Les effets de l'industrialisation: la crispation des rapports de sexes
Le regain de l’antiféminisme :
Les discours et les actes s’emboîtent pour créer le problème du travail des femmes et tenter de les laisser en leur lieu, le foyer.
Les femmes, des concurrentes déloyales ?
Telle est l’opinion dominante des ouvriers, fortement marqués par la pensée de Proudhon ; ils pensent que les femmes leur volent « leurs » emplois par acceptation de bas salaires; ils estiment qu’elles contribuent à freiner les luttes revendicatives et critiquent leurs grèves, leur spontanéité et leur allure de fête. En réalité, les emplois féminins et masculins ne se chevauchent pas ; les femmes n’ont pas joué le rôle d’une armée de réserve pour les industriels, enfin la dévalorisation d’un secteur ou d’un poste par sa féminisation a contribué à la qualification des tâches masculines. Mais la pensée proudhonienne sur les femmes est incompatible avec une quelconque réflexion sur leur droit au travail. Le mouvement ouvrier français naissant hérite de cet impensable. En exigeant un salaire familial pour les hommes, les ouvriers entendent maintenir ou renvoyer les femmes au foyer. La pensée des ouvriers est aussi en cela proche de celle de la bourgeoisie : le public, de la réunion à l’action, est bien le domaine des hommes. En conséquence, les associations ouvrières antérieures à la loi de 1884 autorisant les syndicats n’accueillent pas, ou très peu, de femmes. Leur adhésion et leur présence sont soumises à l’accord du mari. En 1866, le congrès de l’internationale de Genève, après avoir délibéré sur la présence des femmes en son sein et l’avoir admise, voit la section française se déclarer hostile au travail des femmes.
« Ouvrière, mot impie »
Tel est le cri que lance en juin 1859 l’historien Michelet (1798-1874), exprimant une opinion largement partagée : être ouvrière est un état contre nature. L’industrialisation aurait arraché les femmes à leur foyer, provoquant l’éclatement de celui-ci et l’abandon des enfants à la rue. Les voix d’un moraliste comme Jules Simon (1814-1896) ou d’un économiste comme Jean-Baptiste Say (1767-1832) ne disent pas autre chose. Ainsi se met en place un consensus contre le travail des femmes dans l’industrie, facile à étendre à tout emploi salarié, expression d’une forte résistance masculine à une redéfinition des rôles
et des espaces selon les sexes, et qui plus est à une marche vers une éventuelle égalité économique entre eux. A preuve, ces diatribes reposent sur la « théorie de l’arrachement », selon laquelle les femmes auraient été enlevées à leur foyer par la révolution industrielle qui en fait des ouvrières. Or, d’une part, l’industrialisation ne provoque pas un arrachement d’un pôle à l’autre mais plutôt un glissement et, d’autre part, les foyers ne peuvent être déstructurés puisque les ouvrières sont très majoritairement de jeunes célibataires.
La couturière en fer, libératrice des femmes…
Ainsi est formulée la publicité mise en place par Singer pour vendre aux femmes les machines à coudre qui modifient et renouvellent le travail à domicile. A en croire les opposants du travail féminin en usine, la machine à coudre est « une petite fée du logis » grâce à laquelle les femmes peuvent rester chez elles, cachées comme il se doit, et s’épanouir en cousant dans leur intérieur dont elles sont les reines, entre elles, de l’aïeule à la petite-fille. Femme de milieu ouvrier, ménagère modeste, chacune rêve de posséder sa machine, quitte à l’acheter à crédit. En fait, la mécanisation croissante provoque une baisse des rémunérations ; payées à la pièce, les couturières à domicile ne comptent plus leurs heures, sont isolées face à leur employeur et gagnent juste de quoi se nourrir d’un café et d’un morceau de brie, tristement surnommé « la côtelette de la couturière » ; ainsi s’instaure le sweating systern (système de la sueur) : en 1906, 36 % des femmes actives travaillent à domicile.
Les médecins dénoncent, eux, les effets nocifs de la machine à coudre, à domicile comme à l’usine, en des termes aujourd’hui étonnants : les trépidations de la couturière en fer provoqueraient délire hystérique, excitation génitale, stérilité, naissance d’enfants faibles et en mauvaise santé. Voilà les femmes de nouveau hystériques, par des machines, sexualisées, construites par les seuls hommes. Dans le même temps s’instaure une confusion symbolique entre les femmes et les machines, auxquelles les ouvriers donnent des prénoms féminins, adressent des paroles chargées d’affectif.
Le droit au travail des femmes :
La révolution de 1848 et le travail des femmes :
La revendication du droit au travail, consécutive à la crise économique de 1846-1848 et fortement liée à celle du droit de vote, fédère hommes et femmes sur les barricades de février 1848. Le droit au travail est alors posé comme un droit naturel que les gouvernements doivent faire respecter, il implique la possession d’un emploi fournissant un salaire décent et s’oppose, par conséquent, à la libre marche de l’économie ainsi qu’à une lutte contre la misère par des moyens philanthropiques. Le gouvernement provisoire le proclame le 25 février 1848 et s’engage à « fournir du travail aux hommes valides qui ne peuvent s’en procurer autrement ». Mais les Ateliers nationaux, ouverts le 26 février, sont réservés aux hommes. Le travail des femmes est un problème; ainsi est-il qualifié par le socialiste Philippe Bûchez qui y voit « un de nos plus sérieux embarras ».
La Commission du gouvernement pour les travailleurs, créée le 28 février, avec à sa tête Louis Blanc et Albert, reçoit avant le 2 mai 640 pétitions revendicatives ; 63 émanent des ouvrières en linge, de la confection, des blanchisseuses et des travailleuses de l’aiguille et de la mode, et réclament une revalorisation des salaires et une égalité des garanties.
Sous la pression des femmes, des Ateliers nationaux (soit alors un emploi pour 115000 hommes, contre seulement 22000 femmes) leur sont ouverts le 10 avril. Elles perçoivent des salaires de misère, inférieurs à ceux des hommes, des salaires d’appoint donc. Des mesures sont prises pour interdire le marchandage, limiter la durée du travail (dix heures à Paris, onze en province) et la concurrence des prisons et des hospices, dénoncée par les lin- gères, appuyées par Louis Blanc. Malgré la présence auprès du gouvernement de cinq déléguées, dont Désirée Gay, la commission ne répond pas aux attentes des femmes; son répertoire de 88 corps de métiers n’inclut ni les métiers du linge ni ceux de l’aiguille. Voilà le travail même des femmes passé sous silence, alors que la misère rend les ouvrières plus visibles, que la révolution les hisse au rang de partenaires sociaux. Le gouvernement reconnaît que les Ateliers nationaux ont pour les femmes un effet positif, avant l’annonce de la fermeture des Ateliers, sans plus d’explication, le 21 juin 1848.
Les féministes et le travail des femmes :
Pour les « Femmes de 1848 », le travail des femmes, grâce aux associations, s’oppose à l’aumône et à la misère ; correctement rémunéré, il leur fournit le moyen de s’émanciper individuellement de la tutelle des hommes et de sortir de l’isolement du foyer; si les femmes sont appelées à se dévouer, tout travail social doit donner lieu à rétribution. Leur travail est aussi une contribution à la société, ce qui justifie, selon la morale et la tactique des féministes d’alors, non seulement le droit au travail des femmes mais aussi leur participation à la cité.
D’abord souhaités, les Ateliers nationaux sont rapidement critiqués pour leurs bas salaires et leur organisation.
Cette accusation valut à son auteur d’être destituée de son poste de déléguée. Le comportement des directrices nommées par le gouvernement dénonce le décalage entre ces femmes perçues comme des dames patronnesses bourgeoises, « dames aux chapeaux recouverts de voiles de prix » (Le Volcan) et les ouvrières. 11 est plus net encore après les journées de juin : si La Voix des femmes affirmait la solidarité féminine entre bourgeoises et ouvrières, La Politique des femmes ne s’adresse plus en août qu’aux seules ouvrières et cherche à comprendre l’articulation entre production et consommation.
L’influence du fouriérisme et l’échec des Ateliers nationaux suscitent la création d’un Comité de travail (Suzanne Voilquin, Elisa Lemonnier, Désirée Gay, Reine Laporte) et renforce le mouvement associatif tel que l’avait désiré Flora Tristan (Association des ouvrières-lingères, des ouvrières-couturières, mais aussi Association des instituteurs, institutrices et des professeurs socialistes de Pauline Roland). Jeanne Deroin projette de fédérer l’ensemble des associations et espère ainsi instaurer un système d’échange entre les sociétés, ce qui permettrait la suppression du salariat ; les travailleurs, quel que soit leur sexe, trouveraient du crédit auprès d’une Banque du peuple. L’adhésion au projet de cent quatre associations en 1849 provoque la répression du gouvernement pour complot contre l’État. Le procès tenu en 1850 poursuit et emprisonne les organisateurs et organisatrices (Deroin, Roland, Lavanture, Nicaud). Il donne l’occasion aux inculpées de dénoncer la condition féminine alors qu’une chape de plomb retombe sur les revendications des femmes. Ainsi le second Empire sonne-t-il l’exil de Suzanne Voilquin aux Etats-Unis et celui de Jeanne Deroin en Angleterre.
L’élaboration d’une théorie féministe sous le second Empire :
Les femmes du second Empire retrouvent la parole dans les dernières années du régime; elles poursuivent leur réflexion sur le travail. Paule Mink (1839-1901), journaliste politique (Les Mouches, L’Araignée) combat les préjugés véhiculés par les partisans de Proudhon. Julie Daubié (1824-1874), première bachelière en 1861 en dépit de l’interdit lié à son sexe, démontre dans La Femme pauvre (1866-1870) que travailler permet aux femmes, plus particulièrement aux femmes seules, de sortir de la misère. Si la loi Falloux de 1850 reconnaît l’enseignement primaire pour les filles – chaque commune de plus de 800 habitants doit désormais ouvrir une école pour elles —, il faut attendre 1862 et l’initiative privée d’Elisa Lemonnier pour l’ouverture à Paris de la première Ecole professionnelle de jeunes filles. Les féministes se battent pour le développement d’un enseignement féminin dégagé des préjugés et libéré de l’emprise de l’Église. Les combats des ouvrières pour l’amélioration de leurs conditions de travail portent parfois leurs fruits (succès de la grève des Ovalistes de Lyon en 1869 pour l’obtention de la journée de dix heures), mais l’inégalité des salaires demeure flagrante.
La pensée de l’écrivaine-philosophe Maria Deraismes (1828-1894) éclaire le féminisme d’alors. A travers des conférences à succès, notamment au Grand-Orient, dans les années 1855-1869, elle offre une remarquable analyse de l’exclusion et de l’oppression des femmes. Elle dénonce « un universel de poche laissant de côté la moitié de l’humanité », mais n’en continue pas moins de privilégier, dans la stratégie, l’obtention des droits civils et les réformes en matière d’éducation. Elle croit qu’ils peuvent s’obtenir par la réforme ; certes opposée au régime impérial, elle n’appelle pas à un bouleversement de l’ordre social et ne lie pas l’émancipation des femmes à celle du prolétariat, ce qui la différencie nettement des saint-simoniennes et des qua- rantehuitardes. Nourrie des écrits de Poullain de la Barre et de Condorcet, Maria Deraismes développe un féminisme universaliste, ancré dans le droit naturel.
Le franc-maçon Léon Richer (1824-1911), coorganisateur de ces conférences, crée en 1869 le journal Le Droit des femmes et en 1870, avec Maria Deraismes, l’Association pour le droit des femmes (ADF). La fouriériste Marie-Louise Gagneur, Julie Daubié, André Léo, pseudonyme de Léodile Champseix, sont à leurs côtés. En avril, la publication d’un manifeste, signé par trente-huit femmes, dont Louise Michel, en faveur des droits civils, de l’instruction, de l’égalité des salaires remporte un beau succès et conduit à la création de la Société pour la revendication des droits civils de la femme. Mais, concrètement, le groupe concentre ses efforts sur un projet d’école.