un monde unifié et fragmenté à la fois
Des tendances contradictoires gouvernent le monde au tournant du siècle. La planète apparaît à la fois unifiée et fragmentée. Depuis 1945, la société internationale ne s’est pas seulement unifiée. Elle s’est aussi homogénéisée : aux rapports de dominant à dominé, qui étaient la règle avant 1939, se sont peu à peu substitués des rapports théoriquement égalitaires, faisant tripler le nombre des acteurs étatiques en trente ans. On a assisté ainsi à la naissance et à la diversification croissante du Tiers Monde. Face aux pays les moins avancés, qui s’enfoncent dans le sous-développement et la guerre civile, les nouveaux pays industrialisés – comme les «quatre dragons» (Hong Kong, Taïwan, Singapour, Corée du Sud) – ont fait une percée économique remarquée, interrompue par la crise née en 1997 en Thaïlande. D’autres fractures, intervenues dans les relations internationales à la suite de la Révolution d’octobre 1917 ou de l’expansion communiste en Chine ou en Europe orientale, se sont comblées. Les États issus de l’Union soviétique, la Chine et l’Europe orientale veulent participer à la vie internationale. Le monde évolue donc vers un système plus homogène et en même temps moins imprégné par l’idéologie.
Face à la multiplication des conflits, l’ONU est de plus en plus sollicitée, et pour des missions chaque fois plus complexes. Elle risque l’enlisement et l’impuissance, comme on le constate au Cambodge ou en Somalie. En Yougoslavie, la FORPRONU a été une force de paix inadaptée dans un pays en guerre, puisque sa mission consistait à rester « neutre ». Ses capacités à désamorcer les conflits de l’après-guerre froide doivent être réévaluées à la baisse. Le droit de veto avait détraqué le Conseil de sécurité et l’avait frappé d’impuissance. La fin de l’affrontement Est-Ouest limite les cas du recours à ce droit, et l’ONU reste le seul cadre à travers lequel l’URSS -puis la Russie – peut exercer un contrôle sur la politique américaine, encore que celle-ci veuille avoir la capacité, à travers l’OTAN, à agir d’elle-même. Mais lors de la célébration du 50e anniversaire des Nations unies, en 1995, on constate surtout la quasi-faillite financière de l’Organisation. Et il existe un fossé entre l’expansion du rôle de paix de l’ONU et sa capacité limitée à gérer des opérations de plus en plus coûteuses. Néanmoins, le recours à l’ONU est systématique : en Irak, au Cambodge, dans la crise des Grands lacs, en Afrique ; dans l’ex-Yougoslavie ; en Albanie où une résolution de l’ONU autorise le déploiement d’une force multinationale (avril-août 1997). Au Timor-Oriental, colonie portugaise annexée par l’Indonésie en 1976 et où la guérilla fait rage contre le régime de Djakarta, le référendum (août 1999) donne un résultat très largement favorable à l’indépendance : devant la multiplication des violences, le Conseil de sécurité de l’ONU décide l’envoi au Timor-Oriental d’une force multinationale (INTERFET). Absente d’Afrique depuis ses débâcles en Somalie et au Rwanda, l’ONU envoie des Casques bleus en Sierra Leone et des observateurs militaires en République démocratique du Congo, à la demande des Africains eux-mêmes. En dehors de l’ONU, on assiste à une floraison de regroupements d’Etats par affinités linguistiques (7e sommet francophone à Hanoï en novembre 1997 ; réunion des Etats ibéro-américains) ou riverains d’une même mer (Forum Asie-Pacifique, novembre 1998) ou d’un même continent (Sommet des Amériques, avril 1998) ou bien encore intercontinentaux (Sommet des pays d’Europe et d’Asie). Les antagonismes du monde se reflètent dans l’échec de la conférence de Durban (septembre 2001) contre le racisme.
La perception de la terre comme un tout ne ressort pas seulement de la sphère politico-idéologique. La planète est plus homogène sur le plan économique : le monde est façonné par le capitalisme américain. Créée le 1er janvier 1995 pour succéder au GATT, l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) s’efforce de favoriser les échanges par la libéralisation et contribue ainsi à la mondialisation, à laquelle la Chine populaire apporte son poids démographique (environ 1,3 milliard d’habitants). Les négociations lors du sommet de l’OMC à Seattle ( ler-3 décembre 1999) s’achèvent par un échec, en raison des désaccords entre Américains et Européens.
Explosion démographique, réseaux mondiaux de communication, problèmes d’environnement, gaspillage des ressources vitales, élimination des déchets, catastrophes naturelles ou technologiques (comme l’explosion, le 25 avril 1986, du réacteur numéro quatre de la centrale de Tchernobyl ou le naufrage de YErika en décembre 1999) pèsent dans la vie quotidienne de chaque habitant de la planète, relativisent tous les antagonismes et ignorent les frontières. En Europe, la crise de « la vache folle » inquiète les consommateurs ; partisans et adversaires du nucléaire s’affrontent. Une catastrophe écologique (feux de forêt de grande ampleur) affecte l’Asie du Sud-Est (automne 1997). La communauté internationale s’efforce de s’organiser, avec des succès relatifs, en particulier pour réduire les émissions de gaz carbonique dans l’atmosphère, tenues pour responsables du réchauffement de la terre. Le sommet de New York (23-27 juin 1997) n’incite guère à l’optimisme en raison des réticences des Américains. Lors de la conférence de Kyoto (1er-11
décembre 1997), les pays industrialisés prennent l’engagement de réduire de 5 % leurs émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2010 par rapport aux émissions de 1990. Mais les promesses ne sont pas tenues (Bonn, novembre 1999 ; La Haye, novembre 2000) et les Américains, d’abord conciliants, font savoir leur opposition (avril 2001). Dans le domaine spirituel, le triomphe de Jean-Paul II lors de certains de ses voyages, des Journées mondiales de la Jeunesse à Paris (18-24 août 1997) et au Jubilé de l’Eglise catholique (2000), l’émotion ressentie dans le monde entier lors du décès de la princesse Diana (31 août 1997) expriment aussi l’émergence d’une société mondiale.
D’un côté, le monde est plus uni, de l’autre il est plus fragmenté. Outre l’inégale répartition des ressources économiques et de la puissance politique, militaire et démographique, on perçoit dans la recomposition du paysage mondial une tendance à la constitution de groupements régionaux. Dans la voie d’une étroite imbrication des économies de la planète, le multilatéralisme, prôné et entraîné par le GATT, est battu en brèche par la création de blocs régionaux, tentés de constituer des refuges et des parades à une mondialisation de l’économie : CEE ; UMA (Union du Maghreb arabe) ; ASEAN ; ALENA (Accord de libre-échange nord-américain formé par les États-Unis, le Canada et le Mexique, entré en application le 1er janvier 1994) ; projet de création d’une zone de libre-échange des Amériques (lancé en décembre 1994) ; MERCOSUR, marché du Cône sud de l’Amérique regroupant en janvier 1995 l’Argentine, le Paraguay, l’Uruguay, le Brésil, que rejoignent le Chili et la Bolivie (juin 1996) ; APEC (zone de coopération Asie-Pacifique qui regroupe 21 pays et territoires situés de part et d’autre du Pacifique). Les représentants des quinze pays membres de l’Union européenne et des 71 pays ACP signent à Cotonou (23 juin 2000) un accord destiné à prolonger la convention de Lomé. Le nouvel accord fait du non- respect des droits de l’homme et de la corruption des motifs de suspension du bénéfice de la convention et prévoit à terme la constitution de zones de libre- échange entre l’Union européenne et les pays ACP. À Lomé (Togo), le 12 juillet 2000, le sommet des chefs d’État africains adopte l’acte constitutif de l’Union africaine qui devrait, à terme, remplacer l’OUA. Des déclarations de guerre opposent les blocs les uns aux autres et des pulsions protectionnistes réapparaissent en raison de l’agressivité commerciale des producteurs asiatiques et, à l’intérieur de l’APEC, les pays d’Asie font prévaloir leurs intérêts face aux Etats-Unis, mais l’Union européenne s’entend avec le MERCOSUR (décembre 1995).
En outre, l’ordre international légué par la Seconde Guerre mondiale est ébranlé par la fin de la guerre froide. Aux disciplines et aux règles de cette période succède un système déstructuré, instable. Trois piliers en sont fragilisés : le modèle étatique, l’intangibilité des frontières, la non-ingérence.
Mis en cause par les phénomènes planétaires et par toutes sortes d’atteintes (mafias, trafics, migrations clandestines), le modèle étatique s’avère incapable de fonctionner dans un nombre de plus en plus grand de situations, comme on l’a vu dans l’ex-URSS ou dans l’ex-Yougoslavie. Tout se passe comme si la disparition de la dictature – et de la peur qu’elle engendrait- ravivait partout les vieilles haines et les plaies qu’on prétendait cicatrisées. C’est également le cas en Inde, en Turquie, au Mexique et au Canada, où les institutions résistent mal aux diversités ethniques, linguistiques et religieuses. Les risques d’éclatement sont évidents en Indonésie, déjà menacée par la sécession du Timor-Oriental. Même dans les vieilles nations d’Europe, des craquements séparatistes se font entendre comme en Belgique et en Italie (manifestations pour la Padanie en septembre 1996). En Espagne, le régionalisme se développe ; en Grande-Bretagne, l’Écosse et le Pays de Galles s’affirment, et partout les flux transnationaux (marchandises et hommes mais aussi marchés financiers, société de l’information, narcotiques) remettent en question le rôle de l’État-nation. Beaucoup de pays sous-développés connaissent une déliquescence des structures étatiques. Plusieurs conflits manifestent le brouillage de Tinter et de l’intra-étatique. L’accession à la souveraineté est souvent un leurre : c’est le cas pour bon nombre de micro-États, et d’autres voient leur souveraineté mise en tutelle par les ingérences humanitaires et les mandats internationaux, comme la Somalie ou le Cambodge. Et même dans les pays développés, on assiste à un grignotage du principe de souveraineté, en raison de la pression de l’universalisme et des engagements internationaux.
Un autre tabou – l’intangibilité des frontières – chancelle. En Afrique, où l’OUA l’avait érigée à la hauteur d’un dogme, les frontières sont remises en cause, en Éthiopie, au Soudan, en Somalie. En Europe, le statu quo territorial était une règle absolue de la vie internationale, depuis les règlements consécutifs à la Seconde Guerre mondiale. Helsinki l’avait réaffirmé. Et l’unification allemande a évité le dérapage des limites territoriales ; le traité germano-polonais (17 juin 1991) a d’ailleurs réaffirmé la frontière Oder-Neisse. Mais le réveil des nationalités, les exigences identitaires remettent les frontières en cause et ébranlent les États. L’implosion de l’Union soviétique, l’éclatement de la Yougoslavie, la séparation à l’amiable de la Tchécoslovaquie en deux États sont des événements considérables, qui bouleversent le carte de l’Europe et l’acheminent vers une balkanisation pleine de dangers. Cette fragmentation de l’espace est susceptible de susciter des conflits en cascade.
Face aux violences et aux risques d’implosion, un autre tabou est remis en cause : celui de la non-ingérence dans les affaires internes des États. Par la Résolution 688 du 5 avril 1991, le Conseil de sécurité a admis l’existence d’un droit d’ingérence lorsque la violation des Droits de l’homme à l’intérieur d’un État constitue une menace à la paix et à la sécurité internationales. Le droit d’assistance humanitaire légitime les interventions de l’ONU en Irak et en Somalie. L’aide au développement est de plus en plus souvent subordonnée à une gestion saine et à une démocratisation. Enfin, on assiste à une évolution du droit des gens. Créé par l’ONU en 1993, le Tribunal pénal international de La Haye (TPI) juge les crimes de guerre commis dans l’ex- Yougoslavie (mai 1996). En proie à de graves troubles en 1997, l’Albanie est secourue par la communauté internationale (opération Alba). A Rome, lors d’une conférence tenue sous l’égide de l’ONU (juin 1998), 120 pays adoptent (contre le souhait américain) un projet de Cour pénale internationale permanente compétente pour juger des génocides, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et agressions. L’ex-dictateur du Chili, le général Pinochet, est arrêté en Grande-Bretagne et menacé d’être jugé par un tribunal espagnol. L’extradition de Milosevic (juin 2001), pour être jugé par le Tribunal international de La Haye, apparaît à certains comme une avancée majeure. Et l’OTAN a recours à la force contre la Yougoslavie, État souverain, pour des raisons internes à cet État (mars 1999). Dans ce cas, la justification humanitaire l’emporte sur le principe de souveraineté.
Dans ce monde nouveau de l’après-guerre froide, la sécurité n’est pas moindre ; elle est fragilisée : réveil des nationalismes, exode de masses d’immigrants qui fuient le désespoir et la famine, multiplication des conflits intraétatiques, terrorisme, éventuel recours incontrôlé aux armes nucléaires. La menace n’est ni plus ni moins grande. Elle est mobile, versatile, fragmentée, inattendue. L’utopie de paix perpétuelle qui semblait à portée de main au printemps 1990 a fait place aux incertitudes d’un ordre international instable et aléatoire.