Les spécificités du moment impérialiste : L’espace ottoman
L’espace ottoman est clairement un espace dominé, mais un espace dominé collectivement par l’Europe, avec une participation accessoire des Etats-Unis. Il faut prendre en compte les règles de l’équilibre européen pour le comprendre. Ce système, bien antérieur à la révolution industrielle, consiste à s’opposer à l’établissement de la domination d’un seul sur l’ensemble européen en construisant des coalitions contre les tentatives successives d’hégémonie d’une grande puissance européenne. Dès le xvme siècle, les grands traités de paix européens comprennent une dimension coloniale qui en fait des règlements d’importance mondiale. Dès que s’ouvre, dans le dernier tiers de ce siècle, la question d’Orient, c’est-à-dire celle du sort de l’Empire ottoman, l’équilibre européen se trouve projeté sur l’ensemble de l’Ancien Monde.
La défense britannique de la route terrestre des Indes, route virtuelle que personne de sensé n’emprunte, et I ‘impossibilité d’un partage à l’amiable de l’Empire sont la meilleure chance de survie pour les Ottomans. Ils doivent la payer au prix fort de l’assujettissement. Les pertes territoriales sont contenues et le processus de constitution des États balkaniques prend près d’un siècle, entre la révolte grecque de 1821 et la seconde guerre balkanique de 1913. Dans le nord de l’Afrique, il en est de même pour les provinces autonomes, entre 1830 (expédition d’Alger) et la perte de la Libye en 1913.
L’expansion européenne se fait selon un critère religieux implicite. Il ne peut y avoir de contrôle direct pour les régions de peuplement majoritaire chrétien. De ce fait, les pays balkaniques se voient reconnaître le principe des nationalités. La balkanisation est un processus d’homogénéisation ethnique qui se déroule dans une première phase au détriment des populations musulmanes puis, dans une seconde, entre populations chrétiennes.
Inversement, l’Afrique du Nord, où il n’existe pas de population chrétienne autochtone, est condamnée à passer à la domination directe avec colonisation de peuplement. Le tronc central où les musulmans sont majoritaires mais où les chrétiens constituent une part importante de la population doit rester ottoman, sous condition de réformes. Dans ce cadre, les Juifs sont assimilés aux chrétiens.
La gestion collective de l’Europe prend la forme quotidienne de l’extension démesurée des compétences capitulaires, des protections consulaires et des protectorats religieux. Périodiquement, les conférences des ambassadeurs gèrent les crises importantes et les congrès européens enregistrent et déterminent les grands bouleversements.
L’impérialisme prend un sens précis dans ce xixe siècle qui court de 1828 (règlement de la crise grecque avec interventions militaires européennes) à 1914. On ne trouve pas d’action directe d’une métropole sur une colonie, mais une pluralité de métropoles en concurrence ou en conjonction constituant une hégémonie collective. La démonstration même en est faite par l’utilisation de la référence européenne comme identité collective : concert européen, action au nom de l’Europe (comme le montre l’intervention française au Liban en 1860), conférence des ambassadeurs. L’Etat ottoman devient le régulateur de ces influences contradictoires et sait en jouer pour sa propre survie. À chaque moment où le sort de l’Empire se trouve enjeu, la diplomatie ottomane mise sur le pluralisme européen et sur ses rivalités. Sa logique est d’impliquer les puissances dans le jeu local, afin de les neutraliser réciproquement. En 1903, Abdul Hamid se livre à une magnifique démonstration de cette politique de l’implication quand il s’adresse à l’ambassadeur de France pour regretter le déclin supposé de l’influence française en Syrie :
Je crois devoir […] dire à Votre Excellence, à titre absolument amical que, depuis quelques années, j’ai constaté non sans regret que, tandis que l’influence de certaines Puissances ne cessait de grandir en Syrie, celle de la France déclinait : cet affaiblissement n’est pas sans m’inspirer de légitimes appréhensions.
L’influence française en effet contrebalançait dans cette région celle de toutes les autres Puissances réunies et maintenait, par conséquent, un équilibre que j’estime nécessaire aux intérêts de mon Gouvernement et qui menace d’être détruit aujourd’hui au profit de vos rivaux. J’ai toujours, de plus, envisagé sans inquiétude l’action que la France a exercée et exerce en Syrie, sachant qu’elle s’inspirait des sentiments du Gouvernement français et du principe de sa politique traditionnelle envers mon Empire qui consiste dans le maintien du statu quo et de l’intégrité du territoire ottoman. Tout autre est, je ne l’ignore pas, le but que se proposent vos rivaux ; l’exemple de l’Egypte est là pour me le rappeler.
Plus les États européens investissent dans l’économie de l’Empire, plus ils ont besoin du maintien de ce dernier. Les indépendances balkaniques, voire la conquête coloniale, se traduisent par une réduction inévitable des instruments de l’hégémonie collective (capitulations, protections, protectorats religieux) et les puissances en ont parfaitement conscience. La solution serait de s’orienter vers une division territoriale en zones d’influence, c’est-à-dire de prépondérance économique. Cette évolution est enregistrée dans les années qui précèdent immédiatement le premier conflit mondial, mais elle n’est encore que partielle à la veille immédiate de la guerre. Elle s’est d’ailleurs faite « à l’amiable » par un jeu d’accords et de règlements. Pour le gouvernement ottoman, le véritable danger ne réside pas dans l’emprise économique, bien que les révolutionnaires ^ Jeunes-Turcs au pouvoir à partir de 1908 aient le projet à long terme de s’en débarrasser, mais dans le soutien européen aux exigences de « réformes » des provinces « arméniennes » qui risqueraient de conduire à une balkanisation de l’Anatolie.
Si l’impérialisme est une action collective et la colonisation de peuplement une entreprise faisant appel à une multiplicité d’origines géographiques, on comprend mieux comment s’inscrit le projet sioniste à partir de 1880. Ses organisateurs savent utiliser à leur profit les instruments de l’hégémonie, en dépit des résistances de l’appareil d’État ottoman. De même, dans la question de l’immigration, la déconnexion entre la métropole et le peuplement atteint son maximum. Si le sionisme est un projet national et émancipateur des Juifs européens, il ne peut se réaliser que dans le cadre fixé par l’impérialisme européen, condition indispensable de son existence.
L’historiographie israélienne se débat dans des querelles stériles sur ce sujet en arguant qu’il n’existe pas en Palestine de métropole et de colonie, c’est-à-dire en confondant l’impérialisme et la colonisation de peuplement, qui sont des phénomènes pour le moins différents. Partout où il y a eu peuplement européen, il y a eu création d’une population distincte tendant à se transformer en peuple, au sens politique du terme, alors que l’impérialisme existe finalement davantage là où il n’y a pas de colonisation, car il est plus une action collective de l’Europe que la projection univoque d’une métropole. On doit donc disjoindre l’impérialisme du lait colonial proprement dit et le considérer indépendamment de la constitution d’un empire.
Là encore, le sionisme apparaît comme un phénomène de passage aux limites. S’il est nationalisme, il doit à la fois créer un peuple, un territoire, une langue et une culture alors que les autres nationalismes disposent à l’origine au moins d’éléments conséquents dans ces domaines. De même, s’il est colonisation de peuplement, il pousse le plus loin possible le pluralisme des métropoles et la diversité géographique des arrivants. Comme il est exogène à la région où il cherche à s’installer, en dépit de ses réussites incontestables, il aura toujours besoin de s’appuyer sur l’extérieur. Sa première contrainte est de se substituer à la métropole absente pour financer la colonisation de peuplement puisqu’en Palestine plus qu’ailleurs l’immigration des hommes implique une mise de fonds considérable, en particulier en agriculture. Face aux réactions de rejet, il lui faudra toujours disposer d’un ou de plusieurs protecteurs extérieurs pour pouvoir se maintenir.
Vidéo : Les spécificités du moment impérialiste : L’espace ottoman
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