Méditerranée : Qu’est-ce que la Méditerranée ?
Mais la Méditerranée est-elle une affaire d’eau salée, de lignes de côtes, d’îles ? Ne faut-il pas plutôt la définir par les civilisations et les nations nées sur ses rives ? Pour Fernand Braudel, qui fut considéré comme le plus grand historien de son temps, la question centrale était la façon dont la mer Intérieure a façonné les sociétés humaines, et cela jusque très loin à l’intérieur des terres. Cette conception de l’Histoire met l’accent sur les contraintes physiques avec lesquelles les hommes doivent composer. Dans son grand livre, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II — ces deux gros volumes, qui ont exercé une influence considérable, ont été publiés d’abord en 1949, puis complétés et refondus dans les années I960 —, il accorde beaucoup d’attention au relief et montre que des différences fondamentales séparent les cultures montagnardes des sociétés de plaines. Il insiste en particulier sur tout ce qui, en Méditerranée, n’a évolué que lentement au fil des siècles. L’explication que l’historien entend proposer de la politique de Philippe II dans les dernières années du XVIe siècle s’accommode mal, à vrai dire, de l’importance accordée à la « longue durée » et, si le livre est devenu un classique, c’est à ses aperçus sur les relations entre la géographie et l’Histoire qu’il le doit, plus qu’aux analyses qu’il développe à propos de Philippe II.
L’école d’historiens fondée par Braudel a longtemps dénigré les approches basées sur l’analyse des événements politiques : être accusé de faire de l’« histoire événementielle » a pu passer naguère, en particulier en France, pour un grave reproche. L’Histoire de Braudel est « lente à couler », à se transformer, elle est faite de « retours insistants » et de « cycles sans cesse recommencés ». Le contrôle des mers que les Espagnols s’assurent par leur victoire sur les Ottomans étant interprété comme le reflet de réalités plus fondamentales liées à la géographie, il est logique que Philippe II n’intervienne que tout à la fin du second volume du livre consacré par Fernand Braudel à la Méditerranée du XVIesiècle. Historien de la « longue durée », Braudel est également l’historien des grands espaces et, tandis que le malheureux Philippe II passe au second plan, la Méditerranée braudélienne s’étend jusqu’à englober non seulement Madère, au large de la côte atlantique du Portugal, mais aussi Cracovie, en Europe centrale…
À la suite de la guerre de Troie, la suprématie des mers échut à Corinthe, qui tenait en échec Phéniciens et Cariens d’Asie Mineure et qui, grâce à sa situation sur l’isthme auquel la cité a donné son nom, bénéficiait d’un double accès aux bassins oriental et occidental de la Méditerranée, lui permettant de s’enrichir par le commerce. L’influence de Corinthe s’étendit grâce à la fondation de Corcyre (Corfou), puis de Potidée (le Dyrrachium des Romains, l’actuel Durrazzo, à deux cents kilomètres au nord de Corfou) par des colons venus de Corcyre. À ce stade, sources littéraires et données archéologiques convergent, comme Mario Torelli le montre plus loin dans ce livre. Thucydide raconte, avec un luxe de détails, comment une querelle survenue entre Athènes et Corinthe à propos de Potidée, conduisit la flotte athénienne à pénétrer en mer Ionienne. Le grand historien grec donne en l’occurrence la preuve de son sens de la géopolitique, même si le mot n’est apparu que dans la seconde moitié du XXe siècle, et de sa perception aiguë du facteur humain dans l’histoire de la Méditerranée — ce en quoi il l’emporte sur cet autre grand historien que fut Fernand Braudel.
Braudel s’est intéressé à la mer Intérieure elle-même, mais aussi à des territoires qui s’étendent bien au-delà de l’aire méditerranéenne proprement dite. Nous avons choisi d’adopter ici un autre parti. À la lumière des connaissances actuelles, nous pourrions aisément écrire une histoire de la Méditerranée qui retracerait l’épanouissement et le déclin des civilisations nées sur ses rives : Egyptiens, Minoens, Mycéniens, Grecs, Etrusques, Romains, Byzantins, Arabes, etc. Il s’agirait de prendre une vue panoramique de l’histoire des hommes telle qu’elle s’est déroulée au carrefour de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, en emboîtant le pas aux cartographes médiévaux qui concevaient la Méditerranée comme le point où convergeaient les trois continents, l’un d’entre eux seulement étant sous domination chrétienne. Il est incontestable que la région a joué un rôle fondamental dans l’histoire du monde : dans son histoire culturelle, qui s’enracine dans les civilisations classiques d’Athènes, de Rome et de la Renaissance italienne ; dans son histoire religieuse, à travers le judaïsme et ses deux religions sœurs ; dans l’histoire des conquêtes, où la péninsule Ibérique a tenu un grand rôle ; dans son histoire économique enfin, puisque Génois, Vénitiens et Catalans ont jeté les bases du commerce international tel que nous le concevons encore aujourd’hui.
L’histoire de la Méditerranée n’est pas seulement une affaire de marchands et de navires, si important qu’ait été leur rôle : il faut également faire sa place à la circulation des idées et des convictions religieuses. Ce livre s’intéresse donc, non seulement aux questions politiques, mais aussi à la façon dont objets et idées se sont diffusés à travers l’espace méditerranéen, aux navires et à ce qu’ils transportaient, à leurs passagers et à ce qu’ils avaient en tête — comme également à tout ce qui circula autour de la mer Intérieure par voie de terre et eut une influence déterminante, notamment à l’époque de la conquête ottomane.
Une telle histoire accorde aux îles une importance majeure. Affirmer que la Sicile a fait office de pont entre les cultures peut sembler un cliché, qui n’en correspond pas moins très exactement à la réalité. De nos jours, elle est une étape sur la route des émigrés d’Afrique du Nord qui cherchent à rejoindre l’Europe — elle l’était déjà au IXe, au Xe siècle et auparavant, à l’époque classique, au temps où elle était une colonie grecque ou phénicienne.
Plusieurs chapitres mettent l’accent sur l’histoire commerciale et l’histoire politique de la mer Intérieure, comme sur leurs interactions. Etant donné l’ampleur des questions abordées, il a semblé opportun que des textes plus brefs assurent une transition entre les chapitres. Us ont pour objectif de restituer à leur contexte les thèmes traités auparavant en détail, et de mettre en évidence les continuités qui se dégagent d’une époque à l’autre. L’histoire religieuse de l’Europe est un domaine où continuités et ruptures se laissent souvent percevoir. Aussi ces textes de liaison reviennent-ils plus d’une fois sur l’avènement des trois religions monothéistes qui ont influencé en profondeur les civilisations méditerranéennes : judaïsme, christianisme et islam ont en commun un certain patrimoine spirituel, mais aussi un long passé de relations conflictuelles.
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