L'occidentation du monde et ses limites
Les étapes de l’occidentalisation
Les succès occidentaux sont sans aucun doute liés à l’expansion maritime de l’Europe, puis à la mainmise qu’un certain nombre de ses peuples réalise peu à peu sur les autres continents. L’histoire en est bien connue (Chaunu, 1969-a) : après une phase d’essais qui dure tout le XVe siècle, l’Amérique est découverte, la route des Indes par le Cap reconnue et le premier tour du monde réalisé en moins de trente ans (fig. 41). Le traité de Tordesillas (1494), qui partage les mers et les terres ainsi parcourues entre le Portugal et l’Espagne, excite vite la jalousie des Français, des Anglais et des Néerlandais. Toute la façade atlantique de l’Europe participe bientôt au commerce avec les Indes occidentales ou orientales (Chaunu, 1969-b).
Les premiers empires coloniaux sont fragiles. L’indépendance des possessions américaines du Portugal et de l’Espagne achève de désagréger, au début du xixe siècle, les constructions des xve et xviie siècles : reste acquise, dans une partie des terres devenues indépendantes, une européanisation plus ou moins profonde des populations, quasi totale en Amérique du Nord et résultant surtout d’un métissage intense en Amérique latine.
L’expansion commerciale de l’Europe n’est en rien affectée par cette première phase de décolonisation. Avant même l’introduction de la vapeur, les progrès de la navigation sont tels que le commerce des biens pondéreux devient possible à travers l’Atlantique. Les échanges avec l’Extrême-Orient et le Pacifique s’élargissent considérablement. Le chemin de fer précipite l’ouverture des continents, cependant que l’ouverture des canaux de Suez puis de Panama raccourcit les itinéraires.
L’Angleterre n’avait pas renoncé, malgré ses mésaventures américaines, à consolider ses possessions : celles-ci s’étendent rapidement à la fin du XVIIIe siècle. Les guerres de l’époque révolutionnaire et impériale ouvrent l’Amérique hispanique au commerce britannique, permettent aux Anglais de supplanter les Néerlandais au Cap et font découvrir, grâce à Raffles, l’extraordinaire importance des mers d’Extrême-Orient.
La reprise de l’expansion coloniale, esquissée par la France et les Pays-Bas à partir de 1830, s’accélère dans les années 1870 et aboutit au partage quasi complet de l’Afrique au traité de Berlin (1884-1885) et à la pénétration de plus en plus marquée des intérêts économiques européens ou américains dans l’Empire ottoman et en Chine. Le Japon doit s’ouvrir sous la pression musclée de la marine américaine.
La seconde vague de l’européanisation de la planète conduit, entre les deux guerres mondiales, à une hégémonie quasi totale de l’Europe et des États-Unis. Elle n’a cependant pas les mêmes effets que la première : l’européanisation des terres déjà touchées par la première vague s’accentue avec l’accélération de l’immigration ; les aires nouvellement gagnées au peuplement blanc sont limitées au monde tempéré. Le fait majeur, c’est l’ampleur de la confrontation avec les civilisations nombreuses et longtemps puissantes du monde tropical. Elles sont dominées, mais ont des identités trop fortes pour accepter aisément les modèles occidentaux.
Culture et succès de l’expansion
Les Européens ont tiré parti, pour leur expansion, de la supériorité qu’ils avaient progressivement acquise et ne cessent d’accentuer dans les domaines de la construction navale, de la navigation, de la cartographie, de l’artillerie et de l’art des fortifications. Ils comprennent très tôt les traits essentiels de la mécanique des vents et de celle des courants marins des grands bassins océaniques : ils arrivent ainsi à les traverser sur des navires encore bien médiocres (Crosby, 1986).
Précocement mêlés aux courants de relations qui affectent l’Ancien Monde de la Chine du Nord à la Méditerranée, leurs organismes ont acquis une immunité qui les arme pour résister aux affections microbiennes en dehors du monde tropical. Les Amérindiens succombent en revanche en masse — plus de 80 % des effectifs en un siècle — au choc microbien que l’arrivée des premiers voyageurs provoque.
Eleveurs, les colons européens voyagent d’habitude avec du bétail qu’ils essaient d’implanter avec eux. Dans les steppes et prairies tempérées, ces espèces ne souffrent guère de concurrence. Les graines retenues dans leurs poils ou dans leurs toisons lorsqu’on les transporte par mer suffisent à bouleverser les peuplements naturels et à remplacer les espèces indigènes par des graminées mieux adaptées au piétinement des sabots. Les succès de l’impérialisme européen tiennent, dans le monde tempéré, à cette dimension biologique, comme le remarque William Crosby (1986). Les milieux tropicaux sont moins aisés à mettre en valeur ; faute de disposer de techniques qui leur soient adaptées, les Européens y sont condamnés au métissage culturel — et le plus souvent biologique.
Européanisation du monde et espèces cultivées
Des courants de circulation existaient depuis un passé reculé de la Chine du Nord à l’Asie centrale, à l’Inde, au Proche-Orient et à l’Europe : les relations s’y établissaient normalement à travers de multiples relais. Le cheminement des innovations prenait des dizaines d’années, voire des siècles, le long de cette chaîne fragile d’oasis.
Ailleurs, la fragmentation dominait. L’Afrique sud-saharienne n’avait été qu’imparfaitement intégrée par les Arabes à leur domaine d’échange. La côte orientale du continent était mieux associée aux courants généraux de relations grâce à la connaissance des mécanismes de mousson. Les Arabes exploitaient ainsi une chaîne de comptoirs de la corne de l’Afrique jusqu’à Mombassa (Kenya) et aux Comores ; les cultures swahili témoignent de l’importance du métissage qui en résulta.
La fragmentation du monde était profonde ; elle s’accentuait en allant vers le sud, puisque les continents se rétrécissent dans cette direction et sont séparés par des bassins océaniques de plus en plus larges .
À la suite des Grandes Découvertes, l’Europe unifie le monde tropical (Daveau et Ribeiro, 1973). La passion que mettent les navigateurs et les colonisateurs à faire voyager espèces végétales et animales conduit à des bouleversements innombrables. L’Amérique tempérée reçoit les plantes cultivées de l’Europe. Chevaux, chèvres, moutons et bovins se multiplient rapidement dans les clairières de défrichement, dans les prairies tempérées et dans les steppes et savanes tropicales. L’Amérique tropicale tire bientôt l’essentiel de ses richesses de la canne à sucre, du café, du riz ou de l’indigo, toutes plantes importées. Les racines d’origine africaine ou asiatique, ignames ou taros ne s’y imposent en revanche pas.
Les plantes cultivées par les Amérindiens étaient faites pour des milieux tempérés à étés chauds et humides ou pour des terres tropicales ; la pomme de terre, une plante d’altitude des Andes, est la seule espèce adaptée à des milieux tempérés froids. L’Europe et le monde méditerranéen reçoivent le maïs, la pomme de terre, le haricot, le piment, et la tomate. L’élevage des dindes devient vite populaire. Le monde tropical africain ou asiatique tire parti du maïs, du manioc, du haricot, du piment, de la tomate, de l’avocat, du cacao.
L’unification biologique du monde a des effets plus spectaculaires dans le monde tropical qu’ailleurs, puisque c’est là que la fragmentation était la plus grande. Dans les milieux insulaires, souvent fragiles, les espèces introduites perturbent profondément les associations naturelles comme en Nouvelle-Zélande (Clark, 1949).
Contacts et échanges culturels
L’européanisation du monde met en contact des cultures qui s’ignoraient jusqu’alors ou ne se fréquentaient qu’exceptionnellement. Les Européens sont fascinés par les civilisations qu’ils découvrent. Le souci missionnaire pousse à convertir les peuples qui n’ont pas reçu la révélation.
La formation classique, dont la Renaissance renforce le prestige, imposait aux jeunes occidentaux l’apprentissage de langues mortes La gymnastique du décintrement faisait partie de leur bagage intellectuel : elle les préparait à regarder l’Autre sans hostilité systématique, à évaluer l’ensemble de sa culture et à en dresser le bilan (Montaigne, 1580). Les missionnaires jésuites savent admirablement tirer parti de la formation qu’ils ont reçue pour pénétrer des cultures qui leur sont étrangères et comprendre leur logique. Au Canada, ils sont frappés à la fois par la cruauté des Indiens et par l’absence chez eux de gourmandise ou d’avarice, comme s’ils étaient restés indemnes de certaines composantes du péché originel : le mythe du bon sauvage naît de leurs descriptions enthousiastes.
Les contacts culturels directs entre la Chine et l’Occident (Étiemble, 1988) sont le fait de ces équipes missionnaires — moins de 3 000 personnes entre François Xavier au xve siècle et la fin du xixe. Les Jésuites importent en Chine leur connaissance de l’astronomie, des mathématiques, de la perspective et de la cartographie, et séduisent l’Empereur par les horloges qu’ils construisent pour lui, les pièces d’artillerie qu’ils savent fondre et les cartes qu’ils dessinent du pays. Ils sont fascinés par cet Empire dont la prospérité repose sur l’agriculture, une administration solide et une justice équitable : les physiocrates fondent leur critique du colbertisme et de sa passion pour les manufactures, sur cette vision de la Chine.
L’existence de sociétés cohérentes fondées sur des principes tout à fait différents des nôtres, et sans base chrétienne, pose problème aux élites européennes. C’est sensible dès Montaigne, s’interrogeant sur les Cannibales qu’il a rencontrés à Rouen. Au xvme siècle, la critique que les Lumières font des institutions d’Ancien Régime et de l’Église catholique se fonde en partie sur le décintrement que les contacts ont permis.
Les relations intellectuelles fonctionnent dans les deux sens. Beaucoup de civilisations y sont cependant moins bien préparées que celles de l’Occident européen : elles se sentent menacées. Les missionnaires chrétiens s’en prennent souvent aux valeurs sur lesquelles reposent l’identité collective et les institutions du pays. La réaction est donc de contrôler les contacts ou de les proscrire. Le Japon des Tokugawa, à la fin du xvie siècle, se ferme presque totalement à l’Occident. Les Empereurs chinois acceptent la présence à leur Cour de quelques jésuites, dont ils apprécient les talents et la prudence, mais concentrent à Canton les échanges commerciaux avec les Occidentaux, pour mieux les contrôler.
Toutes les civilisations déjà fortement entrées dans l’histoire réagissent de la sorte à la pénétration européenne : les gouvernants reconnaissent l’utilité des échanges, mais perçoivent le danger qu’il y aurait à laisser entrer une religion ou des idéologies qui saperaient les institutions et les fondements de la vie locale. Leur prudence n’empêche pas les emprunts — on le voit au Japon, qui arrive à importer et à maîtriser beaucoup de savoir-faire nouveaux, l’art de la perspective par exemple, à travers des relations pourtant bien ténues.
L’impact européen est plus fort là où les civilisations n’avaient aucune pratique des contacts, en Amérique, et dans les pays dont les valeurs n’étaient pas structurées en systèmes cohérents — c’est là que la prédication chrétienne remporte ses plus beaux succès.
Échange inégal, prédation et domination
Il serait injuste de ne retenir de l’histoire de l’expansion européenne que la violence, l’exploitation et la volonté dominatrice, mais leur rôle a été important. Les Européens partent pour s’enrichir et sont peu regardants sur les moyens pour y parvenir. Pour réduire leur dépendance vis-à-vis de l’Extrême-Orient et des pays de l’Asie méridionale, ils développent des plantations dans les îles de l’Atlantique, aux Caraïbes en particulier, ou en Amérique du Sud. Les Amérindiens se révèlent rebelles aux travaux forcés qu’on prétend leur imposer ; leurs effectifs fondent comme neige au soleil sous l’effet du choc microbien, de la déstructuration brutale de leurs sociétés et de l’effondrement de leurs valeurs ; les missionnaires plaident pour leur conversion et les protègent. Qu’à cela ne tienne ! La traite et les esclaves venus d’Afrique résoudront le problème : commence alors pour trois siècles et demi la période la plus sombre de l’histoire du continent noir.
Marchands et colons tirent parti de leur supériorité navale et militaire pour imposer des régimes qui leur permettent de contrôler des espaces disproportionnés à leurs effectifs et d’imposer des termes inégaux aux échanges qu’ils pratiquent (Harris, 1995) : l’économie des peuples indigènes se trouve ainsi perturbée jusque très loin à l’intérieur de continents qui ne sont pourtant parcourus que par des groupes minuscules de coureurs de bois — l’histoire de la traite des fourrures en Sibérie et en Amérique du Nord le montre admirablement.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la supériorité technique occidentale reste limitée. Le progrès qui s’accélère en Occident modifie brutalement l’équilibre. Il n’y a bientôt plus de production où la technologie européenne reste en retard sur celle des pays extérieurs. Les philosophies du progrès renforcent le sentiment de supériorité que partagent commerçants, missionnaires et marins. Les contacts auxquels donne lieu la seconde vague d’européanisation du monde s’inscrivent dans un registre nouveau (Hobson, 1902 ; Hobsbawm, 1975 ; 1987).