Les spécificités du moment impérialiste
Lénine reconnaissait que « la politique coloniale et l’impérialisme existaient déjà avant la phase contemporaine du capitalisme, et même avant le capitalisme. Rome, fondée sur l’esclavage, faisait une politique coloniale et pratiquait l’impérialisme ». Mais il ajoutait que « même la politique coloniale du capitalisme dans les phases antérieures de celui-ci se distingue foncièrement de la politique coloniale du capital financier ».
Il faisait ainsi de la période 1880-1914 un moment spécifique, différent de tous les autres, en s’appuyant dans son analyse sur un certain nombre de données statistiques. Les historiens économistes ont repris la question en disposant d’instruments économétriques beaucoup plus développés. Ils ont surtout montré que les investissements européens dans le monde proprement colonial, c’est-à-dire dominé à la suite d’une conquête militaire, sont beaucoup plus faibles que dans les pays non européens indépendants : Russie, Amérique latine, Empire ottoman, Chine. À divers titres, ces régions constituent l’empire « informel » de la Grande-Bretagne
Si Hobson a eu raison de décrire l’importance croissante que prend à son époque l’exportation des capitaux, il ne s’est pas rendu compte que grossièrement la carte des investissements se superpose à celle du commerce. Autrement dit, la plus grande partie des investissements se fait entre pays déjà industrialisés en situation apparente de compétition économique. On se trouve plutôt dans une situation d’entrecroisement d’intérêts économiques avec l’émergence des premières entreprises à vocation multinationale.
Le fait majeur, bien perçu par les contemporains, était le ralentissement de la croissance économique dans le dernier quart du xixe siècle, avant le déclenchement de la seconde révolution industrielle liée à l’électricité et au moteur à explosion. Le « moment impérialiste » correspond tout aussi bien à la période de dépression commencée dans les années 1870 qu’à celle de vive croissance constitutive de la « Belle Époque ». On ne peut donc l’assimiler à la seule période de dépression et à la montée du protectionnisme dans les pays continentaux d’Europe et d’Amérique du Nord. Une variante intéressante associe protectionnisme, étalon-or et Etat providence qui exigerait le besoin de marchés protégés, donc le recours à l’impérialisme. Mais, dans la pratique, ces marchés protégés, quand ils existent, sont marginaux.
De plus se pose un problème de chronologie. Les empires coloniaux européens sont en bonne partie constitués avant 1880, et les conquêtes propres à l’époque même de l’impérialisme sont celles de régions très pauvres même si elles peuvent être considérées comme source de matières premières. En tant que marché, elles ne pèsent pas très lourd.
On a surtout montré que l’investissement colonial correspond plutôt à des périodes de ralentissement économique (le plus notable étant celui de l’entre-deux guerres) et que les périodes de forte croissance économique s’accompagnent plutôt d’un désinvestissement colonial, les rendements obtenus en métropole étant supérieurs à ceux du domaine colonial. Les fameuses « trente glorieuses » sont aussi celles de la quasi- totalité de la décolonisation. Enfin, le commerce colonial a surtout profité à des entreprises « moyennes » à capital familial plutôt qu’à de grands monopoles industriels et financiers.
La question de l’investissement dans le monde dominé mais non colonisé est plus complexe. Pour survivre, les États concernés se sont engagés dans une politique de construction de 1 ’État moderne sur le modèle européen. La défense de leur territoire leur impose la constitution d’un appareil militaire hors de proportion avec leurs moyens financiers. Dès le début des années 1850, l’État est contraint de se financer en levant des emprunts de plus en plus considérables alors que la valeur de sa « signature » se dégrade, d’où une montée des taux d’intérêt à des hauteurs quasi usuraires. Les désordres monétaires de la seconde moitié du xixe siècle – avec l’abandon progressif du métallisme or/argent au profit d’un monométallisme fondé sur l’or – influent aussi sur ce besoin d’emprunts. Quand arrive l’inexorable banqueroute, les Etats européens prennent la défense de, leurs ressortissants détenteurs de titres et établissent des caisses de la dette qui se saisissent de l’essentiel des ressources fiscales. C’est bien évidemment un moyen supplémentaire de domination, mais en même temps ces caisses régularisent les comptes et opèrent des conversions d’emprunts, ce qui conduit à une baisse de plus de moitié des taux des emprunts par rapport à la période précédente.
Dans les colonies, 1 ’État métropolitain garantit les emprunts servant à la mise en valeur, entraînant l’alignement de ces titres sur ceux émis directement par 1 ’État concerné. Dans ces deux cas, la mainmise directe ou indirecte se traduit par une baisse importante des coûts de financement et de la rente correspondante. En revanche, les pays indépendants, comme ceux d’Amérique latine, sont toujours soumis au risque de banqueroute et doivent payer plus cher la levée de capitaux.
En dehors des emprunts destinés à faire fonctionner l’administration et l’armée, l’investissement dit de mise en valeur se concentre sur la mise en place d’un réseau de communications modernes, ports, routes, voies ferrées, phares, télégraphes, tramways urbains et, au début du xxe siècle, électrification et ressources minières. L’État dominé fait tout pour attirer ces investissements étrangers, parce qu’il n’a pas les moyens financiers de mener seul cette stratégie économique. La classe dirigeante est parfaitement consciente des risques accrus de dépendance, mais elle s’est engagée dans une course île vitesse en pariant que la modernisation de son économie lui permettrait à moyen terme de s’affranchir île la tutelle étrangère.
Lénine croyait que le système colonial était plus attractif pour les investissements métropolitains parce que ceux-ci pouvaient plus facilement y établir protections et monopoles. En réalité, les investissements européens s’orientent vers les marchés les plus importants que sont les pays les plus indépendants de l’Europe et ayant les moyens de leur indépendance : les États- Unis et la Russie. Ils se tournent ensuite vers les pays formellement indépendants d’Amérique du Sud. On passe après aux pays réellement dominés, bien que formellement indépendants : l’Empire ottoman, la Perse et la Chine. Dans tous ces cas, on se trouve en situation concurrentielle. Seule l’Inde britannique paraît correspondre au schéma léniniste, mais son économie reste essentiellement agricole et peu intégrée au marché mondial. D’ailleurs la principale préoccupation des Britanniques est d’arriver à unifier le marché indien en créant un réseau de chemins de fer relativement dense.
L’investissement européen semble préférer la compétition et le pluralisme plutôt que le monopole et la protection. Du reste, il peut y avoir un partage implicite des rôles. Ainsi la Grande-Bretagne est le premier partenaire commercial de l’Empire ottoman, tandis que la France est le premier investisseur aussi bien en fonds d’État qu’en infrastructure de communication (chemins de fer, ports, phares, télégraphes…). Même dans l’Égypte occupée par les Britanniques en 1882, les Français sont les premiers investisseurs et les Belges y
Le concept moderne d’impérialisme a été forgé dans le contexte du partage de l’Afrique noire. Economiquement, elle est la zone géographique la moins rentable du monde, à l’exception des ressources minières de l’Afrique du Sud. Les coûts de mise en valeur sont très élevés pour des rendements à venir plutôt aléatoires. Jusqu’à la Première Guerre mondiale incluse, une fois que l’on quitte les grandes voies d’eau, on dépend exclusivement du portage humain, dont le seul ravitaillement représente déjà une charge considérable.
La conquête a été possible grâce aux progrès de la médecine « coloniale » qui a rendu accessibles des régions jusque-là interdites aux Européens par les maladies dites tropicales. L’exploration du continent « noir » a eu pour premier prétexte la lutte contre la traite négrière « islamique » centrée sur l’océan Indien et les routes sahariennes, la traite atlantique étant désormais abolie, ainsi que l’esclavage américain. Dans la conscience des acteurs, la diffusion du christianisme, l’expansion du commerce et l’investigation géographique sont indissolublement liées à cette lutte contre l’esclavage qui vise cette fois les pays musulmans. Des structures d’échanges et de pouvoirs pluriséculaires sont brusquement bouleversées. Il est vrai que, passé 1850, la traite « islamique » s’est brutalement amplifiée, avec un caractère terrible de prédation qui indigne les consciences européennes et que rapporte toute une littérature de voyages, missionnaires ou journalistiques, relayée par les premiers médias de masse occidentaux. Le principal moteur de la ruée sur l’Afrique, en dépit de ses références morales et missionnaires, a été une lutte de prestige entre les principales puissances européennes qui ne voulaient pas se laisser distancer dans cette course. Elle est une conquête par « implications », dont la principale a été la concurrence entre Européens. Si les Belges, les Français et les Allemands ne s’étaient pas manifestés, les Britanniques seraient sans doute restés sur le littoral.
La guerre des Boers a certes pour premier enjeu les ressources minières de l’Afrique du Sud (un quart de la production mondiale de l’or), mais la précipitation britannique à s’emparer des républiques boers a aussi pour motif l’expansion allemande dans le Sud-ouest et le Sud-est africains. Cette guerre, qui a pris le caractère le plus nettement impérialiste, tranche totalement sur toutes les guerres coloniales précédentes. Elle oppose entre elles des populations « blanches », et ses coûts sont hors de proportion avec toutes les expériences précédentes. La Grande-Bretagne a dû mettre en ligne 450 000 hommes, dont 22 000 sont morts, pour écraser des milices paysannes de 45 000 hommes. Elle a dépensé plusieurs centaines de millions de livres sterling, somme colossale pour l’époque. Les atrocités de la lutte antiguérilla, avec l’invention des camps de concentration, l’ont isolée moralement en Europe, avec une diffusion presque mondiale de l’anglophobie. Mais il faut dire que les victimes étaient d’origine européenne. La rupture est éclatante quand on la compare avec la conquête du Soudan par Kitchener en 1898. Celle-ci a été financée par l’Egypte dominée et l’armée conquérante était forte de 8 000 soldats britanniques et 17 000 soldats égyptiens lors de la bataille décisive d’Omdurman, le 2 septembre 1898. Ses pertes ont été de 48 tués et 382 blessés contre 10 000 tués et 13 000 blessés dans l’autre camp.
C’est à juste titre que l’on a pu dire que la guerre des Boers, commencée en 1899, a été le prologue des grands conflits du xxe siècle.
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