Un monde déstabilisé (1973-1985)
Si la césure de 1973 paraît justifiée, elle ne signifie pas que la détente s’efface tout à coup pour laisser la place à une « nouvelle guerre froide ». En fait, la dynamique de la détente continue jusqu’en 1975, point d’équilibre d’un monde en pleine évolution.
En 1975, la conférence d’Helsinki consacre le statu quo territorial de l’Europe et les participants affirment leur volonté de poursuivre et d’approfondir la détente. Mais sous l’effet de la crise pétrolière, du désordre monétaire et de la multiplication des tensions, c’est la déstabilisation qui domine dans tous les domaines. La chute de Saigon, le 30 avril 1975, signifie la fin d’une guerre de trente ans, mais aussi l’écroulement de la politique d’endiguement menée par les Etats-Unis, dont c’est le premier grand revers depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La puissance américaine paraît condamnée au déclin. Elle perd toute influence en Indochine. Elle recule en Amérique centrale. De cette perte de prestige, l’Union soviétique tire profit. Elle marque des points en Asie du Sud-Est, en Amérique centrale, en Afrique.
Les difficultés du dialogue entre les deux superpuissances semblent substituer une nouvelle guerre froide à la détente dont on se demande si elle n’était pas illusoire. Les conflits locaux se multiplient à la fois sur d’anciens lieux et de nouveaux terrains d’affrontement, sans pour autant menacer la paix mondiale. La montée de l’intégrisme islamique, la révolution iranienne, l’aventurisme de la Libye de Kadhafi, l’expansionnisme du Viêtnam, les troubles qui secouent l’Amérique latine et l’Afrique sont autant de manifestations de ce monde déstabilisé.
Est-ce la fin de la détente ? Ou est-ce la fin du monde bipolaire et la manifestation de la réorientation des rapports internationaux, substituant une dimension Nord-Sud à la dimension Est-Ouest ? Les caractéristiques de cette période sont l’accroissement des problèmes dans le Sud et la naissance de tensions dans des parties de la planète réputées pour leur calme : plus aucune terre ne semble à l’abri de conflits ayant une dimension planétaire. En outre, l’antagonisme entre le Nord et le Sud, fondé sur l’échange des matières premières et des produits industrialisés, s’exacerbe. L’accent se déplace des problèmes Est-Ouest aux problèmes Nord-Sud, en fait le plus souvent Ouest-Sud.
La crise économique et ses effets:
La crise économique qui commence en 1973 met fin à la croissance qui avait prévalu au cours des « Trente glorieuses ». Les chocs pétroliers ne sont pas le seul facteur des dérèglements de la croissance des prix et de l’emploi.
Les différents aspects de la crise:
Le désordre du système monétaire international:
La situation de désordre monétaire international, quoi qu’elle ne soit pas nouvelle, joue un rôle très important.
Ce désordre est dû à la chute du dollar, véritable étalon monétaire, miné par la décision prise sans aucune concertation par le président Nixon de détacher le dollar de l’or (15 août 1971), et la sanction de cette politique anarchique. Du coup, le déficit de la balance des paiements américaine se creuse et l’ampleur des liquidités internationales, provenant des bénéfices des exportations de capitaux américains en Europe (euro-dollars) ou de pétrole du Moyen-Orient (pétrodollars), s’accroît. Les principales monnaies flottent et le système imaginé à Bretton-Woods est bien mort. Mais c’est seulement à la conférence de la Jamaïque, en janvier 1976, que les pays occidentaux déci¬dent de le remplacer. Au terme de cette réunion, il n’y a plus de prix officiel de l’or, et les changes flottants sont légalisés à l’intérieur de certaines marges. Le véritable capital de réserve du système monétaire est assuré désormais par les Droits de tirages spéciaux (DTS) en fonction desquels sont définies les nouvelles parités.
Les DTS sont un nouvel étalon de change international qui fonctionne dans le cadre du Fonds monétaire international (FMI). La valeur des DTS est définie par un ensemble de monnaies des différents pays industriels, en des proportions variables. La pondération du système donne 30 % de l’ensemble au dollar et maintient par conséquent la primauté financière des États-Unis. Il s’agit d’une démarche décisive vers une stabilité des taux de change et vers une stabilisation du commerce mondial, fortement perturbé par ailleurs par les effets des « chocs pétroliers » de 1973 et 1979-1980.
Les chocs pétroliers:
Le détonateur du choc pétrolier de 1973 réside dans les décisions prises par les pays arabes producteurs de pétrole les 16 et 17 octobre 1973, alors que la guerre israélo-arabe n’est pas encore terminée, décisions qui portent sur l’embargo de vente du pétrole vers certains États, la réduction de la production et surtout l’augmentation des prix.
En fait, les facteurs d’une crise sont présents depuis longtemps. Ce sont, d’une part, l’accroissement énorme de l’utilisation du pétrole comme source d’énergie, d’autre part, la volonté des producteurs d’en tirer les plus forts bénéfices possibles.
La croissance de la part du pétrole dans la consommation d’énergie est remarquable. En 1950, elle représentait 37,8 % contre 55,7 % pour le charbon. En 1972, pétrole et gaz représentent 64,4 % du total. Grosso modo, la part du pétrole est passée d’un tiers à deux tiers, au moment où la quantité d’énergie dépensée annuellement dans le monde triplait.
Le second facteur est la volonté croissante des Etats producteurs de pétrole d’en profiter eux-mêmes. Jusque vers 1960, l’exploitation des gisements de pétrole était essentiellement le fait des grandes compagnies pétrolières qui, en échange de concessions d’exploitation, reversaient aux Etats des royalties. Divers États se sont efforcés de se débarrasser de cette emprise, comme le Mexique et l’Iran en 1951. Or, à l’exception des États-Unis et de l’Union soviétique, la plupart des pays industrialisés gros consommateurs de pétrole n’en produisent pas ou presque pas. C’est le cas de l’Europe occidentale, à l’exception de la Grande-Bretagne et de la Norvège (grâce au pétrole trouvé en mer du Nord), et du Japon.
La production est concentrée au Venezuela, au Nigeria, en Indonésie et surtout autour du golfe Persique, et notamment en Arabie Saoudite, en Iran, en Irak, au Bahreïn, au Koweit et au Qatar. La concentration a des implications stratégiques et politiques. L’essentiel de la production de pétrole passe par le détroit d’Ormuz, d’où l’importance du golfe Persique et de l’océan Indien, sur le plan de la géostratégie. Les producteurs peuvent se concerter plus facilement ; cinq d’entre eux (Venezuela, Iran, Irak, Arabie Saoudite, Koweit) ont créé d’ailleurs, le 15 septembre 1960 à Bagdad, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) à laquelle adhèrent peu à peu d’autres États. Désormais, chaque année, les pays de l’OPEP tentent d’obtenir d’abord davantage de royalties, ensuite la nationalisation totale de la production de pétrole. L’initiative revient dans ce domaine à l’Algérie et à la Libye. Le 24 février 1971, le président Houari Boumedienne annonce que l’Algérie nationalise à 51 % les compagnies pétrolières françaises. Ainsi l’Algérie s’assure à peu de frais le contrôle du pétrole produit sur son territoire. La Libye agit de même le 1er septembre 1973. Profitant, durant l’année 1972, d’un accroissement de la demande des États du Nord, les pays du Sud producteurs de matières premières autres que le pétrole agissent à la hausse des cours et prennent le contrôle de secteurs économiques détenus jusque-là par des compagnies étrangères. Les signes précurseurs d’un bouleversement de l’ordre mondial existent donc avant octobre 1973.
Le 16 octobre 1973, les pays de l’OPEP décident que le prix du baril de pétrole passe de 3 dollars à plus de 5 dollars. Le 17 octobre, les producteurs arabes envisagent un système d’embargo contre les pays qui paraissent soutenir Israël, en particulier les États-Unis et les Pays-Bas. En fait ces embargos seront levés entre mars et juillet 1974. Ils décident aussi de réduire la production par rapport à celle de septembre de 15 à 20 %, ensuite de 5 % par mois, tant qu’Israël n’aura pas évacué les territoires occupés. Mais dès le début de l’année 1974, ce système – qui nuit d’abord aux producteurs – est pratiquement abandonné. En décembre 1973, les pays de l’OPEP décident de relever le prix du baril jusqu’à 11,65 dollars. En trois mois, le prix du pétrole i quadruplé.
Alors que les effets du premier choc pétrolier s’atténuent, l’effet de la demande provoque un second choc (marqué par le doublement des prix de décembre 1978 à décembre 1979) et la révolution iranienne et la guerre Iran- [Irak, un troisième. Le prix du pétrole atteint 34 dollars le baril à la fin de 1981.
Les conséquences de la crise:
Les conséquences, qui concernent d’abord les pays industrialisés, sont graves. Elles remodèlent peu à peu la physionomie de la planète.
Menacés d’une pénurie, l’Europe occidentale et le Japon, dont toute l’économie repose sur le pétrole, sont saisis de panique. Partout, le renchérissement des prix aboutit à de graves perturbations. L’inflation, qui était de l’ordre de 4 à 5 % par an, s’accélère, particulièrement en Grande-Bretagne et en Italie. Aux États-Unis, en Allemagne et au Japon, l’inflation est combattue jar des plans d’austérité qui provoquent une baisse réelle de la production et de niveau de vie. En France, le plan Barre de septembre 1976 a pour effet de ralentir la croissance. Dans tous les pays, la hausse des prix met un frein à l’expansion. Au cours de l’année 1975, par exemple, la croissance du PIB est négative aux États-Unis (- 0,7 %), au Royaume-Uni (- 0,7 %), en Allemagne – 1.6 %), et très faible en France (0,2 %). Les effets en sont clairs : difficultés accrues pour les entreprises, faillites et développement du chômage. Cette crise est la combinaison d’une récession limitée et d’une certaine inflation : la • stagflation ».
Quant aux pays sous-développés, leurs disparités s’accusent, car ils ne sont jas affectés de la même façon par la crise. D’un côté, on trouve les Etats producteurs de matières premières, en particulier exportateurs de pétrole, ou ceux qui bénéficient de la délocalisation d’activités et deviennent les nouveaux pays industriels, telle l’Arabie Saoudite dont le PNB augmente de 50 % en un an (1973-1974). De l’autre, les pays pauvres qui ne sont pas producteurs de pétrole et pour lesquels les frais d’importation du pétrole sont :out à fait insupportables. Même au sein de l’OPEP, on assiste à une division entre les États soucieux de ménager les économies occidentales en n’augmentant pas inconsidérément les prix de l’or noir, comme l’Arabie Saoudite, et ceux qui, comme l’Iran et la Libye, sont décidés à profiter au maximum de la manne pétrolière.
Les tentatives de réponse à la crise:
Pour répondre aux décisions de l’OPEP, la diplomatie américaine snggère de créer, face au syndicat des producteurs, un syndicat de consommateur, dans le cadre de l’Organisation de Coopération et de Développement économique (OCDE). C’est l’Agence internationale de l’énergie (AIE), qui comprend les pays de la CEE (excepté la France), les États-Unis, le Japon, le Canada, l’Espagne, la Suède, l’Autriche et la Turquie. La France, qui rejette cette formule contraire à sa politique d’amitié avec les pays en voie de développement, tente d’instaurer un dialogue Nord-Sud en invitant à Paris tics pays du Nord (les États-Unis, le Japon, la CEE) et des pays du Sud (Algérie, Arabie Saoudite, Iran, Venezuela, Inde, Brésil, Zaïre) dans deux conférences préparatoires, l’une en avril 1975, qui achoppe sur l’ordre du jour (les uns veulent le restreindre au pétrole, les autres l’étendre à l’ensemble des matières premières), l’autre en septembre 1975, qui décide la tenue d’une conférence élargie et non restreinte au pétrole. Celle-ci se tient à Paris du 16 au 18 décembre 1975 et réunit 7 membres de l’OPEP, 12 pays sous-développés et 8 pays industrialisés. Elle bute de nouveau sur la question du pétrole. La négociation est réouverte à Paris de mai 1977 au début 1978, mais elle n’aboutit qu’à réaffirmer les grands principes d’un nouvel ordre économique international et prévoit la création d’un fonds spécial d’aide au Tiers Monde de 1 milliard de dollars.
A la conférence au sommet de Cancun (Mexique), le 22 octobre 1981, 22 chefs d’État occidentaux et du Tiers Monde conviennent d’ouvrir des négociations globales dans le cadre des CNUCED. Dans cette tentative de dialogue Nord-Sud, la CEE fait preuve d’originalité en établissant des relations privilégiées avec 35, puis 46, puis 58 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) par les accords de Lomé I (28 février 1975) et Lomé II (31 octobre 1979) qui comprennent, outre des facilités commerciales et des offres d’aide financière, des garanties des recettes d’exportation. Cette convention prévoit une aide financière quadruple de celle qui était prévue par celle de Yaoundé. Elle met en application une stabilisation des prix des matières premières agricoles. Il s’agit d’une politique de coopération multilatérale, qui a l’avantage de ne pouvoir être accusée de néocolonialiste.
Entre les grands pays industrialisés, on constate un début de concertation, mais les résultats en sont limités. Les 6 membres d’origine du club (États-Unis, France, Grande-Bretagne, Allemagne, Japon, Italie) qui se réunissent à Rambouillet en novembre 1975 à l’initiative de V. Giscard d’Estaing deviennent 7 (d’où le nom de « Groupe des sept » ou G7) par l’adjonction du Canada en 1976, et même 8, l’année suivante avec la participation du président de la Commission de la CEE. Ils se rencontrent chaque année au niveau le plus élevé. De même, sur le plan commercial, les négociations du GATT connues sous le nom de Tokyo Round (1973-1979) aboutissent à un accord prévoyant de nouvelles réductions tarifaires et l’adoption de codes destinés à combattre les entraves aux échanges. Mais ces accords n’empêchent pas la multiplication de mesures protectionnistes. Les souhaits de coopération internationale passent souvent après les exigences de l’intérêt national. En fait, le changement le plus important vient des États-Unis quand, en 1979, sous l’influence du directeur du Fédéral Reserve Board, Paul Volcker, les Américains font le choix de s’attaquer à l’inflation en limitant la croissance de la masse monétaire grâce a une augmentation sans précédent des taux d’intérêt. Les capitaux affluent aux États-Unis et font monter le cours du dollar. Le prix de plus en plus élevé de celui-ci accentue partout le repli déflationniste et contraint tous les pays a une politique d’austérité. Du coup, les économies occidentales touchent le fond de la dépression : croissance nulle, taux record de chômage. Les pays Tiers Monde, fortement endettés en dollars, voient monter le poids de leur charge financière à cause de la hausse du prix du dollar. Pour éviter la banqueroute, ils recourent à l’emprunt auprès des institutions financières internationales qui les contraignent à une politique d’austérité souvent dramatique.
Bref, la crise rend plus intense la compétition économique y compris entre pays alliés. Elle provoque une détérioration profonde des paiements extérieurs. Elle donne aux relations internationales une âpreté due à la crainte d’une pénurie des produits de base nécessaire pour la sauvegarde du niveau de vie. La lutte pour le contrôle des produits de base et des grandes voies de communication devient elle aussi plus âpre.