Les effets de l'industrialisation: La sexuation des emplois, effet de genre
Le sexe du travail :
Une répartition des matières :
La mécanisation, qui limite le recours à la force, aurait dû mettre fin à une répartition des tâches suivant les aptitudes musculaires ; or il n’en est rien. Si l’industrialisation mêle les sexes, elle répartit aussitôt les métiers selon les sexes. Le lien entre le genre et les secteurs d’emplois est aisément repérable : ainsi couture et métiers du textile, qui absorbent vers 1900 les trois quarts de l’emploi industriel féminin, s’inscrivent dans la tradition féminine du travail de l’aiguille et de celui du linge. La fonction nourricière trouve son prolongement dans l’industrie alimentaire : conserveries à l’emploi saisonnier en Bretagne, sucreries de la région parisienne. Le travail des matières réputées nobles, tel le fer, demeure l’apanage des hommes, comme il fut celui des artisans et compagnons réalisant un chef-d’œuvre ; les femmes parviennent difficilement à pénétrer dans la métallurgie. Leur entrée dans la chimie est plus aisée.
Une répartition des techniques :
A la répartition des matières, hautement symbolique, s’ajoute une répartition des techniques, qui transpose dans le monde industriel la construction hiérarchique des sexes. Déjà reléguée au plus bas de l’échelle sociale féminine, l’ouvrière se situe en deçà de l’ouvrier. Dès lors que la mécanisation est considérée comme relevant du masculin, on confie aux femmes les tâches les moins mécanisées et les postes subalternes, sauf dans les manufactures d’État (allumettes et tabac) et les usines au seul personnel féminin ; la notion de carrière est étrangère à l’emploi féminin dans l’industrie. Sous-qualifiées, les femmes le demeurent faute de formation : l’enseignement technique dont l’État se préoccupe, surtout après 1880, s’adresse aux garçons, il inscrit aux programmes des écoles primaires et des écoles normales de filles des travaux de coupe (1880), d’aiguille et l’apprentissage de la dentelle à la main (1903, 1905). Les écoles prestigieuses qui forment les cadres de l’industrie ne sont pas accessibles aux femmes. Le XIXe siècle met donc en place « une répartition des tâches et des techniques selon les sexes » (M. Perrot) telle que la souhaitait, en 1867, un délégué ouvrier de l’Exposition universelle, fidèle porte-parole de l’idéologie dominante de la classe ouvrière masculine : « À l’homme, le bois et les métaux. A la femme, la famille et les tissus. »
Des salaires d’appoint :
Une flagrante inégalité des salaires selon le sexe :
Tâches subalternes et manque de qualification n’expliquent pas entièrement les salaires inférieurs des femmes, qui se retrouvent aussi à travail égal. Ils sont liés à l’idée selon laquelle « la femme est industriellement parlant un travailleur imparfait » (Eugène Butre, De la misère des classes laborieuses en France et en Angleterre, 1840) et sont donc effets de genre.
« La prolétaire du prolétaire » (Flora Tristan) :
Le salaire de l’homme est censé suffire à nourrir la cellule familiale. Cette fonction « naturelle » du mari et du père, par ailleurs devoir inscrit dans le Code civil, conduit à réclamer un salaire familial, c’est-à-dire un salaire suffisant pour la famille. Dès lors, le salaire féminin n’est qu’un complément, une aide supposée conjoncturelle ou temporaire, avant la venue des enfants. Les femmes et les féministes devront d’abord déconstruire cette représentation avant de parvenir au mot d’ordre « à travail égal, salaire égal ». Selon Flora Tristan ( 1803-1844), témoin de la misère de son temps, penser la travailleuse au sein de la famille revient à refuser aux ouvrières une possible indépendance financière et à nier l’existence des célibataires, à jeter toute femme seule avec son salaire d’appoint dans la misère, voire la prostitution. C’est en tout cas rendre les femmes plus vulnérables face au patronat, freinées dans leurs revendications et éventuelles actions collectives par la peur de perdre leur emploi, d’autant plus que, en cas de récession, les ouvrières sont les première débauchées. L’ouvrière – le mot n’apparaît qu’en 1820 et désigne alors l’épouse de l’ouvrier – n’est jamais considérée comme une travailleuse à part entière et pour toute sa vie.
Ouvrière ou ménagère :
Un cycle du travail propre aux femmes :
Les ouvrières, entrées à l’usine dès que l’âge le leur permet, sont en majorité jeunes et célibataires. La venue d’un premier ou d’un second enfant fait quitter l’usine, d’où un taux de fécondité des ouvrières inférieur, bien qu’élevé, à celui des épouses de leurs compagnons de travail demeurant au loyer. Si les mères retravaillent souvent la petite enfance passée, elles cessent de nouveau leur activité quand les enfants sont, à leur tour, en mesure de travailler. Le cycle du travail féminin dépend donc d’une économie familiale. La préférence patronale pour un personnel jeune renforce ce caractère ; elle joue en défaveur des ouvrières veuves qui ne retrouvent pas d’emploi et tombent dans la misère. Au cours du siècle, le nombre de femmes mariées en usine s’accroît, conséquence d’un nouveau contexte : la législation interdisant et limitant le travail des enfants au profit de l’école (1841, 1874, 1881) prive la cellule familiale de bras rémunérateurs, la baisse de la natalité allège les charges des mères. Par ailleurs, la désaffectation des ouvriers pour des secteurs en déclin, tel le textile, ouvre plus grandes les portes de ces usines : entre 1872 et 1906, le nombre d’ouvrières mariées du textile de Roubaix est multiplié par deux (de 17 % à 37 %).
La ménagère, figure féminine dominante des milieux populaires :
La plupart des femmes, épouses légitimes ou pas, sont donc des ménagères, mot à l’étymologie claire : les femmes sont responsables du bon fonctionnement de la cellule familiale, ce qui dans une société dominée par la pénurie n’est pas une mince affaire; la séparation en deux sphères, à l’œuvre dans la bourgeoisie, n’est pas vraiment efficace ici. La ville est aussi le lieu des ménagères qui savent en tirer tous les bénéfices possibles pour améliorer l’ordinaire des leurs, qui s’entassent dans des petits logements, constitués souvent de deux pièces dépourvues de meubles, même si la famille est nombreuse; ils sont moins des lieux de vie que des lieux de rassemblement et de repos de la famille après une journée de travail. Aussi la ménagère est-elle souvent dehors, dans les escaliers, dans la cour, dans la rue, partout dans la ville, tournant le dos aux schémas qui régissaient la vie rurale. Invisibles dans des statistiques du travail, elles apparaissent comme des personnages essentiels dans les enquêtes menées par l’équipe du sociologue Le Play (1806- 1882).
Aux travaux de couture s’ajoutent ceux du lavage du linge des autres pour se faire quelques sous (les « piéçardes » sont en cela différentes des blanchisseuses, qui exercent un métier) ; aussi le lavoir est-il toujours un point stratégique pour les femmes, que les autorités contrôlent peu à peu avec l’instauration des blanchisseries dirigées par un homme puis la création d’établissements de blanchissage mécanisés dont les ménagères sont exclues. Elles excellent dans la vente de tout (pain, lait, eau, biscuits…), souvent de façon désordonnée, par la pratique de l’étalagisme, par laquelle elles s’attribuent un morceau de trottoir pour vendre ce que bon leur semble. « Ministres des finances », éducatrices, cuisinières, couturières, soignantes, bonnes à tout faire, les ménagères ont un rôle majeur dans la famille. Les autorités publiques ne s’y trompent pas : elles comptent sur elles pour moraliser la classe ouvrière et lutter par un foyer accueillant contre le fléau que devient, au cours du siècle, l’alcoolisme.
La ménagère, un idéal partagé ?
Le monde industriel s’incarne dans l’ouvrier dont le muscle et la sueur sont glorifiés. L’homme souhaite sa femme au foyer; qu’elle doive travailler atteint son image, aussi préfère-t-il une aide financière plus discrète. L’arrivée de la machine à coudre en 1853 est applaudie par les hommes, mais aussi par les femmes, qui y voient le moyen de concilier tâches ménagères et apport pécuniaire complémentaire. D’une part, elles ont intégré le modèle, largement loué et donc valorisant, imposé par les familles mais aussi par l’Église et l’école laïque, et, d’autre part, elles ont un réel pouvoir compensatoire auquel elles tiennent.