Méditerranée : Brève histoire du paysage
L’histoire de la végétation n’est pas la même en Méditerranée qu’en Europe septentrionale. L’impact des interventions humaines y est en outre difficile à évaluer, dans la mesure où il interfère avec celui des changements climatiques.
Sauf en altitude et dans certaines régions marginales comme le nord de la Grèce, le climat méditerranéen n’est pas favorable à la conservation des pollens fossiles, dont l’analyse permet de reconstituer l’évolution des paysages. D’une part, un certain nombre de plantes très présentes dans la région, comme les sous-arbrisseaux, produisent peu de pollen ; d’autre part, les dépôts polliniques sont surtout abondants dans les milieux humides. On connaît donc forcément plus mal l’histoire d’un milieu semi-aride comme la Méditerranée. Enfin, il n’existe pas de critère infaillible pour distinguer, à partir de l’étude des pollens, la forêt des taillis ou le maquis de la savane : le chêne kermès produit du pollen, qu’il fasse partie d’une forêt, qu’il soit isolé ou qu’il se présente à l’état d’arbuste de moins d’un mètre de haut.
Très peu d’espèces endémiques sont de taille à donner de l’ombre. La grande majorité des végétaux sont des espèces de phrygane qui poussent dans les ravins, les déserts ou en montagne, à un étage au-dessus de celui des arbres. La flore des forêts méditerranéennes est généralement pauvre et peu d’espèces endémiques y sont représentées, signe que la forêt n’a pas été, sur la très longue durée, le type de végétation dominant.
La période correspondant à la dernière glaciation fut aussi sèche que froide. La steppe, semée d’arbres isolés, était alors la formation végétale la plus fréquente, les arbres restant pour l’essentiel confinés dans les zones les plus clémentes. Il ne faisait toutefois pas assez froid pour éliminer totalement les espèces endémiques sensibles au gel. Celles-ci s’étaient peut-être réfugiées, notamment en Crète, sur les terres d’où la mer, dont le niveau avait baissé, s’était retirée.
Les hommes du Paléolithique et du Mésolithique, peu nombreux et non et qui ne labouraient pas la terre, sont censés n’avoir eu que peu d’influence sur les paysages végétaux. Ils pourraient bien, en revanche, avoir exercé une influence considérable en allumant des incendies et en exterminant les grands mammifères, les éléphants notamment.
L’évolution qui a mené au paysage actuel fut initiée au néolithique et s’accentua à l’âge du bronze, soit entre 6000 et 1000 av. J.-C. Elle est due en particulier à l’extension progressive de l’agriculture et de l’élevage. Le chêne à feuilles caduques, sans doute l’arbre le plus répandu sur les terres fertiles, fut ainsi détruit parce qu’il gênait le développement de l’agriculture — il réapparaît de nos jours partout où les surfaces cultivées sont en régression. Mais, bien plus encore, les analyses paléo-environnementales montrent que les arbres originaires d’Europe centrale ont lentement régressé, avant de disparaître. Les derniers survivants sont localisés dans les régions les plus froides, en altitude et de préférence sur les versants exposés au Nord, ce qui semble indiquer que leur déclin n’est pas dû à l’activité humaine. Si le tilleul, par exemple, avait été victime des incendies ou du défrichage, il aurait survécu uniformément sur tous les escarpements rocheux. Autant d’indices qui laissent penser qu’une évolution vers un climat plus sec et plus nettement saisonnier a pu jouer un rôle, entre 4800 et 2400 av. J.-C., alors même que les activités humaines s’intensifiaient.
Sans son action, le paysage méditerranéen ne serait fait que de pics acérés et de hautes chaînes intérieures, comme on en voit en Crète. L’érosion a créé de nombreuses terres fertiles, en accumulant les sédiments, notamment dans les deltas des fleuves, qui se sont tous formés au cours des sept mille quatre cents dernières années, c’est-à-dire à partir du moment où le niveau de la mer a monté. En fait, l’érosion est liée à certaines formations géologiques et géomorphologiques, et non à l’intensité des activités humaines — l’exemple des bad lands est éclairant, même s’il est vrai que certaines activités humaines sont bel et bien à l’origine de phénomènes d’érosion, mais pas au point où le supposent les auteurs évoquant, d’ailleurs sans la spécifier, une intervention humaine qui, dans la préhistoire, aurait dénudé le flanc des montagnes. De telles allégations s’appuient en général sur une concordance approximative entre un phénomène d’érosion et une mutation intervenue dans une société, souvent délicats à dater avec précision.
L’érosion due à la pluie procède par à-coups : un seul épisode de pluies diluviennes neutralise les mécanismes qui assurent la stabilité des terres et charrie plus de sédiments qu’un siècle de précipitations normales. Les périodes de précipitations intenses et les dépôts de sédiments qu’elles engendrent peuvent être datés en recoupant les renseignements livrés par les textes et les données de l’archéologie : si une église médiévale se trouve prise dans un glissement de terrain, un nouveau portail est construit pour donner accès au sol surélevé. Ces phénomènes n’ont en général qu’une extension locale, mais ils se concentrent souvent autour de périodes historiques particulières, comme lors des pics du « petit âge glaciaire ».
pour comprendre la Méditerranée, il est essentiel de ne pas la réduire à une succession de bassins d’eau salée reliés entre eux : elle est beaucoup plus que cela. L’historien australien John Pryor fait remarquer qu’elle possède un certain nombre de traits caractéristiques des mers fermées. L’évaporation lui fait perdre plus d’eau que ne lui en apportent fleuves et rivières. Rien de surprenant à cela, si l’on veut bien se souvenir que la plupart des cours d’eau méditerranéens n’ont qu’un débit réduit. Il suffit de penser aux chétives rivières qui coulent en Sicile et en Sardaigne, ou même au Tibre et à l’Arno, dont l’importance historique est indéniable mais qui sont en eux-mêmes peu imposants : l’été, en aval de Florence, l’Arno n’est guère plus qu’un ruisseau. L’énorme système fluvial que constitue le Nil fournit, il est vrai, d’importantes quantités d’eau à la Méditerranée. Le Pô et le Rhône apportent également leur contribution. Parmi les autres cours d’eau d’Europe, le Danube et les fleuves russes l’alimentent indirectement par l’intermédiaire de la mer Noire, qui reçoit l’eau charriée à travers tout le continent par ces grandes artères fluviales : cette eau douce compense largement ce qui, en mer Noire, est perdu du fait de l’évaporation, et l’excédent se déverse dans la Méditerranée par le détroit des Dardanelles. Mais au total ces apports ne représentent pas plus d’un vingtième des pertes de la Méditerranée.
C’est donc, pour l’essentiel, l’eau de l’Atlantique qui les compense, le flux rentrant d’eau océanique, qui se maintient en surface, étant lui-même partiellement contrebalancé par l’eau plus salée et donc plus lourde qui s’échappe en profondeur vers l’océan. La mer Intérieure ne doit son salut qu’aux étroites ouvertures ménagées à deux de ses extrémités. Au cours d’époques géologiques anciennes, totalement fermée, elle n’était qu’un immense désert. Du fait des canaux et des écluses que l’eau océanique doit franchir pour pénétrer dans la mer Intérieure, la troisième ouverture que constitue le canal de Suez n’a que des effets discrets, mais dont témoigne néanmoins la présence en Méditerranée orientale de poissons venus de l’océan Indien. La Méditerranée elle-même dispose d’un stock relativement important de poissons, malgré la salinité de ses eaux : la pêche au thon et à l’espadon y a toujours été pratiquée, et crustacés et mollusques sont consommés par la plupart des populations côtières.
Le flux d’eau océanique qui pénètre dans la Méditerranée à Gibraltar a longtemps interdit aux marins de franchir le détroit vers l’Atlantique ; il n’a en revanche pas empêché Vikings et Croisés de pénétrer dans la mer Intérieure. Nous verrons plus loin que la navigation maritime n’a pris son essor que fort tard. Les courants marins les plus importants suivent les côtes africaines à partir de Gibraltar, passent au large du Liban et d’Israël, font le tour de la mer Égée, de l’Adriatique, de la mer Tyrrhénienne, et mènent, le long des côtes françaises et espagnoles, jusqu’aux colonnes d’Hercule. Ce sont eux qui ont permis aux navires, au temps où les hommes n’avaient pour seuls recours que les rames et les voiles, de circuler tout autour de la mer Intérieure. Les marins ont même appris à les utiliser pour naviguer face au vent. Au printemps, les vents eux-mêmes pouvaient être mis à profit pour rejoindre la Sardaigne, la Sicile et l’Orient, au départ des ports situés entre Barcelone et Pise.
Dans la région, les masses d’air se déplacent en principe d’ouest en est. L’hiver, l’influence dominante est celle du système dépressionnaire de l’Atlantique nord. L’été, en revanche, l’anticyclone subtropical centré sur les Açores déborde sur toute la Méditerranée occidentale. Chaque hiver, le mistral donne de l’air froid dans les vallées provençales, alors que bora et tramontane ont le même effet en Italie et en ex-Yougoslavie. L’hiver est, en mer, la saison des coups de tabac. John Pryor souligne que le golfe du Lion doit son nom au fait que le souffle du mistral y évoque le rugissement du lion. Les tempêtes méditerranéennes ne doivent pas être sous-estimées : elles contredisent le cliché moderne d’une mer toujours ensoleillée – le chapitre final de ce livre revient d’ailleurs sur cette image trompeuse. L’été, de basses pressions se développent par moments au-dessus du Sahara et se mettent en mouvement vers le nord. En Italie, le vent du sud s’appelle le sirocco, en Catalogne le xaloc, en Israël et en Égypte le hamsin. Le sable rouge du Sahara se répand alors surtout le pourtour de la mer Intérieure.
Les vents du nord menacent toujours de précipiter les navires vers les bancs de sable et les récifs côtiers. Aussi les rivages africains ont-ils longtemps été considérés comme dangereux. Les côtes septentrionales, avec leurs hauts-fonds et leurs rades profondes, étaient pour la plupart beaucoup plus accueillantes, à ceci près que leurs criques y constituaient autant de refuges possibles pour les pirates.
Au temps du commerce du Levant, le voyage vers l’Orient s’effectuait de préférence au printemps. Les navires ne s’éloignaient guère des côtes et faisaient escale en Sicile et en Crète, avant de rejoindre Chypre. Avant l’ère des croisières en paquebot, il n’était, semble-t-il, pas courant de risquer une traversée en ligne droite, de Crète jusqu’au delta du Nil. Il convient cependant de ne pas exagérer le caractère saisonnier de la navigation ancienne en Méditerranée : nous savons que des navires circulaient toute l’année et presque tous les jours, y compris en janvier et en février, dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Les voyages au long cours restaient pourtant sous la dépendance des vents propices. Nous ne sommes d’ailleurs pas absolument certains que les vents et les courants aériens que nous connaissons aujourd’hui soient identiques à ceux du passé. Les références aux boreas sont assez nombreuses dans les textes antiques et médiévaux pour nous assurer de l’ancienneté de la bora.
En revanche, le débit des cours d’eau s’est trouvé affecté par le développement de l’agriculture, certaines variations climatiques mineures ont pu avoir une incidence sur l’humidité des sols et le tapis végétal, et l’exploitation des forêts, en particulier pour les besoins de la construction navale, a entraîné des variations locales, qui ont pu affecter les courants aériens. Les barrages contrôlent désormais le volume d’eau douce qui se déverse dans la mer, exerçant une influence sur le mouvement des courants marins et sur l’humidité ambiante, du fait de l’existence de réservoirs de retenue. En la matière, l’intervention de l’homme la plus spectaculaire a consisté à réguler le cycle saisonnier du Nil, grâce au barrage d’Assouan, en Haute Égypte, qui a mis un terme aux crues annuelles dont les Anciens avaient attribué l’origine à leurs dieux durant des millénaires. Mais il est temps maintenant de nous tourner vers la Méditerranée à l’aube de son histoire.
Vidéo : Brève histoire du paysage
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Brève histoire du paysage
https://youtube.com/watch?v=uyy78-lD_JQ