Méditerranée : Les tensions en Méditerranée à la fin du XXe siècle
Le conflit entre Israël et les pays arabes ne fut pas l’unique source de tensions en Méditerranée à la fin du siècle dernier. En I960, après le retrait britannique de Chypre, on assista d’abord à la création d’une république.
l’inimité qui couvre entre les grecs et les turcs
Le pouvoir y était partagé entre une majorité grecque et une minorité turque. Sous le mandat du premier président, l’archevêque Makarios, l’île connut une certaine stabilité, mais la Turquie se méfiait des ambitions nourries par la Grèce, notamment lorsque les Chypriotes grecs optèrent une fois de plus pour l’enosis, le rattachement à Athènes. Craignant une intervention grecque sur l’île, Ankara envahit le nord de Chypre en 1974. Cette opération entraîna la fuite (ou l’expulsion) des Grecs, qui se réfugièrent dans la partie sud de l’île, abandonnée par les Turcs. Chypre fut alors scindée en deux, bien que l’« Etat fédéré turc chypriote », province de la Turquie, ne fût reconnu que par Ankara. Ce conflit ne fit pas grand bruit hors de la région.
Il eut pourtant un impact positif. L’intervention turque hâta la chute de la dictature militaire des colonels et la restauration de la démocratie à Athènes. Le roi fut écarté du pouvoir, son attitude étant perçue comme ambiguë et ses erreurs jugées comme ayant favorisé le coup l’Ètat des colonels en 1967. La Grèce devint une république et bénéficia des faveurs exceptionnelles de l’Europe de l’Ouest qui avait à cœur d’œuvrer pour la stabilité de la Méditerranée orientale. Dès 1981, la Grèce rejoignit la Communauté européenne, malgré son retard économique. Ultérieurement, Athènes se montra en mesure de réduire jusqu’à un certain point ce fossé, dans un premier temps au prix d’une inflation galopante. Le pays continua à bénéficier des faveurs de la Communauté et parvint à rejoindre la zone euro, ce dont beaucoup le croyait incapable. Cet exploit ne doit pas être sous-estimé, même si l’Union européenne a dû assouplir ses règles pour permettre à Athènes d’adhérer à l’Euroland en janvier 2002. Les négociations en vue d’élargir l’Europe à la Turquie ont suscité un malaise en Grèce. Même si les deux pays sont devenus alliés au sein de l’OTAN, la relation gréco-turque repose sur des siècles de méfiance mutuelle.
L’avènement d’Etats indépendants à Chypre et à Malte priva la Grande-Bretagne de son rôle de puissance coloniale méditerranéenne, même si elle conservait des bases militaires chypriotes. Gibraltar constitue une exception. Les tentatives espagnoles pour reprendre cette minuscule colonie située à l’extrémité du bassin occidental de la Méditerranée culminèrent sous Franco. En 1965, ce dernier imposa un blocus au rocher, décision qui causa plus de tort à la région espagnole voisine qu’à Gibraltar. Un référendum montra clairement que la population (composée de Maltais, d’indiens, de Sépharades et d’Espagnols) souhaitait rester sous souveraineté britannique. Le rocher ne faisait plus office de base défensive mais avait diversifié ses activités et servait de place financière offshore; voire, selon Madrid, de plaque tournante pour le blanchiment d’argent.
En fait, l’Espagne exerce la même tutelle sur Ceuta et Melilla, la première acquise en 1415 (après avoir appartenu aux Portugais) et la seconde en 1497. Elle ne voit aucune raison de les restituer au Maroc. Durant l’été 2002, un épisode assez comique se produisit. Rabat voulut exploiter les tensions que suscitaient Gibraltar et le trafic de drogue via Ceuta pour rappeler que ses revendications territoriales ne différaient pas de celle de Madrid à l’égard de Gibraltar. L’armée marocaine occupa Perejil, un microscopique îlot au large de la côte africaine. Gibraltar a envenimé les relations hispano-anglaises, situation qui n’a pas été sans conséquences sur la politique européenne, notamment en matière de politiques financières et de libéralisation du trafic aérien.
L’Union européenne s’est montrée prodigue avec les régions méditerranéennes les plus pauvres, notamment en Grèce et en Espagne. Dans le sud de l’Italie, les subventions de Bruxelles n’ont cependant pas freiné l’exode rural ni stimulé l’activité industrielle. Ailleurs, les généreuses enveloppes agricoles ont même éteint tout esprit d’initiative. En mai 2004, d’autres Etats méditerranéens, dont la Slovénie, Malte et la partie grecque de Chypre, ont rejoint l’Union européenne. Cet élargissement de l’Europe, qui inclura des pays d’Europe de l’Est comme l’Estonie, déplacera le centre de gravité de l’entité européenne vers la Mitteleuropa et l’éloignera de la Méditerranée. Cette évolution reflète la mondialisation de la mer Intérieure et son appartenance (du moins celle de sa rive nord) à un réseau commercial et industriel dont les pôles sont Bruxelles et Francfort plutôt qu’Athènes ou Rome.
La période classique revisitée par les Européens du Nord
Les notions de clarté, d’exactitude, de pureté sont longtemps restées associées à l’Antiquité. Cette conception idéaliste, qui correspondait aux valeurs victoriennes, a déjà été évoquée dans ce livre. Elle reposait sur la négation des réalités les plus crues du passé de la Grèce et de Rome. Au début du XXe siècle, l’historienne Jane Harrison, membre du Newnham College de Cambridge, jeta un regard nouveau sur cette période de l’histoire de la Méditerranée. La première, elle se pencha sur les aspects sombres de la culture grecque, notamment les cultes mystérieux rendus à Dionysos et à d’autres divinités. Elle révéla ainsi certains aspects de cette civilisation peu compatibles avec l’image devenue traditionnelle de la culture classique. Un peu plus tard, une autre voix dissonante se fit entendre, celle de l’écrivain D. H. Lawrence. Dans ses Promenades étrusques, celui-ci rapporte la joie qui fut la sienne en découvrant, à travers les fresques de la nécropole de Tarquinia, l’esprit de liberté qui animait la société et l’art des Étrusques.
La spontanéité de cette peinture le toucha davantage que la froideur clinique de l’art classique, beaucoup plus apprécié à l’époque. Pour Lawrence, l’art étrusque évoque un retour à la nature, il est truculent, sexuellement explicite, réaliste plutôt qu’idéaliste : « L’art reste pour nous quelque chose qui a bien cuit — à l’instar d’un plat de spaghetti. Un épi de blé n’est pas de l’“art”. Attendez donc qu’il se. soit transformé en un parfait macaroni ! Personnellement, j’ai plus de plaisir à regarder les poitrines de Volterra, je l’ai déjà suggéré, que la frise du Parthénon. Le problème de la qualité esthétique est qu’elle émousse tout et donne une impression de “recuit”. Pour l’essentiel, la beauté grecque provoque cet effet de “recuit”. La conscience artistique l’a trop cuisinée. » Au cours de ses voyages en Toscane, en Sardaigne et sur les rives des lacs italiens, Lawrence se porta à la rencontre d’une Italie moins idéalisée que celle qu’appréciaient ses compatriotes établis à Florence et Venise. Il décrivit un pays d’une extrême pauvreté, très éloigné du passé classique et de la Renaissance.
les artistes modernes
L’art étrusque et l’art de la Sardaigne préhistorique eurent d’ailleurs une influence non négligeable sur certains artistes du XXe siècle comme Giacometti, dont les figures allongées rappellent les sculptures de la civilisation des Nuragi et les figures étrusques. La vision des Européens se modifia de nouveau à la suite d’une série de découvertes archéologiques spectaculaires à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
Elles posaient la question des origines de la civilisation grecque et semblaient donner une réalité aux traditions légendaires dont Homère s’était fait l’écho. Elles donnèrent à voir un monde préclassique assez différent de celui qu’avaient décrit au XVIIIe et au XIXe siècles des auteurs comme Winckelmann et Benjamin Jowett. Schliemann effectua ses fouilles à Troie et Mycènes avant le début du XXesiècle. Il commit bien des erreurs, mais il eut le mérite de révéler un pan de l’histoire méditerranéenne jusqu’alors ignoré. Après 1900, le travail d’Arthur Evans en Crète ressuscita — grâce à l’ingénieuse reconstitution du site de Cnossos — une culture à mi-chemin entre le continent européen et l’Egypte, comparable à bien des égards à la civilisation des pharaons, avec ses palais, ses fresques, sa vaisselle en or et son étrange alphabet. On parla aussitôt de « première civilisation européenne », désignation qui n’a guère de sens dans la mesure où l’identité européenne n’existait pas aux alentours de 1500 avant J.-C.
Elle a pourtant le mérite de montrer que les grandes civilisations de cette époque ne furent pas l’apanage de l’Afrique et de l’Asie. À une époque où l’on supposait que les Doriens, un peuple de haute taille aux cheveux clairs, avaient conquis et, pour utiliser la terminologie nazie, « aryanisé » la Grèce, la question de savoir qui étaient les Minoens de Crète et les Mycéniens de l’intérieur restait sans réponse. On en sut un peu plus dans les années 1950, lorsque Michael Ventris et John Chadwick démontrèrent, en rejoignant Homère, que la langue des tablettes découvertes à Cnossos, à Pylos et sur d’autres sites était une forme de grec primitif. Or Ventris lui-même avait d’abord laissé entendre qu’il pouvait s’agir d’une langue non indo-européenne, apparentée à l’étrusque.
Alors que Byzance gardait son mystère, on observa à partir du XIXe siècle un intérêt croissant pour l’histoire et l’art de la Méditerranée musulmane. L’Espagne maure apparaissait comme un foyer de culture à une époque où le reste de l’Europe restait plongé dans les ténèbres du Moyen Age. À la fin du XIXe siècle, Reinhard Dozy livra une image romantique de ses recherches sur l’Espagne musulmane. Les travaux de l’historien hollandais insistaient sur le riche héritage transmis à l’Europe chrétienne par les Arabes d’Espagne. Les écrits de l’Américain Washington Irving connurent également un grand succès, notamment ses Contes de l’Alhambra qui évoquaient les Mille et Une Nuits et le harem du palais de Topkapi à Istanbul. Les artistes orientalistes peignaient avec passion des scènes de la vie des harems et des bazars. Tout était fait pour rappeler que la Méditerranée est avant tout un lieu où les civilisations se rencontrent et se mêlent.
En Méditerranée, les Balkans restaient sans doute, à l’exception de la Grèce, la région la plus méconnue. Du temps d’Edward Lear, d’intrépides voyageurs britanniques entreprirent d’explorer les montagnes d’Albanie et firent des émules. Ainsi, dans les années 1920 et 1930, Edith Durham devint une héroïne parmi les tribus albanaises et en profita pour étudier la persistance des vendettas dans ces populations. Mais l’Albanie était un monde à part qui avait en fait tourné le dos à la mer pour se confiner dans des montagnes sauvages et ingouvernables.
Vidéo : Méditerranée : Les tensions en Méditerranée à la fin du XXe siècle
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