Une construction de l'Europe plus lente
La construction européenne progresse moins vite que dans la période précédente. Avec 252 millions d’habitants, l’« Europe des Neuf », qui entre en vigueur le 1er janvier 1973, apparaît comme la seconde puissance économique du monde après les Etats-Unis. On envisage l’achèvement de l’union douanière, déjà réalisée entre les six anciens pays membres, pour le 1er janvier 1978 et même la création d’une véritable union économique et monétaire.
Les difficultés de l’union économique et monétaire:
En présence des difficultés, la Communauté européenne réagit en ordre dispersé. Face au désordre du système monétaire international, on constate un manque de coopération et de solidarité entre les pays membres de la CEE ; face au choc pétrolier et au bloc de l’OPEP, c’est l’absence de politique énergétique commune.
L’attitude de certains Etats, désireux de protéger leur économie nationale, remet également en question les dispositions et l’esprit communautaires. L’Italie et le Danemark prennent des mesures protectionnistes. Surtout le Royaume-Uni, où les travaillistes sont de retour au pouvoir en février 1974, demande une renégociation du traité d’adhésion, à la fois dans le domaine de la politique agricole commune et la contribution britannique au budget communautaire. On se met finalement d’accord sur des mécanismes correcteurs qui prolongent la période transitoire.
La Communauté se concentre sur l’achèvement de l’Union douanière, car en raison de conceptions politiques trop divergentes, le projet d’union économique et monétaire doit être ajourné. Le maintien de la politique agricole commune se heurte d’ailleurs au mécontentement des agriculteurs (manifestations à Strasbourg et à Bruxelles en 1980) et aux aléas des fluctuations monétaires entre les pays membres. La production laitière de plus en plus excédentaire et l’augmentation des dépenses agricoles contraignent les institutions communautaires à décider de plafonner l’une et de freiner l’autre.
La création d’un système monétaire européen. Le mécanisme du « serpent monétaire » établi en 1972 pour limiter les variations entre les devises européennes elles-mêmes maintenues proches du dollar (« le serpent dans le tunnel ») est remis en cause à plusieurs reprises, impliquant plusieurs réévaluations du mark et l’affaiblissement d’autres monnaies communautaires.
La mise en place d’un système monétaire européen (SME) qui entre en vigueur le 13 mars 1979 permet une relative stabilisation des taux de change grâce à l’institution d’une monnaie de référence l’ECU (European Currency Unit), défini par un « panier » de monnaies européennes dont la composition reflète la part de chaque pays dans l’économie communautaire.
La Communauté européenne a, d’autre part, du mal à adopter une attitude commune sur le plan énergétique, et en particulier pétrolier, ou pour lutter contre l’inflation et le chômage et dans le domaine technologique ; face à l’IDS, la Communauté tente de faire une Europe de la technologie, sous la forme du projet « Eurêka ». Une crise grave éclate en 1984 à propos de la contribution britannique aux ressources de la Communauté, trop élevée aux yeux du Premier ministre, Mme Thatcher, qui réclame et obtient finalement une compensation financière.
L’Europe en panne:
L’Europe ne progresse pas non plus sur le plan politique. En octobre 1972, la conférence au sommet de Paris envisage pour 1980 la transformation de la CEE en une Union européenne susceptible de parler d’une seule voix en matière de politique extérieure. Mais le chemin est plus long que prévu. Les 9-10 décembre 1974, à l’initiative du président Giscard d’Estaing, les chefs d’État et de gouvernement décident d’institutionnaliser leurs réunions périodiques, qui se transforment en un nouvel organisme communautaire, le Conseil européen, siégeant trois fois par an. Celui-ci s’affirme vite comme un organe essentiel. Pour relancer la construction de l’Europe, on confie au Premier ministre belge, Léo Tindemans, un rapport sur l’Union européenne.
À la suite de nombreuses discussions, le conseil européen du 15 juillet 1976 prend la décision de faire dire un Parlement européen au suffrage universel. Cette élection doit se faire selon des modalités difïérentes dans chaque pays et se présente en fait comme une juxtaposition d’élections nationales, où les clivages de politique intérieure prédominent. En juin I97(), la première élection du Parlement européen au suffrage universel aboutit à porter à la présidence la Française Simone Veil qui cède son fauteuil en janvier 1982 au socialiste néerlandais Piet Dankert. Après les élections européennes de juin 1984, c’est le Français Pierre Pflimlin qui est élu à la présidence, à laquelle accèdent à leur tour sir Henry Plumb (1987) et Enrique Baron Crespo (1989), Egon Klepsch (1992) et Klaus Hansch (1994). Malgré sa meilleure représentativité, le Parlement européen n’a pas encore un rôle politique incontestable mais il s’efforce constamment d’élargir ses compétences et son contrôle.
L’élargissement de la Communauté européenne aux États du sud de l’Europe (Grèce, Espagne, Portugal) représente un autre défi, dans la mesure où les économies de ces Etats sont moins avancées que celles de l’Europe du Nord et de l’Ouest. L’adhésion de la Grèce, déjà associée à la CEE depuis 1961, intervient en 1981. Quant à l’Espagne et au Portugal, qui ont posé leur candidature en 1977, l’accord est difficile à réaliser en raison des réticences françaises face à la concurrence qu’ils pourraient représenter. Il se fait les 29- 30 mars 1985. Les deux États entrent dans le Marché commun le 1er janvier 1986. La Communauté européenne regroupe alors 315 millions d’habitants.
Le pas décisif est franchi en décembre 1985 grâce à un accord entre les Dix pour réviser le traité de Rome et établir d’ici au 31 décembre 1992 un espace économique sans frontières en éliminant les barrières qui limitent les quatre libertés (circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux). Le 17 décembre 1985 est adopté F Acte unique européen (regroupant en un seul instrument les textes du traité de Rome révisé, le traité sur la coopération politique et un préambule sur l’Union européenne). La création du grand marché intérieur aura des conséquences considérables pour les producteurs comme pour les consommateurs.
Les malentendus transatlantiques:
Entre les puissances industrialisées qui appartiennent au monde libéral et capitaliste, les relations sont plus tendues, à la fois sur le plan économique et sur le plan stratégique.
Les malentendus économiques:
Des conflits économiques divisent de plus en plus les États-Unis, l’Europe occidentale et le Japon. La crise crée des divisions, les accentue et révèle une résistance inégale à la conjoncture difficile. Les États-Unis évitent le pire au prix d’une politique du chacun pour soi. Le Japon accède alors au premier rang en maintenant le meilleur taux de croissance annuel des pays industrialisés. De 1975 à 1986, le total de ses exportations quadruple, ce qui suscite de vives tensions avec les pays concurrents, États-Unis et États de la CEE. Chaque État est tenté par le protectionnisme et accuse de déloyauté ses partenaires commerciaux dans les domaines sensibles de la sidérurgie, de l’auto¬mobile et de l’électronique. Des querelles éclatent en 1981 et 1982 à propos du commerce Est-Ouest, en particulier des contrats signés avec l’Union soviétique et des sanctions américaines appliquées aux firmes européennes travaillant sous licence pour la construction du gazoduc soviétique en Sibérie. En 1982, la CEE adresse une mise en garde aux États-Unis, accusés d’entraver par différents moyens le commerce international et de le déstabiliser par les fluctuations du dollar. Un affrontement oppose en 1985 la France et l’Amérique à propos de l’ouverture au GATT de négociations commerciales multilatérales à la suite du Tokyo Round (1973-1979). Dans le cadre de l’Uruguay Round, les États-Unis tentent d’obtenir que la CEE renonce aux subventions qu’elle accorde à son agriculture (5-9 décembre 1988).
Les malentendus politiques:
Des événements de politique intérieure affectent le flanc sud de l’OTAN et les alliés sont divisés face au renouveau de la tension Est-Ouest.
La détérioration des relations atlantiques. L’Alliance atlantique, fondée sur un partage des responsabilités et charges financières, laisse la part la plus lourde aux États-Unis, qui – il est vrai – assument aussi le commandement. Cette situation héritée de l’après-guerre, lorsque l’Europe occidentale en était à sa reconstruction, se modifie dans les années 1970, où les Américains veulent réduire leur effort de défense et demandent aux Européens de prendre une part plus importante des frais de défense à leur charge. Certains sénateurs proposent même un retrait des forces américaines d’Europe. En 1971, la rupture avec le système monétaire est un autre coup asséné à l’Europe. Afin d’améliorer les relations atlantiques, Kissinger lance en 1973 l’idée d’une « année de l’Europe », qui aboutit à la déclaration d’Ottawa, adoptée en juin 1974. Ce texte rappelle les fondements et les idéaux de l’Alliance atlantique et reconnaît la valeur des forces nucléaires françaises et anglaises pour la dissuasion globale de l’Alliance.
Mais la crise a déjà commencé et pose des problèmes d’une tout autre gravité. Secouées par le premier choc pétrolier, les démocraties libérales prennent conscience de leur interdépendance. L’arrivée au pouvoir en Europe de dirigeants plus soucieux de rechercher un compromis avec les Américains, tels que le travailliste Harold Wilson en Grande-Bretagne (1964-1970 et 1974-1976), le social-démocrate Helmut Schmidt en RFA (1974-1982), le libéral Giscard d’Estaing en France (1974-1981), facilite l’institution de conférences au sommet dans le sillage de la Commission trilatérale qui regroupait des personnalités d’Europe, des États-Unis et du Japon. Les sommets scandent l’évolution des relations occidentales (Rambouillet, novembre 1975; jamaique) A partir du sommet du Versailles (1982), un rôle particulier en matiére monètaire est assigné aux ministres des Finances des Cinq (Etat-Unis, Royaume Uni, KIA, Japon, France) auxquels se joignent parfois ceux du Canada et de l’Italie, dit « groupe G7 ». La concertation trilatérale est à la lois originale et importante, mais elle atteint vite ses limites. Les réunions discrètes font place a des rassemblements à grand spectacle, faussés par la médiatisation. Surtout la coopération est très incomplète et se heurte à des divergences d’intérêts, en particulier sur le plan des relations Est-Ouest.
Même sur le plan de la Défense, les alliés sont divisés et envisagent de façon très différente le problème de l’avenir de la détente. A l’exception du Royaume-Uni, désireux de préserver et renforcer ses liens avec les Améri cains, l’Europe occidentale, dont les mouvements pacifistes dénoncent l’installation des euromissiles, est en effet plus attachée que les États-Unis il préserver le dialogue avec l’Est. A la faveur de la vague pacifiste, un véritable national-neutralisme se développe en RFA qui refuse de sacrifier Y Ostpolitik à la nouvelle guerre froide américano-soviétique. Mais par les élections de 1983, l’Allemagne de l’Ouest réaffirme sa fidélité atlantique, tout en revendi quant – à l’occasion de l’année Luther – son identité nationale allemande. Les États-Unis voient dans le comportement européen un risque de neutralisation, d’autant plus que les contrats d’achat massif de gaz sibérien sont interprétés comme le signe d’une dépendance des économies européennes à l’égard du fournisseur soviétique.
L’Initiative de défense stratégique elle-même divise les Européens qui perçoivent ainsi la menace d’un découplage de la défense américaine d’avec celle de l’Europe, et la question d’une participation des alliés au programme de l’IDS, proposée par les Américains, suscite les réticences des Èuropéens ; mais Anglais, Allemands et Italiens traitent avec Washington en 1985 et 1986. De son côté, la France propose aux pays européens le projet Eurêka « pour mettre en place l’Europe de la technologie ».
Américains et Européens sont aussi divisés face au conflit israélo-arabe : politique proarabe de la part des gouvernements français et italiens ; politique pro-israélienne des autres gouvernements. Des remous de politique intérieure ou des conflits bilatéraux menacent aussi la cohésion de l’Alliance.
Les tensions au sein de l’OTAN. Le conflit de Chypre amène la Grèce à quitter de 1974 à 1980 l’organisation intégrée et provoque une crise durable entre elle et la Turquie, pourtant partenaires au sein de l’Alliance atlantique. L’arrivée au pouvoir des socialistes grecs en octobre 1981 suscite un nouveau refroidissement des relations avec l’OTAN. La révolution portugaise d’avril 1974, qui met fin à quarante ans de dictature, amène au pouvoir une équipe gouvernementale comprenant dans un premier temps des ministres communistes. L’accession au pouvoir à Malte en 1971 d’un gouverne¬ment travailliste pousse l’OTAN à déménager en 1974 son quartier général installé dans l’île, qui accepte d’ailleurs en janvier 1981 un arrangement avec l’URSS. En revanche, l’Espagne fait son entrée dans l’OTAN en juin 1982, tout en gardant ses distances avec l’organisation militaire intégrée.
La crise du leadership soviétique:
La séduction opérée en Occident par le communisme est beaucoup moins vive qu’auparavant. Cet affaiblissement est évident si l’on se réfère aux résultats électoraux des partis communistes occidentaux. Malgré l’abandon du principe de la dictature du prolétariat et la volonté de réaliser désormais « le socialisme dans la démocratie et la liberté », leur audience stagne ou décline.
L’Eurocommunisme:
Dans les Etats d’Europe orientale, l’URSS se heurte de plus en plus à un refus d’une direction du Parti communiste soviétique, dénommée « internationalisme prolétarien ».
C’est par le biais de conférences européennes communistes que les Soviétiques ont tenté de maintenir leur influence sur les partis communistes européens. La première conférence européenne a eu lieu à Karlovy Vary, en Tchécoslovaquie, en avril 1967. La deuxième conférence se réunit les 29 et 30 juin 1976 à Berlin-Est, après de longues négociations, mais elle ne consacre, comme l’aurait souhaité Brejnev, ni la suprématie du Parti communiste de l’Union soviétique, ni l’internationalisme prolétarien. Les partis tchécoslovaque, allemand, hongrois, bulgare, polonais et portugais sont prêts à accepter, mais d’autres n’hésitent pas à le refuser.
Parmi les partis communistes qui veulent manifester leur indépendance à l’égard de l’organe soviétique, le Parti communiste italien joue un rôle de leader, avec son Premier secrétaire, Enrico Berlinguer, tout auréolé de son succès aux élections générales italiennes du 20 juin 1976 (33,7 % des voix). En fait, le Parti communiste italien, qui n’hésite pas à critiquer l’URSS, envisage l’éventualité d’un « compromis historique » avec la Démocratie chrétienne qui lui permettrait d’accéder au pouvoir. Il approuve le Marché commun et admet la présence de l’Italie dans le Pacte atlantique. Le parti communiste français adopte une position médiane. En 1968, il se distingue pour la première fois de la ligne soviétique en condamnant modérément l’URSS pour son intervention militaire en Tchécoslovaquie et en 1972, dans le cadre d’un « programme commun » avec le parti socialiste, il accepte l’OTAN et la Communauté européenne. Finalement le Congrès de 1976 affirme les principes d’indépendance et d’égalité souveraine de chaque parti et le libre choix des voies différentes vers le socialisme. Construit autour du parti communiste italien, qui y a attiré les partis communistes français et espagnol, l’« Eurocommunisme » rejette l’idée d’un parti-guide et d’un État-guide et a pour ambition de présenter une alternative à la fois à l’Ouest et à l’Est. Il se définit par la volonté d’établir un lien étroit entre le socialisme, la liberté et la démocratie – le contenu en est précisé lors d’une réunion à Rome du PCI et du PCF en novembre 1975. Mais, par la suite, les position des partis divergent de plus en plus en raison des événements d’Afghanistan et de Pologne.
La crise polonaise:
En Europe de l’Est, à l’exception de la Bulgarie el de l’Allemagne de l’Esl, les démocraties populaires remettent en cause le modèle soviétique et l’hégèmonie moscovite. La Roumanie, sous la direction du gouvernement de Nicolae Ceaucescu, se détache chaque jour davantage, tout en durcissant sa dictature interne. Son autonomie se manifeste à plusieurs reprises dans la crise du Proche-Orient. En Hongrie, Janos Kadar cherche à procurer un bien-être matériel aux populations. En Tchécoslovaquie, après la « normalisation » qui a suivi les événements de 1968, le mouvement protestataire est restreint a l’élite intellectuelle, les « signataires de la Charte 77 ».
Au contraire, en Pologne la révolte des intellectuels gagne, à la faveur de la crise économique, la plus grande partie du monde ouvrier et paysan en prenant appui sur un fort sentiment national et sur l’audience de l’Eglise catholique, encore accrue par l’élection au pontificat de l’archevêque de Cracovie, Carol Woytila, qui devient pape sous le nom de Jean-Paul II, le 16 octobre 1978. La visite de Jean-Paul II à Varsovie confirme le magistère d’influence de l’Église en Pologne. A la suite d’une hausse des prix, des vagues de grèves commencées en février 1980 aux chantiers navals de Gdansk contraignent le parti communiste polonais à reconnaître l’existence légale d’un syndicat indépendant « Solidarité », dirigé par Lech Walesa, et à signer les accords de Gdansk, le 31 août 1980. Le 6 septembre 1980, E. Gierek cède son poste de Premier secrétaire du PC polonais à S. Kanya, et le général Jaruzelski devient Premier ministre en février 1981.
Au fil de l’année 1981, le fossé se creuse entre le parti communiste polo¬nais, centre du pouvoir légal, et la masse des travailleurs, soutenus par l’Eglise catholique et surtout organisés dans le syndicat libre Solidarité, qui rassemble près de 10 millions d’adhérents. La persistance des troubles et l’inquiétude des pays du pacte de Varsovie devant l’évolution inclinent à l’épreuve de force. L’Union soviétique va-t-elle se lancer dans une intervention armée ? Les Soviétiques finissent par pousser le général Jaruzelski, nouveau secrétaire général du parti polonais, à procéder, le 13 décembre 1981, à un véritable coup d’Etat militaire, destiné à rétablir l’autorité du parti.
Après une période de répression – état de siège, répression policière, mise hors la loi de Solidarité en octobre 1982 -, le pouvoir tente de collaborer avec la hiérarchie catholique. Malgré la libération du leader de Solidarité, Lech Walesa, en novembre 1982, couronné par le prix Nobel de la paix en 1983, la levée de l’état de guerre à la fin de la même année et les difficultés de la résistance intérieure, la stabilisation est longue à venir. La crise polonaise retentit dramatiquement sur les relations Est-Ouest : les Américains et les Français adoptent une politique de sanctions et suspendent toute relation avec la Pologne, jusqu’à « la visite de travail » du général Jaruzelski à Paris en novembre 1985.