LE SENS DE LA GUERRE
Si l’on excepte les quelques rares individualités qui y ont trouvé le sens de leur existence, jamais la guerre n’a été considérée comme une fin en elle-même : on ne fait pas la guerre pour faire la guerre – c’est la raison pour laquelle la métaphore du jeu, si souvent utilisée, lui convient mal. Cela dit, la même chose pourrait être affirmée de la paix qui, elle non plus, n’est pas faite pour elle-même, malgré ses évidents avantages.
L’apologie de la guerre est un thème littéraire plutôt que philosophique. Elle fait mouvoir des ressorts plus affectifs que r ationnels. L’apologie est un mode extrême de donation de sens c’est pourquoi une étude des justifications de la guerre doit commencer par elle.
Le juste a une dimension juridique et une dimension morale, longtemps confondues. Alors que l’apologie de la guerre fait usage d’exemples, la justification rationnelle repose sur des arguments. La théorie de la justification de la guerre fut (et demeure) un travail décisif en matière philosophique et juridique.
Ce que l’on appelle le « droit de la guerre » se subdivise en jus ad bellum (« droit pour la guerre » en latin) et en jus in bello (« droit dans la guerre » en latin). Le jus ad bellum cherche à définir les conditions d’une guerre juste, le jus in bello, ce qu’il y a de juste dans la guerre. Deux questions, par conséquent, enclenchent la réflexion sur le droit de la guerre : De jure condito — à quelles conditions est-il juste de faire la guerre ? De jure contendo à quelles conditions la guerre que l’on fait est- elle juste ?
Dans L’Espoir, André Malraux écrit que s’il y a des guerres justes, il n’y a pas d’armée juste. Tout le monde en conviendra,
car les exemples historiques abondent en ce sens. Cela dit, il existe des armées plus ou moins aveugles et barbares le jus in bello cherchera à déterminer les conditions pour qu’une guerre, fût-elle juste, soit menée avec les moyens les moins cruels et les moins aveugles possibles.
Mais s’il faut justifier la guerre, cela signifie qu’au départ, en soi, la guerre n’était pas juste. « Justifier », en effet, signifie faire le juste, rendre juste sous-entendu : c’est par l’injuste que les choses commencent. Il est donc possible d’adopter la position radicale qui fut celle de certains pacifistes : la guerre est injustifiable, toute entreprise de justification est une trahison et une complicité abominables.
L’apologie de la guerre:
Dans Don Quichotte, Cervantès place dans la bouche de son héros un éloge de la guerre mi-sérieux mi-plaisant, mi-raisonné mi-fou qui dresse un parallèle entre les lettres et les armes : la guerre fait littéralement vivre des aventures fantastiques (le chevalier de la Triste-Figure, rappelons-le, a eu la cervelle échauffée par la lecture de romans de chevalerie), elle exalte toutes les qualités de l’esprit (la compréhension de ce qui se passe, l’intuition de ce qui peut arriver), et elle travaille à la paix. L’apologie de la guerre peut donc être un exercice de rhétorique. Dans un monde qui, comme le nôtre, a fait de la paix une valeur universelle, cette apologie peut raisonner comme une insupportable provocation. Mais ce sentiment est récent. Même Kant, dont le pacifisme ne fait guère de doute, a pu écrire que la guerre, « lorsqu’elle est conduite avec ordre et un respect sacré des droits civils, a quelque chose de sublime en elle-même ».
Il convient aussi de faire la part de la métaphore. Le bouddhisme lui-même, dont l’idéal de non-violence est bien connu, utilise abondamment des images guerrières. La question reste de savoir si le langage résolument guerrier d’un philosophe comme Nietzsche doit être compris comme une réelle apologie de la guerre — ce que les nazis, qui voyaient dans le philosophe un de leurs héros/hérauts se sont empressés de faire — ou bien comme une stratégie de montée au pathétique. En annonçant des guerres telles que le monde n’en a jamais connu auparavant (alors même qu’à son époque — les années 1880 — la plupart des penseurs croyaient à une prochaine pacification fatale), Nietzsche, une fois de plus, s’est avéré bon prophète. Par ailleurs, nombre de textes de Nietzsche valorisent la guerre comme l’expression d’une volonté de puissance affirmative : rien de plus étranger à ce philosophe que cette paix chrétienne ou bouddhique qui ne correspond, en fait, sous couvert de valorisation morale, qu’à une exténuation des instincts de vie. Plus qu’aucun autre philosophe avant lui, Nietzsche s’est voulu résolument polémique. Sa « philosophie à coups de marteau1 » rappelle d’abord l’arme emblématique de Thor, le dieu germanique de la guerre. Le thème de la guerre est récurrent chez Nietzsche : « Ce petit écrit, dit-il dans l’avant-propos du Crépuscule des idoles, est une grande déclaration de guerre », mais la formule pourrait convenir aussi bien à la plupart des ouvrages publiés de l’auteur, sans compter cette Volonté de puissance sur laquelle il a travaillé les dernières années de sa vie lucide et qui est resté en chantier. « Je suis de nature guerrière. L’agression fait partie de mes instincts » prévient-il dans Ecce Homo.
Cela dit, lorsque Nietzsche parle de guerre, il n’est pas sans évoquer (analogie à laquelle il n’aurait, pour des raisons évidentes, pas pensé) la distinction faite par les musulmans entre grand et petit djihad. La vraie guerre, pour Nietzsche, qui, en fait, ne pose jamais ses problèmes sur un plan politique, n’est pas celle qui voit s’affronter deux armées – surtout s’il s’agit d’armées nationales – mais celle qui voit s’opposer les deux types de volontés de puissance. D’où l’opposition topique établie dans Ainsi parlait Zarathoustra entre le soldat et le guerrier, dans le texte même où le surhomme est annoncé comme une exigence2. Comme il existe deux types opposés de volontés de puissance, il existe deux types opposés de guerres : la guerre qui est issue de l’instinct de vengeance et du ressentiment, c’est-à- dire celle qui naît du poison historique (une maladie de la mémoire collective) d’une part, et la guerre qui témoigne d’une surabondance de force, qui manifeste une confiance joyeuse dans la vie, d’autre part. « On a renoncé à la grande vie lorsqu’on renonce à la guerre » dira-t-il dans Le Crépuscule des idoles. C’est de cette guerre que Zarathoustra fait l’apologie devant ses « frères en la guerre ». Zarathoustra se plaint de voir plus de soldats que de guerriers : le soldat est le membre d’une armée et l’obéissance est toute son existence ; le guerrier, lui, est solitaire. Le surhomme est un guerrier, il ne se bat pas pour une cause, mais pour des valeurs. Le Zarathoustra est un contre-évangile : la prédication de la guerre contredit frontalement celle, chrétienne, de l’amour du prochain. « Le penchant à être agressif fait partie de la force aussi rigoureusement que le sentiment de vengeance et de rancune appartient à la faiblesse ». Dans Ecce Homo, Nietzsche conforte l’interprétation métaphysique de son apologie de la guerre en résumant à travers quatre propositions ce qu’il appelle sa « pratique de la guerre ». Ce texte montre bien sur quel plan philosophique supérieur il convient d’interpréter le sens nietzschéen de la guerre5. Le soldat croit qu’il est de son devoir de mépriser l’ennemi et son but est de l’affaiblir, voire de l’éliminer. Le guerrier de Nietzsche, lui, est aux antipodes de ce sentiment et de cet objectif : « Vous devez être fier de votre ennemi, proclame Zarathoustra, alors les succès de votre ennemi seront vos succès ».
Un aphorisme, devenu célèbre, du Crépuscule des idoles est intitulé « A l’école de guerre de la vie » : « Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort ». Certes, cette guerre exaltée a davantage un sens métaphorique que direct. Et pourtant, ce serait une erreur de lecture que de croire que Nietzsche ne pensait qu’aux guerres de l’esprit. Dans un aphorisme du Gai savoir intitulé « Notre foi en une virilisation de l’Europe », Nietzsche salue l’entrée de l’Europe (grâce à Napoléon) dans l’âge classique de la guerre et il se réjouit à l’idée qu’en ce monde l’homme l’emportera sur le commerçant et le philistin.
Mais c’est d’abord à des guerres réelles, avec combats physiques, blessures et morts d’homme, que l’on trouvera des vertus. Pour les Anciens, la guerre, parce qu’elle fait passer l’intérêt général avant l’intérêt particulier, est une mise à l’épreuve nécessaire des vertus civiques. La guerre arrache l’homme libre à la singularité de son existence ; c’est elle qui, au même titre que les délibérations publiques, mais avec des enjeux plus lourds encore (la défense de la cité) fait de lui un citoyen. Dans l’Antiquité, en effet, seuls les hommes libres avaient l’honneur de porter les armes ; les esclaves n’avaient pas ce droit. Et les hommes libres pensaient qu’un trop grand amour de la vie est un signe de servilité et que la servitude est un mal pire que la mort. Aux yeux de Platon, le seul fait qu’ils n’avaient pas préféré la mort à la servitude suffit à montrer la servilité naturelle des esclaves. En somme, du simple fait qu’ils vivent, les esclaves prouvent qu’ils méritent leur condition. Dans les sociétés traditionnelles et féodales, gouvernées par le sens de l’honneur, la mort est de beaucoup préférable à la reddition et à la captivité. C’est pourquoi, sur le champ de bataille, la fuite est la honte suprême. Dans les villes et forteresses assiégées, il est souvent arrivé que le suicide collectif comme celui des juifs à Massada prive le vainqueur d’une partie de son triomphe. Un lion mort vaut mieux qu’un chien vivant, disait-on en Inde.
Aristote pensait de la vertu guerrière qu’elle est la seule vertu que tout le monde peut posséder. C’est parce qu’il ne saurait y avoir de liberté qu’adossée à la mort que le courage était aux yeux des Grecs la plus grande des vertus. Hegel, pour lequel pareillement il ne saurait y avoir de liberté véritable sans le risque assumé de la mort, perpétue ce modèle dont il constitue la théorie : « Le courage est, pour soi, une liberté formelle, parce qu’il constitue l’attitude où la liberté s’abstrait le plus totale ment de tous les buts particuliers, la propriété, la jouissance et la vie ». Si le courage est la plus grande des vertus, cela signifie de fait que la lâcheté est le plus honteux des vices. Dans l’Antiquité, la lâcheté était associée à tout ce que l’on méprisait : les femmes, les esclaves, les barbares.
La hardiesse est la forme dynamique du courage, elle implique l’esprit de décision tandis que la vaillance fait davantage appel à la force de résistance face au péril. Cela dit, « hardi », « vaillant » (ou « brave ») sont souvent mis à la place de « courageux » dans la langue commune.
La mythologie romaine fait de Vénus, épouse de Vulcain, l’amante de Mars : ainsi était symbolisée l’union de l’amour et de la guerre. Le caractère exclusivement masculin du guerrier qu’illustre indirectement la dimension irréelle, fantasmatique du mythe des Amazones – conduit un peu partout à l’identification de la virilité comme force physique à la puissance sexuelle. Une virilité d’autant plus louée et cultivée que la guerre est un monde sans femmes et que les tendances et tentations homosexuelles, surtout dans les populeuses armées modernes, y sont grandes. Chez nombre d’apologistes, la guerre est assimilée à une étreinte amoureuse. Ne parle-t-on pas, dans les deux cas, de corps à corps ?
La gloire est l’autre grande vertu ou qualité qui, à elle seule, suffisait à rendre désirable la guerre. Elle a eu une dimension religieuse avant de renvoyer à l’immanence de la mémoire humaine. La gloire est une élection divine, un appel des forces sacrées. Dans la mythologie germanique, les guerriers tués sur le champ de bataille sont emportés par les Walkyries et conduits dans le paradis d’Odin. Le martyr musulman, on l’a vu, était lui aussi promis au paradis d’Allah. Il y a dans la gloire, et même dans la renommée qui lui est inférieure pourtant, un sens d’immortalité où se croisent la valeur objective du héros reconnu comme tel par les puissances d’en haut, et la mémoire fidèle des hommes. Le héros est celui qui est mort pour ne jamais mourir.
Même si l’on écarte la transcendance d’une gloire pensable seulement dans le cadre d’une religion monothéiste, la renommée qu’escomptait le guerrier mort sur le champ de bataille allait bien au-delà de notre médiatique « célébrité » : la reconnaissance avait alors un sens autrement plus profond.
C’est peu de dire que cette gloire acquise à la guerre n’était diminuée en rien par les violences que celle-ci impliquait. Bien au contraire ! À l’opposé des armées et des médias actuels qui tendent (du moins dans les pays démocratiques) à minimiser les pertes du camp adverse, les chroniqueurs de jadis grossissaient volontiers le nombre des victimes ennemies : ainsi fut-il fait pour la prise de Jérusalem par les croisés de Godefroy de Bouillon en 1099 lors de la première croisade.
Ainsi qu’on l’a vu avec l’apologie faite par Don Quichotte, les qualités intellectuelles ne sont pas moins requises que les physi¬ques pour faire la guerre. En plaçant le combattant devant le plus redoutable des dangers, la guerre développe aussi en lui la force de l’intelligence, spécialement sous la forme de la ruse. Celle-ci est le moyen le plus efficace de transformer une faiblesse en force et de contrebalancer une infériorité de départ.
Mais la guerre n’a pas seulement été louée pour sa grandeur. Elle a aussi été chantée pour sa beauté. Ce terme ne doit pas être ici entendu au sens moral (dans l’optique classique, d’origine platonicienne, beauté égale bonté), mais dans son vrai sens esthétique. Certains romantiques comme Novalis ont vu dans la guerre une valeur esthétique universelle. Cette beauté
– que contredit frontalement la thématique, plus moderne, de l’horreur – est réputée exister à tous les niveaux, dans toutes les directions. Elle est dans le ton sublime des proclamations (que l’on songe à celles de Napoléon, déjà évoquées), mais aussi, d’abord, dans l’apparence physique du guerrier. C’est une chose que nous avons quelque peu oubliée parce qu’elle ne correspond plus du tout à la sensibilité contemporaine, et aussi, le développement des techniques aidant, parce que le soldat moderne tend à ressembler davantage à un robot qu’à un dieu : les plus beaux atours qu’aient créés les hommes dans toutes les civilisations ont servi de parure au combattant : métaux précieux, cimiers, plumes, casques brillants, tissus de couleurs vives, ciselures, incrustations de pierreries… Il faut également intégrer dans cette esthétique et cette esthétisation de la guerre, la beauté des gestes et des attitudes que le sport schématisera en les sublimant et que les rites primitifs ont anticipés en les mimant. Les guerres primitives sont presque toujours précédées de danses. Parmi les danses, certaines, comme la pyrrhique des Grecs, sont spécifiquement guerrières ; inversement, nombre de danses stylisent les gestes et attitudes du guerrier. S’ajoutent à ces manifestations les spectacles militaires : triomphes, revues, parades, cortèges, retraites aux flambeaux, etc. La parade est un spectacle, une pièce de théâtre dont la scène est la rue et les spectateurs, le peuple tout entier. Les combats eux-mêmes ont un aspect esthétique qui les apparente au spectacle. La bataille est un ballet qui aurait la mort pour enjeu. Le compositeur Karlheinz Stockhausen a raconté quelle fut sa fascination, durant la Seconde Guerre mondiale, lorsque, encore enfant, il contemplait la magie de ce spectacle total, « fantastique spectacle son et lumière » que représentait le bombardement de sa ville : vrombissement des avions qui approchent, éclats de tonnerre d’une explosion, mugissements des sirènes, tirs saccadés de la défense antiaérienne, clapotements sourds des canons, le tout sur fond d’éclairs et de gerbes multicolores qui achevaient de planter dans les ruines, la nuit, leurs décors de cauchemar. Le jeune Stockhausen était absolument transporté malgré la destruction qu’il avait sous les yeux.
Avec la massification des sociétés humaines et les guerres nationales qui en furent à la fois le facteur et l’expression, un thème nouveau apparut du côté des apologistes : celui de la force retrempée. Le XIXe siècle, qui fut par excellence celui du Progrès, fut hanté par son envers – la décadence. Décadence historique des nations (idée récurrente chez les penseurs qui détestent la modernité), dégénérescence physique, biologique, des êtres humains eux-mêmes. A rebours de cet avachissement, la violence guerrière a pu apparaître comme ce qui reforge une nation et redresse des forces vitales en voie d’épuisement (cette thématique est, nous l’avons vu plus haut, présente chez Nietz-sche).
L’un des plus délirants apologistes de la guerre fut l’écrivain traditionaliste Joseph de Maistre. Pour un penseur comme lui hanté par la corruption de la modernité, la guerre est un fait providentiel capable de fortifier la nature humaine, le moyen le plus efficace pour ressouder les énergies. Lorsque l’âme a perdu son ressort par la mollesse, la crédulité et « les vices gangreneux qui suivent l’excès de civilisation » (sic), elle ne peut être retrempée que dans le sang. Tout ce que les êtres humains ont accompli de grand dans l’histoire a tenu à l’état de guerre : de Maistre dit que le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle le génie. La guerre est divine en elle-même puisque c’est une loi du monde.
Il y a quelque chose de profondément morbide dans cette fascination du sang et de la mort. Dans Les Soirées de Saint- Pétersbourg, Joseph de Maistre écrit : « L’homme est chargé d’égorger l’homme ; la terre entière continuellement imbibée de sang n’est qu’un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu’à la consommation des choses, jusqu’à l’extinction du mal, jusqu’à la mort de la mort ».
Bien que situé aux antipodes de cette idéologie réactionnaire, le patriotisme républicain des soldats de 1914 ne sera pas très éloigné de cette morbidité où l’amour du sacrifice peut n’être que le voile dissimulant l’amour de la mort.
Un autre penseur du XIXe siècle, politiquement aux antipodes lui aussi du réactionnaire Joseph de Maistre, a développé une étonnante apologie de la guerre avec des termes parfois semblables : Pierre-Joseph Proudhon, plus connu pour être le théoricien du solidarisme anarchiste. Dans l’ouvrage qu’il lui consacre, et où il défend la thèse centrale qu’il n’y a pas d’opposition entre le droit et la force, que c’est la force qui fait le droit, et donc qu’il convient de prendre avec sérieux l’expression de « droit du plus fort », Proudhon écrit de la guerre : « Les loups, les lions, pas plus que les moutons et les castors ne se font entre eux la guerre : il y a longtemps qu’on a fait de cette remarque une satire contre notre espèce. Comment ne voit-on pas, au contraire, que là est le signe de notre grandeur ; que si, par impossible, la nature avait fait de l’homme un animal exclusivement industrieux et sociable, et point guerrier, il serait tombé, dès le premier jour, au niveau des bêtes dont l’association forme toute la destinée ; il aurait perdu, avec l’orgueil de son héroïsme, sa faculté révolutionnaire, la plus merveilleuse de toutes et la plus féconde ? ». Le philosophe met en garde les « philanthropes » : vous parlez d’abolir la guerre, mais vous risquez ainsi de dégrader le genre humain ! Proudhon mystifie la guerre au point de prétendre que son abolition pourrait ravaler l’être humain à un rang inférieur : sans la guerre, l’homme régresserait à un stade animal, c’est la guerre qui fait de lui un être supérieur, qui lui confère toute sa dignité. Alors que la paix amollit l’âme (il y a, chez les apologistes de la guerre, une constante hantise du mou), la guerre est le mouvement, la vie, le feu. Cette élévation mystique de la guerre interdit qu’on puisse porter sur elle un jugement bêtement moral. La guerre est un « fait divin » (c’était l’adjectif utilisé par Joseph de Maistre), elle n’est pas plus juste ou injuste d’un côté que de l’autre, « elle est, des deux parts, et nécessairement, juste, vertueuse, morale, sainte, ce qui fait d’elle un phénomène d’ordre divin, je dirais même miraculeux, et l’élève à la hauteur d’une religion ». Proudhon précise un peu plus loin : « J’appelle divin tout ce qui dans la nature procède immédiatement de la puissance créatrice et, dans l’homme, de la spontanéité de l’esprit ou de la conscience ».
Contre la menace d’un affaiblissement généralisé, tant collectif qu’individuel, la guerre est donc apparue comme le plus efficace des antidotes. Au lendemain du désastre de 1870, Ernest Renan écrit : « La guerre est une des conditions du progrès, le coup de fouet qui empêche un pays de s’endormir en forçant la médiocrité satisfaite à sortir de son apathie ». L’accent sera mis tantôt sur la dimension biologique d’où l’obsession du sang
— signe équivoque de force et de vie lorsqu’il coule, et de mort, lorsqu’il est versé), tantôt sur la dimension spirituelle, voire mystique. Combattant durant la guerre de 1914-1918 avant de connaître celle de 1939-1945, Ernst Jünger décrit la guerre comme un rite initiatique : « La grande bataille marqua aussi un tournant dans ma vie intérieure […]. La formidable concentration des forces à l’heure du destin où s’engageait la lutte pour un lointain avenir, et le déchaînement qui le suivait de façon si surprenante, si écrasante, m’avaient conduit pour la première fois jusqu’aux abîmes de forces étrangères, supérieures à l’individu. C’était […] une initiation, qui n’ouvrait pas seulement les repaires brûlants de l’épouvante. Là, comme du haut d’un char qui laboure le sol de ses roues, on voyait aussi monter de la terre des énergies spirituelles. J’y vis longtemps une manifestation secondaire de la volonté de puissance, à une heure décisive pour l’histoire du monde ». De l’autre côté, dans les tranchées françaises, le jeune Teilhard de Chardin fait une expérience analogue qui déterminera pour une bonne part sa future conception du monde : par la concentration des forces matérielles et humaines en un point singulier de lieu et de durée, la guerre préfigure cette unification des énergies qui doit être le point ultime d’aboutissement de l’évolution destinée à dépasser l’homme dans « l’ultrahumain ». Alors que les intellectuels de l’époque voient dans la nouvelle guerre soit un signe de barbarie (Romain Rolland, Freud), soit l’occasion d’exalter les vertus de l’individu (c’est le cas d’Ernst Jünger, qui, sur ce point précis, se sépare radicalement du père jésuite français), Teilhard, qui y participe directement, a la révélation de la communion humaine. Communion, et non simplement « communauté ». Dans une lettre écrite en 1916, il parle de « cette vie cosmique » qui est « appel à la domination de l’univers, à l’investigation de tous les secrets, à l’union de tous les humains en une collectivité supérieure où les consciences s’illumineraient par leur convergence…». Déjà, donc avant la rédaction des essais de la maturité, le mot décisif est trouvé : celui de « convergence ». Bien plus tard, en 1949, Teilhard écrit, pensant évidemment à la Grande Guerre : « Il n’y a pas plus de cinquante ans, la Civilisation, parvenue à une sorte de paroxysme en Occident, faisait décidément mine de culminer en personnes séparées, c’est-à-dire en Individuation. Or, c’est à ce moment précis qu’ont commencé à monter à l’horizon, pareilles à des nuées chargées à la fois d’orages et de pro¬messes, les grandes forces encore insoupçonnées de Totalisation ». Dans La Grande Monade, écrit en 1918, on lit ceci : « L’heure est proche où la masse humaine, se refermant sur soi, regroupera tous ses membres au sein d’une unité enfin réalisée, une même législation, un même esprit, une même orientation, tendant à recouvrir la diversité permanente des individus et des peuples. Encore un peu, et nous ne formerons plus qu’un bloc : c’est la prise ». L’image (inquiétante) de la prise renvoie à une perte définitive d’autonomie et de souplesse des éléments : avec la prise, le mortier ou le caillé ne forme plus qu’une seule masse.
En ces mêmes années de catastrophe, mais que des artistes et des intellectuels, parmi les plus influents, regardent comme une révélation (c’est le sens étymologique grec du mot « apocalypse »), Marinetti, fondateur du mouvement futuriste, poussera jusqu’à son comble cette apologie de la guerre en opérant la jonction entre les potentialités, humaines, techniques et esthétiques. Le fascisme que Walter Benjamin définira comme une « esthétisation de la politique » — trouvera dans ses mots d’esthète bien des armes idéologiques pour asseoir sa barbarie.
Dans un texte écrit en 1853, l’historien allemand Heinrich Léo s’était exprimé en ces termes insensés : « Que Dieu nous délivre de l’inertie des peuples européens et nous fasse présent d’une bonne guerre, fraîche et joyeuse, qui traverse l’Europe avec fureur, passe la population au crible et nous débarrasse de la canaille scrofuleuse qui emplit l’espace et le rend trop étroit pour les autres, afin que l’on puisse encore mener une vie humaine convenable dans l’air méphitique où l’on suffoque. Nous éprouvons la plus amère nécessité d’avoir une bonne, joyeuse guerre pour protéger la culture ». L’expression, grotesque, de « guerre fraîche et joyeuse », passera en dicton et aura un franc succès au moment de la Première Guerre mondiale à cause même de son inconsciente imbécillité. Le Kronprinz écrit en préface à un ouvrage militariste, paru en Allemagne en 1913 : « Nous devons avec une âme fraîche et joyeuse revenir à l’esprit de nos pères ». L’expression de « guerre fraîche et joyeuse » a fait florès en France mais elle a revêtu presque aussitôt un sens ironique et amer. « Dieu, que la guerre est jolie ! », répond en écho, presque au même moment et d’un même mouvement, le poète Guillaume Apollinaire, qui mourra en 1918 des suites de ses blessures.
Les guerres nationales modernes vont donner existence à une valeur nouvelle qui infléchira la thématique apologétique de la guerre. C’est au cours du XIXe siècle, avec la conscription obligatoire, que l’idée de fraternité, d’origine politique, prend un sens spécifique. Elle élargit jusqu’aux dimensions du peuple, en passant par la chambrée, la caserne, la compagnie, le thème antique de l’amitié des guerriers dont Achille et Patrocle, les héros de l’Iliade, avaient été les modèles. Sans doute est-ce à cause de cette militarisation que la valeur de fraternité, que les républicains de 1848 avaient tenu à ajouter à celles de liberté et d’égalité, trop abstraites et individualistes à leurs yeux, a fini par disparaître de notre champ social et politique. La fraternité des armes ou du combat allait même au-delà de l’appartenance nationale puisque, une fois la paix revenue, elle pouvait unir par une multitude de liens affectifs invisibles les ennemis de naguère.
La guerre moderne a également connu la métamorphose de la valeur du sacrifice. Le sacrifice, répétons-le, était une action proprement sacrée. En Inde, le combat était un grand rite, l’occasion pour le guerrier du plus noble dévouement, dans lequel il ne pouvait s’engager sans une préparation particulière. Ce n’est pas tant le courage qui faisait le héros que sa dimension sacrificielle. Le héros, dont l’âge fait la transition entre celui des dieux et celui des hommes dans la tripartition de Gianbattista Vico, est un homme qui vainc par sa défaite et vit par sa mort. Ainsi en va-t-il de Roland, le premier héros français.
Les armes à feu signèrent l’arrêt de mort de la chevalerie. Point n’est besoin de vaillance pour tuer un homme à distance. Aussi le sacrifice changea-t-il de contenu. La patrie remplace les valeurs transcendantes ou plutôt, elle représente désormais l’idéal de transcendance. Là encore, le trouble désir de mort fait planer son ombre. Alors que dans les sociétés modernes le culte des morts avait tendance à refluer, il est réapparu à la faveur des guerres et a peut-être fini par remplacer le traditionnel culte des saints. Qu’aime-t-on finalement dans le sacrifice du soldat ? Ne préfère-t-on pas, tout compte fait, sa mort individuelle au salut de la patrie ? « Pas de plus belle mort au monde ! », chantaient des soldats allemands de la Première Guerre mondiale1. A l’époque moderne, Moloch ne se cache plus dans l’obscurité des temples.
L’apologie de la guerre entre aussi, évidemment, dans le cadre d’une philosophie de l’histoire. On a vu dans la guerre le principal facteur du progrès des sociétés. Tel est le point de vue de Hegel : un peuple vaincu ne mérite plus de représenter l’Esprit devant le tribunal du monde. Kant, dont le pacifisme ne fait pas de doute, créditait pourtant la guerre de cette vertu : elle fait se rencontrer les peuples lesquels, autrement, resteraient isolés sur leurs territoires.
On ne manquera pas non plus de signaler l’influence favorable que la guerre peut avoir sur la recherche scientifique. Archimède fut le premier grand savant dont les travaux ont été utilisés à des fins militaires1. La Seconde Guerre mondiale fut l’origine directe d’une série d’inventions considérables (le radar, le transistor, l’ordinateur…). Mais cela plaide-t-il réellement en faveur de la guerre ? L’argument ne pourrait-il par se retourner contre la science et la technique (il faut que la connaissance soit bien trouble pour permettre ainsi de telles applications meurtrières) ?
A côté de ces considérations politiques et culturelles, il y a les arguments économiques. Déjà, symboliquement, à Rome, Mars était à la fois le dieu de la guerre et le gardien des champs. Plus cyniquement, on développera, surtout à l’époque moderne, l’argument selon lequel la guerre est un moyen idéal pour faire tourner les économies à plein régime. Une loi (la loi de Fried-man) stipule même que le taux de croissance d’un pays après une guerre est d’autant plus élevé que celui-ci a été touché dans ses infrastructures. Ainsi la guerre n’est-elle pas seulement la vertu, la force, ou la vie, elle est aussi la richesse de l’homme.