant le groupe de Visegrad font l’apprentissage de la coopération régionale, présenté comme un préalable à l’adhésion. Afin de régler les problèmes de frontières et de minorités, le pacte de stabilité en Europe adopté le 22 mars 1995 vise à promouvoir la diplomatie préventive.
Seule organisation rassemblant, outre les Etats-Unis et le Canada, tous les États européens, y compris l’Albanie (juin 1991), la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) entend jouer un rôle croissant. Lors de la 2e conférence au sommet de la CSCE (21 novembre 1990) est signée la Charte de Paris pour une nouvelle Europe : les trente-quatre pays membres célèbrent la fin de « l’ère de la confrontation et de la division », saluent la « démocratie comme seul système de gouvernement », et décident d’institutionnaliser la CSCE. Malgré l’adoption à Berlin (19-20 juin 1991), d’un mécanisme de consultation, la CSCE apparaît pour l’instant vouée à l’inefficacité.
L’Alliance atlantique est confrontée à une reconversion profonde. Conçue pour faire face au danger quasi exclusif du pacte de Varsovie, elle doit adapter ses structures militaires à une situation profondément modifiée : le repli de l’armée soviétique et le retrait d’Europe d’une bonne partie des GI qui, de 320 000 en 1990, passent à 133 000 en 1994. Victorieuse de l’organisation rivale, elle doit répondre aux besoins de sécurité des États d’Europe centrale et orientale, inquiets de se trouver dans un « vide stratégique ». Elle doit aussi prendre en considération les tentatives de l’Europe des Douze de doter l’Union européenne d’une politique de sécurité (6-7 juin 1991) et d’en confier le bras séculier à l’UEO. Les initiatives se multiplient. L’OTAN réorganise son dispositif militaire en créant une force de « réaction rapide » (28-29 mai 1991) et en s’orientant vers la création de corps d’armée multinationaux, en particulier germanoaméricains (avril 1993), parallèlement à la décision franco-allemande (octobre 1991) de créer un Eurocorps qui a vocation à devenir l’embryon d’une armée européenne. En novembre 1991, le sommet de l’OTAN reconnaît que d’autres institutions qu’elle-même, en particulier la Communauté européenne, l’UEO et la CSCE ont un rôle à jouer en matière de défense et de sécurité. La décision du 4 juin 1992 de mettre les forces et infrastructures de l’Alliance au service de la CSCE pour des missions de maintien de la paix donne à l’OTAN pour la première fois la possibilité d’intervenir hors de la zone d’application du traité. Mais le rôle qui consiste à assurer la sécurité de la FORPRONU dans l’ex-Yougoslavie est limité. En Bosnie, par la création de la Force de réaction rapide et par l’IFOR, l’OTAN s’investit dans un nouveau type d’intervention, en coopération avec les forces de ses ex-adversaires ou neutres.