Une brève histoire de la paléobiogéographie
La terre ferme étant par définition solide et stable, il n’était pas facile, dans un passé récent, de concevoir que la position des continents à la surface du globe terrestre a été différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Certes, bien des récits relevant de l’imaginaire font état de modifications, le plus souvent brutales, de la géographie. Ils évoquent en général l’engloutissement sous les eaux d’une ville ou d’une île. Dans certains cas cependant, des catastrophes provoquées par des phénomènes naturels ont pu être à l’origine de la légende. 11 en est ainsi par exemple:
De l’éruption de Santorin qui contribua à la chute de la civilisation minoenne de Crète, et qui sans doute inspira l’histoire de l’Atlantide relatée par Platon. Mais ces événements ayant un caractère exceptionnel, ils ont été généralement perçus comme relevant du surnaturel.
Conceptions antiques
Dès l’Antiquité certains penseurs envisagèrent que des régions aujourd’hui émergées avaient pu, dans le passé, être recouvertes par la mer. Le plus souvent, ces spéculations eurent pour cause la découverte de coquilles marines fossilisées loin à l’intérieur des terres. Ainsi, Xénophane de Colophon (né en 520 environ avant J.-C.) étudiant de telles coquilles trouvées dans les collines de Malte, y a vu la conséquence de submersions passées de la terre ferme. Xanthus le Lydien, son contemporain, parvint à la même conclusion à propos de l’Arménie et de la Phrygie. L’auteur grec le plus connu à avoir émis de telles hypothèses, Hérodote (né vers 500 avant J.-C.), voyant des coquilles pétrifiées en Egypte, en déduisit que la mer avait autrefois recouvert la Basse-Egypte. Il supposa que le dépôt des alluvions du Nil avait fini par combler un golfe situé entre Thèbes et Memphis.
Aristote (né en 384 avant J.-C.), étudiant lui aussi la question, n’eut guère de doute quant aux changements possibles de la géographie. « La mer » écrivait-il,« couvre aujourd’hui des régions qui étaient autrefois la terre ferme, et celle-ci réapparaîtra un jour là où nous trouvons aujourd’hui la mer… mais ces phénomènes échappent à notre attention parce qu’ils se produisent successivement sur des périodes de temps qui, par comparaison avec notre brève existence, sont d’une durée immense ». On retrouve ces idées chez d’autres auteurs de l’Antiquité, de Strabon à Ovide. Cependant leurs conceptions, même si elles impliquaient des durées considérables, faisaient référence à des événements tombés pour la plupart dans l’oubli mais dont l’homme aurait été le témoin dans un passé lointain.
Pour ou contre le Déluge de la paléobiogéographie
Au cours du Moyen Age puis à la Renaissance, l’inter-rogation quant à l’existence des fossiles continua à agiter les esprits. Ceux, et ils furent nombreux, qui les considéraient comme de simples «jeux de la nature », des objets ressemblant curieusement à des êtres vivants mais formés au sein de la Terre par des forces mystérieuses, ne pouvaient envisager des bouleversements passés de la géographie, même s’ils constataient la présence de fossiles semblables à des coquilles marines ou à des dents de requins, loin à l’intérieur des terres, voire au sommet de hautes montagnes. D’autres au contraire, convaincus de leur nature organique, y voyaient à juste titre les restes « pétrifiés » d’organismes autrefois vivants. Il leur fallait donc comprendre comment ces organismes marins se retrouvaient à de si grandes distances de leur élément naturel.
Un seul événement, d’origine surnaturelle et d’ampleur mondiale, allait expliquer pendant des siècles tous les phénomènes géologiques et paléontologiques : le Déluge. Cette inondation générale, en dépit de sa brève durée (40 jours) avait, selon la Bible, recouvert les plus hautes montagnes. On en conclut que les fossiles d’animaux marins trouvés à l’intérieur des terres étaient simplement les restes de créatures emportées par ses eaux. Les diluvialistes, partisans de cette hypothèse qui était en accord avec le dogme chrétien et qui satisfaisait d’autant plus 1 ’Eglise qu’elle confirmait «scientifiquement» le récit biblique, furent nombreux. Cependant, cette explication n’était pas unanimement acceptée, même parmi ceux qui admettaient la nature organique des fossiles.
Un des plus célèbres opposants au diluvialisme fut Léonard de Vinci (1452-1519), qui avait fort bien compris, en étudiant la disposition des coquilles fossiles dans les roches, qu’elles ne pouvaient avoir été déposées par une seule inondation. Il donna son avis sur la question en des termes qui ne manquent pas d’énergie : « On ne peut qu’admirer la sottise et la simplicité de ceux qui veulent que ces coquilles aient été transportées par le Déluge. Si cela était, elles seraient jetées au hasard, confondues avec d’autres objets, tous à une même hauteur. Or, les coquillages sont déposés par étages successifs ; on les trouve au pied de la montagne comme à son sommet ; quelques uns sont encore attachés au rocher qui les portait. Ceux qui vivent en société : huîtres, moules, sont par groupes ; les solitaires se trouvent de distance en distance, tels que nous les voyons aujourd’hui sur le rivage de la mer. Les montagnes où sont les coquillages étaient jadis des rivages battus par les flots, et depuis elles se sont élevées à la hauteur où nous les voyons aujourd’hui. »
L’analyse de Léonard de Vinci, qui paraît aujourd’hui fort moderne, n’empêcha pas nombre de savants, et cela jusqu’au début du xixc siècle, de continuer à voir dans le Déluge la cause de la répartition géographique des fossiles. Il est vrai que la plupart des autres explications proposées n’étaient pas particulièrement convaincantes. Ainsi Voltaire qui ne fut jamais très inspiré dans ses spéculations géologiques verra-t-il, dans les fossiles trouvés dans les montagnes, des coquilles abandonnées par des pèlerins et des voyageurs…
Au xvir siècle, le Déluge permettra d’expliquer des observations troublantes faites à partir de certains fossiles qui ressemblaient fort à des animaux inconnus dans les régions où on les trouvait. On pouvait certes y voir les restes de créatures entièrement disparues, mais cette hypothèse n’était guère acceptable pour l’Eglise qui proclamait la perfection et la cohérence de la Création divine : il était impossible de penser que le démiurge avait créé des espèces pour ensuite les laisser disparaître. Le récit biblique précisait bien d’ailleurs que Noé avait emporté dans l’arche un couple de chaque espèce vivante. L’autre possibilité était de voir dans ces étranges fossiles des restes de créatures d’origine exotique.
De fait, lorsque l’on identifia en Europe, au cours du xvmc siècle, des restes fossiles de crocodiles ou d’éléphants, on se demanda comment ces animaux vivant normalement sous les tropiques avaient pu parvenir là où l’on trouvait leurs ossements. Si l’on excluait l’hypothèse des éléphants amenés d’Afrique par l’armée d’Hannibal, il fallait soit envisager un changement du climat (ce que fit par exemple Buffon, qui pensait que la Terre s’était graduellement refroidie), soit supposer que les eaux du Déluge avaient transporté jusque dans nos contrées des cadavres d’animaux tropicaux, avant de les y abandonner lors de leur retrait.