Malaise dans l’impérialisme : Naissance de l’anti-impérialisme
Avec la Grande Guerre, l’anti-impérialisme cesse d’appartenir au registre de la réflexion théorique marxiste pour devenir un instrument de la lutte politique au service de la révolution mondiale. Premier gauchissement qui traduit la volonté de ne pas tenir compte de la réalité des nationalismes ou de l’incapacité à l’envisager (l’union sacrée est un « mensonge »), la guerre, dont le principal champ de bataille se situe en Europe, est définie comme une guerre impérialiste dans le cadre de l’achèvement de la mondialisation. Lénine l’exprime dès la conférence de Zimmerwald de 1915 :
La guerre actuelle a été engendrée par l’impérialisme. Ce stade, atteint par le capitalisme, est son stade suprême. Les forces productives de la société et l’importance du capital ont grandi au-delà des limites étroites des différents États nationaux. D’où la tendance des grandes puissances à asservir d’autres nations, à conquérir des colonies, en tant que sources de matières premières et débouchés pour l’exportation des capitaux. Le monde entier devient un organisme économique unique, le monde entier est partagé entre une poignée de grandes puissances. Les conditions objectives du socialisme sont parvenues à une maturité complète, et la guerre actuelle est une guerre des capitalistes pour des privilèges et des monopoles susceptibles de retarder la faillite du capitalisme.
D’où le mot d’ordre : « transformer la guerre impérialiste entre les peuples en guerre civile des classes opprimées contre les oppresseurs ».
On se sert ainsi de l’analyse théorique de l’impérialisme pour donner une explication acceptable au fait que les classes ouvrières des grands pays industrialisés ont refusé la révolution et se sont ralliées aux régimes bourgeois dans la guerre totale. On prend ainsi au sérieux la doctrine de Joseph Chamberlain et implicitement on condamne les lois sociales qui se sont multipliées depuis le début du XXe siècle. Les profits coloniaux ont permis à la bourgeoisie de nourrir les tendances opportunistes et réformistes au sein de la classe ouvrière qui a été détournée de sa vocation première (même là où l’empire colonial était peu important, comme dans l’Allemagne impériale). C’est ce qui est indiqué dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme :
L’impérialisme, qui signifie le partage du monde et une exploitation ne s’étendant pas uniquement à la Chine, et qui procure des profits de monopole élevés à une poignée de pays très riches, crée la possibilité économique de corrompre les couches supérieures du prolétariat ; par là même il alimente l’opportunisme, lui donne corps et le consolide.
Au-delà serait le danger de voir l’Europe se désindustrialiser pour devenir totalement rentière :
La description par Schulze-Gaevemitz de 1’« impérialisme britannique » nous révèle les mêmes traits de parasitisme. Le revenu national de l’Angleterre a presque doublé de 1865 à 1898, tandis que le revenu « provenant de l’étranger » a, dans le même temps, augmenté de neuf fois. Si le « mérite » de l’impérialisme est d’« habituer le Noir au travail » (on ne saurait se passer de la contrainte…), le «danger» de l’impérialisme consiste en ceci que « l’Europe se déchargera du travail manuel – d’abord du travail de la terre et des mines, et puis du travail industriel le plus grossier – sur les hommes de couleur, et s’en tiendra, en ce qui la concerne, au rôle de rentier, préparant peut-être ainsi l’émancipation économique, puis politique, des races de couleur ».
Si Lénine nie le caractère national de la Grande Guerre en Europe, il le reconnaît aux mouvements de libération à l’intérieur des pays coloniaux. Plus exactement, dans sa réponse à une brochure de Rosa Luxemburg de 1916, il note :
Toute guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. La continuation de la politique de libération nationale des colonies les conduira inévitablement à mener des guerres nationales contre l’impérialisme.
De ce fait, la guerre nationale anti-impérialiste est l’alliée naturelle de la révolution mondiale puisque le capitalisme est l’impérialisme : Les guerres nationales contre les puissances impérialistes ne sont pas seulement possibles
et probables, elles sont inévitables et progressistes, révolutionnaires, encore que, naturellement, leur succès requière ou bien la coordination des efforts d’un nombre considérable d’habitants des pays opprimés (des centaines de millions dans l’exemple que nous avons cité, celui de l’Inde et de la Chine), ou bien une conjoncture internationale particulièrement favorable (par exemple, que l’intervention des puissances impérialistes soit paralysée par leur affaiblissement, par une guerre entre elles, par leur antagonisme, etc.), ou bien qu’intervienne un soulèvement simultané du prolétariat d’une des grandes puissances contre la bourgeoisie (cette éventualité, la dernière dans notre énumération, vient en fait au premier rang, c’est-à-dire qu’elle est la plus désirable et la plus avantageuse pour la victoire du prolétariat).
Dès lors, une fois la révolution réussie en Russie et défaite en Europe, le monde colonial devient le nouveau champ de bataille. C’est le sujet des débats des premières conférences de la IIIe Internationale, avec des interrogations sur le caractère réactionnaire ou non de certains mouvements de libération nationale et sur le passage direct au socialisme, sans passer par le capitalisme, des pays colonisés.
En pratique, la nouvelle doctrine anti-impérialiste a servi à rétablir l’Empire russe en imposant la « dictature du prolétariat » dans ce qui va inévitablement devenir les « républiques musulmanes ». Elles sont ainsi destinées à servir de modèles pour les pays coloniaux. Au-delà, la doctrine a justifié le soutien à la révolution kémaliste de la Turquie, qui correspondait aux intérêts géopolitiques de l’Union soviétique. Ensuite, le vrai champ révolutionnaire des années 1920 a été la Chine, avec l’alliance entre les communistes et les nationalistes du Guomindang. La rupture de 1927 et les terribles massacres de Shanghai consacreront l’échec de cette stratégie.
Cet échec et l’adoption du programme du « socialisme en un seul pays » conduisent à la mise en veilleuse du programme de révolution anti-impérialiste dans le monde colonial. La stratégie antifasciste du milieu des années 1930 pousse à ménager les puissances coloniales, à qui l’on retrouve des vertus démocratiques.
En revanche, le Pacte germano-soviétique d’août 1939 montre un usage particulièrement pervers du concept. I ,a guerre que mènent la France et la Grande-Bretagne contre l’Allemagne nazie est définie, en reprenant les écritures léninistes, comme une guerre impérialiste. Les trotskistes les ont précédées dans cette voie en définissant l’antifascisme comme une forme de « chauvinisme pro-impérialiste ». Certains d’entre eux maintiendront le diagnostic jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, conflit strictement inter-impérialiste dans lequel les révolutionnaires n’ont pas à soutenir les mouvements de résistance contre l’occupant nazi.
Durant l’entre-deux-guerres, l’anti-impérialisme de l’Union soviétique n’a eu, en somme, que deux champs d’application directe : la guerre d’indépendance de la Turquie et les luttes révolutionnaires en Chine. Dans le reste du monde colonial, on voit émerger lentement des organisations communistes, non dans la classe ouvrière mais dans les milieux intellectuels. Les puissances coloniales ont beau jeu d’accuser les mouvements nationaux de subversion communiste, mais elles peinent à en rapporter la preuve, n’étaient les arrestations épisodiques d’émissaires de l’internationale.
Dans cette période, cette seconde Europe que constitue l’Union soviétique est encore loin de représenter un modèle alternatif et, excepté l’Extrême-Orient, son attraction est faible dans le monde colonial. Néanmoins, la propagande communiste pousse à la généralisation du terme « impérialisme » qui donne une explication générique à toute une série d’expériences vécues à un moment où l’impérialisme colonial a commencé son mouvement de retrait. Le plus souvent les élites coloniales en formation découvrent dans les métropoles européennes le message marxiste et l’alliance possible avec les partis communistes. Les partis communistes européens ont servi de vecteurs à ces idées nouvelles.
La crise européenne de la démocratie parlementaire et du libéralisme économique dans les années 1930 renforce l’attraction du marxisme qui a aussi pour mérite de donner des explications « scientifiques » à l’ensemble des phénomènes sociaux et économiques.
Vidéo : Malaise dans l’impérialisme : Naissance de l’anti-impérialisme
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