L' empire et ses ennemis : Rome
Rome, d’où vient le nom d’« empire », est l’épisode premier. Cette référence a hanté en permanence la pensée occidentale de l’empire. On a vu que c’est à partir 0 de l’histoire romaine que le concept même d’impérialisme dans son sens moderne a été forgé, pour être ensuite appliqué au phénomène colonial européen. Qu’en est-il aujourd’hui de l’impérialisme romain ?
Selon le grand historien Paul Veyne’, on doit distinguer deux étapes dans la constitution de l’Empire romain. La première a consisté, au IIIe siècle avant J.-C., à établir autour de Rome un glacis protecteur. La logique sécuritaire a conduit à définir que la simple existence d’une puissance indépendante sur ses frontières était ressentie par Rome comme une menace. Après 200 avant J.-C., on passe à un impérialisme expansionniste qui veut jouer un grand rôle sur la scène du monde. Sans nier l’existence d’éventuelles motivations rationnelles définies par les intérêts matériels, la sécurité nationale et la concaténation fatale de causes, Paul Veyne met d’abord en avant les mobiles dits « psychologiques » :
Ce sont les désirs de puissance, d’expansion, l’ambition de jouer un grand rôle, le goût de la conquête ou de l’hégémonie (et chez d’autres, inversement, le ressentiment, le désir de revanche). Comme l’impérialisme athénien selon Thucydide, celui de Rome avait plusieurs
mobiles : la recherche d’une étrange « sécurité », les bénéfices secondaires qu’étaient les profits matériels de la conquête et, avant tout, le mobile qui seul pouvait animer les deux précédents, à savoir la pure et simple ambition de dominer, le « discours » de la politique étrangère comme esprit de conquête ; ce que, sous Napoléon encore, on appelait le désir de gloire.
La conquête romaine s’est accompagnée d’une hellénisation des Romains parce que la Grèce était la civilisation et que, étant les dominants, les Romains ne se trouvaient pas, dans le processus d’acculturation, relégués au dernier rang de la civilisation. Durant toute l’existence de l’Empire, les Romains auront un complexe de supériorité politique et d’infériorité culturelle, et les Grecs le complexe inverse. L’identité de ces derniers sera celle d’un peuple hautement civilisé qui a été dominateur et ne l’est plus.
L’esprit de conquête se nourrit donc de deux affirmations partiellement contradictoires, ou de deux justifications : la nécessité d’assurer sa sécurité en éliminant les menaces potentielles sur ses frontières et le sens d’une mission historique donnant une place à part au peuple conquérant par rapport aux autres peuples et éventuellement dans l’histoire de l’humanité (quand existe la conscience d’un sens de l’histoire). La vocation impériale s’alimente du sentiment d’exceptionnalité.
La règle générale dans l’histoire de l’Ancien Monde est plutôt l’acculturation par le pouvoir. Les peuples périphériques qui s’emparent des territoires des civilisations prestigieuses s’assimilent à ces civilisations tout en conservant éventuellement leurs identités d’origine.
La conquête médiévale
Les époques médiévales sont largement en dehors de notre propos. La conception patrimoniale du pouvoir liée à la féodalité définit la plupart des guerres comme des conflits d’héritage, ce qui laissera des traces durables à l’époque dite moderne (il suffit de voir le nombre de guerres européennes dites « de succession »). L’élaboration juridique se retrouve dans les tentatives de définition de la guerre juste. Le plus important, en ce qui concerne l’impérialisme, est la construction symétrique des idées de guerre sainte, croisades et jihad. Elles sont tout autant l’expression de réalités concrètes (il existe des croisades et des jihad) que des discours plaidant pour la fin des conflits internes (les chrétiens doivent cesser de se faire la guerre pour affronter les musulmans, et inversement dans l’autre camp). Croisades et jihad ont pour espace essentiel la Méditerranée et dans un second temps la péninsule Balkanique. Les motivations économiques n’en sont pas absentes (prédations du butin, contrôle d’accès commerciaux). Tout en se faisant la guerre, puissances chrétiennes et musulmanes nouent aussi de solides relations commerciales, illustrées par les villes marchandes italiennes (Venise, Gênes, Pise, etc.).
Les guerres médiévales de prédation peuvent déboucher sur certaines formes de dirigisme économique, en particulier dans les grands empires musulmans où la pratique de la déportation de populations pour établir de grands centres de production artisanale devient courante. On a pu dire que les empires non européens marquaient le triomphe du politique sur l’économique. Sans vouloir aborder la redoutable question de l’existence ou non d’un mode de production asiatique, il faut souligner que l’État y est plus fort que la société et que, dans l’économique, la réglementation venue d’en haut concourt avec celle produite pour les corporations de métiers pour fixer les règles.
La conquête du Nouveau Monde
La conquête du Nouveau Monde par les Ibériques constitue le moment de transition vers les formes d’impérialisme dit moderne. La prédation et la croisade sont les moteurs premiers de l’expansion espagnole. Les conquistadors sont avides d’or et soucieux d’établir la vraie foi. Us vivent le contact avec les sociétés amérindiennes comme la continuation de la lutte contre l’Islam en Espagne et en Méditerranée. Étant donné les distances créées par le voyage au-delà des mers, la dimension sécuritaire est absente, sauf quand apparaît un autre compétiteur européen. « L’Empire espagnol » n’est pas un État centralisé, mais un agrégat de couronnes diverses ayant un monarque commun.
Une fois le butin amassé, il faut établir des formes plus stables d’exploitation économique. La prédation se transforme en production de métaux précieux, or et argent à destination de l’Europe, puis d’un marché déjà mondial de produits monétaires. C’est l’émergence de ce que Fernand Braudel a appelé les « économies monde » et Serge Gruzinski la « mondialisation ibérique ». La première fonction de l’exploitation économique du Nouveau Monde est de financer l’effort de guerre quasi permanent de la Maison d’Autriche, qui induit une répartition sur l’ensemble de l’Europe des métaux précieux collectés dans les espaces ultramarins.
L’Amérique coloniale est la première périphérie de l’Europe. Elle est l’espace où la subordination se transforme en asservissement. La population amérindienne reçoit le choc de la conquête, l’impact des nouvelles maladies épidémiques et la mise en place d’un quasi- servage, soit dans les mines, soit dans les vastes exploitations agricoles. L’Ancien Régime européen se duplique sous forme de hiérarchies de corps disposant de droits et d’obligations spécifiques. En même temps se produit un vaste métissage des êtres humains, des animaux et des espèces végétales. C’est la plus grande transformation écologique qu’a connue l’histoire humaine en un temps aussi court. Le métissage des diverses composantes humaines permet d’échapper à l’établissement d’un système rigoureux de castes, ouvre des possibilités d’ascension sociale et évite la constitution d’un champ d’affrontement entre «races» homogènes, qui est l’une des caractéristiques de la colonisation de peuplement. La christianisation et l’ouverture de la justice aux populations indiennes ont aussi permis au système de durer, en dépit de sa violence initiale, en créant des instruments de régulation des rapports sociaux. Paradoxalement, la colonisation espagnole, parce qu’elle était d’Ancien Régime, a su accorder en droit une place à ceux qui étaient en situation de dépendance car la question de l’égalité ne se posait pas.
Sur la façade atlantique, l’effondrement numérique des Amérindiens a entraîné l’utilisation massive d’esclaves noirs et la création de la vaste traite négrière atlantique, faute de pouvoir disposer en quantités suffisantes d’émigrants européens. On passe alors de l’économie minière à l’économie de plantations. La première a été celle de la canne à sucre, importée de la Méditerranée. S’y est ajouté au xvne siècle le tabac, puis le café au XVIIIe siècle. L’ensemble a formé ce que l’on a appelé les « denrées coloniales », c’est-à-dire celles que, pour des raisons climatiques, l’Europe ne pouvait pas produire.
Cette économie coloniale correspond au triomphe du mercantilisme aux xvne et xvme siècles. Les métropoles tentent alors d’imposer leur monopole de la production manufacturière et du transport des marchandises et des hommes. La fraude et la contrebande ont été la contrepartie massive de ce protectionnisme absolu.
L’économie de plantations est dans l’économie ancienne ce qui est le plus proche du capitalisme de production : l’argent, le crédit, le trafic relient les plantations aux grands ports européens. Tout a été importé au départ : le capital, le produit, la main-d’œuvre. Plus que les planteurs, les véritables bénéficiaires ont été les organisateurs du commerce maritime, avec le fameux commerce triangulaire.
Les grandes guerres maritimes européennes des xvne et xvme siècles ont eu en effet pour enjeu le contrôle de cette économie de plantations et de façon plus générale celui du commerce entre l’Europe et les Amériques. L’élimination rapide des indigènes comme acteurs politiques, même si en Amérique du Nord on a pu parler de « guerres indiennes », a fait que ces conflits ont été essentiellement des affrontements entre Européens, avec une forte finalité économique. Le phénomène est rendu plus complexe en raison de l’emboîtement de ces conflits à l’intérieur des grandes guerres intra-européennes qui sont liées aux différentes tentatives d’établir la prépondérance d’une puissance sur les autres et qui déboucheront sur la mise en place du système dit de l’équilibre européen.
La conquête européenne du Nouveau Monde s’est traduite de façon explicite par la construction de « nouvelles Europe » (Nouvelle-France, Nouvelle- Angleterre, Nouvelle-Hollande, Nouvelle-Espagne…). La colonisation de peuplement s’est faite dans un cadre d’action étatique. Il s’agissait de maintenir, voire de renforcer, dans les extensions ultramarines, l’homogénéité linguistique et religieuse de la métropole. Les
Juifs étaient interdits dans les possessions espagnoles et portugaises, et l’inquisition traquait inexorablement les marranes. Il en était de même pour les protestants dans les possessions françaises. À l’exclusif économique correspond un exclusif ethnique et religieux qui ne s’adoucit un peu que dans l’Amérique anglo- saxonne de la fin du xvme siècle.
Même si des réalités nouvelles s’établissaient, la finalité de la colonisation de peuplement était ce dédoublement de l’Europe, pratiquement absent dans l’Ancien Monde (Afrique, Asie, Europe), sauf à l’extrémité sud de l’Afrique et dans quelques îles de l’océan Indien où s’est aussi développée l’économie de plantations.
Ces colonisations du xvf au XVIIIe siècle ont été rassemblées globalement et rétrospectivement sous la référence des « premiers empires coloniaux européens ». Ceux-ci sont antérieurs à la révolution industrielle et contemporaines du temps dit de la croissance lente. La controverse historique postérieure a été de savoir si l’économie de plantations a joué un rôle dans l’émergence de la révolution industrielle ou, plus exactement, quelle a été la participation de la périphérie à cette dernière.
La thèse est que l’expansion de l’économie monde européenne aurait engendré des superprofits qui se seraient concentrés dans les mains de certains capitalistes du centre du système, en particulier britanniques, permettant par l’accumulation du capital la mise en place du décollage économique et de l’industrialisation. On retrouve dans cette perspective le discours des théoriciens de la modernisation du milieu du XXe siècle.
L’analyse quantitative montre que, dans la période d’apogée de l’économie de plantations, la seconde moitié du XVIIIe siècle, les périphéries représentent 20 % des exportations et 25 % des importations des pays européens à un moment où le commerce extérieur doit représenter environ 4 % de leur PIB. Pour les pays dits maritimes, il représente entre 10 et 12%, dont une moitié pour les périphéries. L’analyse des comptes des plantations et de la traite négrière indique que les taux de profit ne sont pas considérables (de l’ordre de 2 à 3 %) et qu’ils sont analogues aux taux de profit des investissements en Europe. Enfin, la recherche historique a établi que les profits du commerce atlantique ont été largement consacrés à une consommation ostentatoire dans le confort et le luxe plutôt que dans le réinvestissement productif.
C’est dans le commerce asiatique que sont constituées les premières grandes compagnies par actions (les compagnies des Indes). Or, dans cette période, l’Asie n’est pas une périphérie subordonnée à l’Europe. La puissance de l’artisanat local fait que les produits manufacturés européens ne sont pas compétitifs sur les marchés indiens et chinois, alors que la porcelaine de Chine, les soieries et les « indiennes » textiles envahissent le marché européen. Le déficit des paiements est constant.
Pour contenir cette hémorragie permanente de métaux précieux produits par ailleurs dans les Amériques, les Européens se sont spécialisés régionalement dans le commerce intra-asiatique où leur maîtrise des techniques financières et la supériorité de leur construction navale leur donnaient un fort avantage comparatif.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la progression des importations d’indiennes en Europe de l’Ouest a créé un marché qui a, en effet, favorisé la révolution industrielle, dans la mesure où cette dernière s’est développée dans une stratégie de substitution aux importations. L’industrie textile européenne, moteur de la première révolution industrielle, a bénéficié du marché des indiennes lié à la production de masse de l’artisanat indien.
Si on admet que l’impérialisme est un stade antérieur du capitalisme et précède la révolution industrielle, on comprend mieux la relation entre le mercantilisme et la plus grande expansion coloniale de l’Europe, celle qui se termine dans la seconde moitié du xvnf siècle, la conquête du Nouveau Monde. Il faut alors s’interroger sur la nature de I ’État européen dans cette période de l’histoire.
Jusqu’à l’avènement des Temps modernes au xvf siècle, les barbares, petits groupes humains disposant d’un appareil militaire cohérent et mobile, l’ont en général emporté sur les « civilisés » des grandes civilisations agraires, quitte ensuite à être assimilés par les vaincus. Ibn Khaldoun a fait de ce phénomène le moteur de l’histoire, et les premiers historiens européens ont eu la même réflexion. La théorie des invasions a été au cœur des problématiques de la pensée européenne jusqu’au début du xixe siècle, jusqu’au Guizot des années 1820, qui fait de la lutte des races, celle entre les conquérants et les conquis, le moteur de l’histoire de France. C’est la conquête qui permet de définir la disproportion des rapports de force, puisqu’elle indique qui est le plus puissant et qui est le moins puissant. L’explication de l’impérialisme par le déséquilibre des forces est presque de nature tautologique et est loin d’épuiser la richesse du phénomène. Ce que montrent la conquête du Nouveau Monde et surtout l’économie de plantations, c’est qu’elles supposent au préalable l’existence d’une vraie économie et d’un vrai État.
Vidéo : L’ empire et ses ennemis : Rome
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : L’ empire et ses ennemis : Rome
https://youtube.com/watch?v=czTXMw4Rugg