Les effets de la première guerre mondiale sur le genre: L'union sacrée des sexes
Féminisme et pacifisme avant guerre :
La réflexion des féministes sur la guerre, avant le premier conflit mondial, est très superficielle; happées par d’autres urgences, elles se sont contentées de déclarations de principe sur la fraternité des peuples, sur la solidarité internationale des femmes.
La guerre justifiée :
Au Congrès de Rome de 1914, le suffragisme est au cœur des débats, le problème de la paix n’est pas même évoqué. Un lien étroit entre la virilité et la violence est parfois dénoncé, mais ne conduit pas à une condamnation sans appel de la guerre ; en cela, les féministes de 1914 sont fidèles à la position de Maria Deraismes.
L’argument selon lequel l’octroi du droit de vote aux femmes serait une garantie pour la paix des peuples est fréquemment avancé, mais ne s’insère pas dans une argumentation qui suggérerait une action présente des femmes contre la guerre.
La guerre condamnée :
Seules des féministes radicales prônent « la grève des ventres » comme instrument de défense de la paix; à l’approche du conflit, leur proposition a plus d’écho en Allemagne qu’en France. Aussi une Jeanne Mélin (1877- 1964), qui ne peut dissocier féminisme et pacifisme, fait-elle figure d’exception : fondatrice en 1912 du Groupe suffragiste des Ardennes, affilié à l’UFSF, elle fait adopter au VIIe Congrès des Sociétés françaises de la paix un projet de création d’un conseil fédératif. Les années qui précèdent la guerre voient la féministe lutter pour le suffrage des femmes et pour la paix, dénonçant la montée du chauvinisme. Les 29 et 30 juillet, Jeanne Mélin est présente à la conférence pacifiste de Bruxelles, à l’initiative des socialistes. Paroles vaines de solidarité internationale des travailleurs des deux sexes.
Les devoirs des femmes :
La déclaration de guerre trouve les féministes sans aucune véritable théorie construite sur le problème, abasourdies par l’explosion du conflit, osant du bout des lèvres avancer que le droit de suffrage des femmes l’aurait empêché, trouvant aussitôt indécent d’en parler à présent.
« Nous irons au travail comme nos soldats au feu » :
Telle est la position du CNFF, proclamée le 25 août par Julie Siegfried (1848-1922) et Adrienne Avril de Sainte-Croix (1855-1939); à l’Union sacrée des partis politiques et des syndicats, qui reçoit l’adhésion des féministes, s’ajoute l’union sacrée des sexes. Les femmes – mères, épouses et sœurs des soldats prêts à sacrifier leur vie pour la patrie – doivent oublier leurs revendications pour soutenir les combattants, accepter avec abnégation la perte des êtres chers qu’elles doivent encourager.
Cette prise de position reflète sans doute l’opinion de la majorité des féministes, elle est peut-être aussi commandée par des impératifs stratégiques à court et long terme : pacifisme et trahison sont alors assimilés, et il importe aux féministes de ne pas encourir le risque de cette accusation ; aussi restent-elles fidèles, dans leur grande majorité, à l’antipacifisme, même lorsque l’Union sacrée est rompue en 1917. En outre, elles peuvent espérer que le soutien des femmes à l’effort de guerre prouvera leur inscription de fait dans la citoyenneté qui devrait être, pensent-elles, reconnue dans le droit à la fin de la guerre. Quoi qu’il en soit, individuellement, les féministes font preuve de patriotisme, de nationalisme, voire de germanophobie qui atteint les soldats mais n’épargne pas les Allemandes, au grand dam de la féministe Nelly Roussel. Il n’est plus question que des devoirs des femmes; ceux auxquels appelle Marguerite Durand justifient la reparution de La Fronde le 17 août, « non pour réclamer les droits politiques des femmes mais pour les aider à accomplir leurs devoirs sociaux ». Mais elle a tôt fait de stigmatiser la cruauté des combattants des deux camps, ce qui lui vaut de se frotter à la censure, instaurée le 5 août, et de décider le 3 septembre de suspendre la parution du journal jusqu’à la paix.
Dans cet état d’esprit, les associations féministes mettent à profit leurs réseaux pour créer leurs propres œuvres : en 1914, la LFDT assure la gestion de onze ouvroirs-cantines et crée l’Œuvre des filleuls pour soutenir les soldats sans famille; en 1915, les infirmières de la Croix-Rouge sont réunies dans la Société nationale du féminisme afin d’aider à la prise de conscience par les femmes de leurs devoirs et de leurs droits envers la famille et la nation ; le CNFF crée, avec la Section d’études féminines du Musée social, l’Office central de l’activité féminine pour recruter le personnel féminin nécessaire à la défense nationale. Multiples sont les associations qui s’inscrivent davantage dans la tradition philanthropique que dans celle du féminisme, auxquelles participent même des féministes radicales (travaux de couture, de tricot, charpie, soutien moral des marraines de guerre). Ces actions font se côtoyer des féministes de longue date et des femmes qui ignorent tout de cet engagement et entreprennent souvent pour la première fois une action sociale ; elles découvrent sans doute au contact des féministes des idées nouvelles pour elles.
La progression des associations féministes :
Des militantes, telles Marguerite Durand et Hélène Brion, craignent que la guerre ne soit synonyme d’une grave crise pour le féminisme. De fait, le silence sur les revendications, notamment celle du droit de vote des femmes jusqu’en 1916, renforcé par la censure qui muselle la presse, s’accompagne d’une très faible participation aux congrès féministes. Mais le nouveau visage du féminisme favorise des adhésions. Les associations féministes réformistes font l’éloge de la maternité, elles condamnent l’avortement et défendent, avec Marguerite de Witt-Schlumberger, membre du Conseil supérieur de la natalité, la famille nombreuse pour faire de la France une patrie forte. Elles entendent se battre contre les fléaux sociaux : l’alcoolisme (Union des Françaises contre l’alcoolisme, mai 1916) et la prostitution, si fréquente près du front; sa réglementation par 1 ’État est condamnée (création de la section du CNFF de l’Unité de la morale et pour la répression de la traite des femmes, 1916).
Ce féminisme moraliste rassure bien des femmes qui adhèrent aux associations. Cet essor profite à l’UFSF mais aussi au CNFF et à la LFSF. Il laisse un espace libre pour un renouveau du féminisme radical autour de l’Action des femmes (1915) et du Comité d’action suffragiste (1918). Deux tendances s’y dessinent ; l’une, majoritaire, défend un féminisme de l’égalité (Madeleine Pelletier, les néo-malthusien(ne)s, des socialistes et des syndicalistes) qui affirme que les différences sexuelles biologiques interviennent bien moins dans la condition des femmes et des hommes que le poids de la société qui construit le féminin et le masculin, alors que le genre humain est un. L’autre reste dépendante du naturalisme, mais le détourne au profit des femmes en un féminisme différencialiste, insistant sur la fonction maternelle et salvatrice des femmes (Céline Renooz, 1840-1928). S’appuyant sur les théories matriarcales (Bachofen, Le Droit maternel, traduit en 1903), ce courant réclame, en plus d’une égalité des droits, des avantages spécifiques pour le sexe féminin. Ses partisanes (Irma Perrot, Anne Léal) se regroupent en 1915 dans L’Action des femmes. Elles défendent le primat du droit maternel, le séparatisme social, l’action sociale, mais se méfient des partis et reprennent l’action suffragiste.
La guerre et l’adhésion massive des féministes françaises à l’Union sacrée atteignent de plein fouet la solidarité féministe internationale.
La faillite de l’internationale féministe :
L’absence des Françaises :
Au nom de l’Union sacrée, les membres du CNFF et de l’UFSF ne répondent pas aux appels des féministes américaines qui tentent de faire une campagne internationale contre la guerre. Alors que la guerre dure, contre toute attente, l’UFSF campe sur ses positions : elle refuse de participer au Congrès de La Haye d’avril 1915.
La rupture de l’Union sacrée ne modifie pas les positions : ces féministes ne peuvent envisager en 1917 un arrêt des combats, qui se solderait par une absence de vainqueurs et de vaincus, car elles continuent de considérer que cette guerre est celle du droit contre la force brutale.
Des féministes pacifistes :
En 1915, des féministes françaises s’élèvent contre l’Union sacrée : Louise Saumoneau décide de diffuser l’Appel aux femmes socialistes, lancé par Clara Zetkin (1857-1923) à la Conférence des femmes socialistes de Berne de mars 1915; la paix immédiate est réclamée par des déléguées. Elle fonde alors le Comité d’action féminine socialiste pour la paix contre le chauvinisme. Les congressistes de La Haye affirment leur droit d’être féministes et pacifistes et lancent un appel aux gouvernements du monde pour que cesse le « carnage » et que soit négociée une paix durable. Elles réclament pour les femmes les mêmes droits que ceux dont jouissent les hommes ; elles créent le Comité international des femmes pour une paix permanente (CIFPP) dont des déléguées se rendent à Paris. Leur démarche conduit à la création de la section française de ce comité, avec une centaine d’adhérentes (Gabrielle Duchêne [1870-1954], Jeanne Halbwachs [1890-1980], Marguerite Thévenet [1879- 1962]), chiffre faible comparé aux sections des autres pays, à l’exception de l’Allemagne, où la répression antipacifiste est très forte. Réuni chez Gabrielle Duchêne, rue de Fondary, le groupe réfléchit, dans une quasi-clandestinité, aux moyens de « servir le féminisme et [de] prévenir le recommencement de la guerre ». La publication et la diffusion de la brochure Un devoir urgent pour les femmes consomme la rupture entre ces féministes pacifistes et les féministes réformistes, qui, fidèles au principe de la guerre du droit, condamnent la position du Comité de la rue de Fondary.
La crise de l’année 1917 et la rupture de l’Union sacrée favorisent le pacifisme; en retour, la répression des pacifistes s’accentue avec l’arrivée de Clémenceau au pouvoir. Le 17 novembre 1917, Hélène Brion est arrêtée. Institutrice à Pantin, ralliée dès 1915 au pacifisme, dirigeante de la Fédération des syndicats d’instituteurs et d’institutrices de France et des colonies (CGT), féministe proche de Gabrielle Duchêne, Marcelle Capy (1981-1962) et Séverine, elle est accusée de défaitisme après la diffusion de trois brochures : Les Instituteurs syndicalistes et la guerre, L’Expulsion du citoyen Trotsky, La Conférence de Zimmerwald. Elle est l’objet d’une campagne calomnieuse de la presse qui l’accuse de défaitisme, d’espionnage, de collusion avec la Russie, et attaque sa personnalité, pointant son goût pour « les complets masculins » et n’hésitant pas à la qualifier de « au moins anormale. Son procès se transforme en une plaidoirie en faveur du féminisme et de ses positions, procès détourné donc, car Hélène Brion, qui souligne être inculpée pour motif politique quand, femme, elle n’a pas de droit politique, est attaquée comme dirigeante pacifiste de la CGT, bien plus que comme féministe.
Soutenue par le témoignage de féministes (Marguerite Durand, Nelly Roussel, Séverine), de socialistes et de cégétistes de renom, comparée, y compris par l’accusation, à Louise Michel, Hélène Brion est condamnée à une peine de trois ans de prison avec sursis. Les féministes réformistes désavouent son comportement et celui, identique, d’autres institutrices, elles aussi poursuivies (Marie Mayoux, Lucie Colliard) ; elles creusent ainsi un fossé entre elles et les féministes syndicalistes, attirées après guerre par le Parti communiste.
La journaliste Marcelle Capy, après de vains appels, crée le journal La Vague (janvier 1918) ; Jeanne Mélin, dont le pacifisme ne s’est exprimé depuis la déclaration de guerre que dans une abondante correspondance tant elle se sent isolée, seule féministe française à avoir soutenu le Congrès de La Haye, insiste sur le rôle que peut jouer le suffrage des femmes dans la construction de la paix, convaincue que le masculin véhicule la destruction et la mort, tandis que le féminin est porteur de vie (Comité d’action suffragiste, féministe, socialiste et pacifiste, 1918).