DE LA GUERRE TOTALE
La guerre ne s’est presque jamais voulue ni pensée ni sentie comme violence illimitée. Jadis et ailleurs, elle était plutôt une manière de sport ou de jeu. Dans son Art de la guerre, Sun Tzu dit qu’il faut se battre à l’économie, le moins longtemps possible et en versant le moins de sang possible. Dans l’Inde ancienne, le but de la bataille consistait non pas à écraser l’armée adverse mais à s’emparer de la personne du roi, lequel était censé incarner la victoire : sa capture suffisait à provoquer la débandade de ses troupes, puisque la victoire était passée dans l’autre camp ! En Afrique, des royaumes voisins dont les dynasties étaient apparentées pratiquaient entre eux des guerres aristocratiques. Jusque dans les années 1920, des guerres eurent lieu entre les chasseurs-cueilleurs des îles du nord de l’Australie. Chacun avait des parents dans le camp adverse. Chaque fois que l’un des guerriers tombait, blessé ou tué, le combat était interrompu et l’on évaluait les conséquences de l’événement puis, après concertation, le parti de la guerre décidait d’arrêter ou de poursuivre la lutte. Chaque communauté possédait une dizaine d’hommes armés et l’on a calculé qu’en moyenne trois ou quatre mouraient sur le champ de bataille ou à la suite des hostilités.
En Europe, jusqu’à ce que fût littéralement inventée la guerre totale, la guerre ressemblait davantage à une suite d’escarmouches. A la Renaissance, les condottieri s’affrontaient le moins possible par souci d’économie (les mercenaires coûtaient cher) et l’on peut considérer que les guerres de siège menées durant les deux siècles classiques (les XVIIe et XVIIIe) étaient des stratégies dilatoires. Les guerres classiques ne mettaient jamais en jeu et en péril les souverainetés : une ville ou une province pouvait être prise à l’ennemi, la guerre n’allait jamais jusqu’à détrôner le roi vaincu. Les marxistes en tireront d’ail¬leurs argument pour leur thèse selon laquelle la vraie guerre est sociale : les Prussiens qui investiront Paris en 1871 laisseront à Thiers le soin d’écraser la Commune. Lénine tiendra un raisonnement analogue durant la Première Guerre mondiale : quelle qu’eût été la violence du conflit qui mit aux prises les bourgeoisies nationales, jamais celles-ci ne cherchèrent à se déstabiliser, en entretenant, par exemple, une guerre de partisans.
La modération dans la conduite de la guerre correspond par ailleurs à une politique bien comprise : la montée aux extrêmes, caractéristique de ce que Clausewitz appelait « la guerre absolue », laisse le vainqueur aussi affaibli que le vaincu ; avec les massacres et les destructions, un jeu à somme nulle deviendrait absurde.
Pour un philosophe comme Nietzsche, il est clair qu’il ne suffit pas qu’un événement historique soit irrationnel pour qu’il n’advienne pas. En 1888, l’auteur à’Ecce Homo prophétise qu’« il y aura des guerres comme il n’y en eut jamais sur la terre1 ». Certes, Nietzsche pensait alors davantage aux guerres de l’esprit et des valeurs qu’à celles des armes mais un aphorisme du Gai savoir montre qu’il pensait aussi à la guerre physique : « C’est à Napoléon […] que nous devons de pouvoir pressentir maintenant une suite de quelques siècles guerriers, qui n’auront pas leur égal dans l’histoire, en un mot, d’être entrés dans l’âge classique de la guerre, de la guerre scientifique et en même temps populaire, de la guerre faite en grand de par les moyens, les talents et la discipline qui y seront employés ». Le philosophe avait, une fois de plus, vu juste : aux antipodes de ce qu’aurait suggéré une raison utilitariste, la stratégie de l’escalade dominera la plupart des états-majors au XXe siècle.
La guerre forme un état juridique que le droit des gens re¬connaît et qui engage un droit particulier avec ses principes, ses lois et ses crimes. La guerre totale semble remettre en question ce droit de la guerre. Sur le plan moral, son effet est, si l’on peut dire, encore plus dévastateur : ce sont les guerres modernes qui ont détruit la confiance que l’on pouvait avoir depuis les Lumières dans le progrès de l’humanité ; la guerre totale a bouleversé notre philosophie de l’histoire, en rendant sans doute à jamais impossible un certain optimisme. On pourrait même affirmer que la guerre de 1914-1918 a mis fin à la philosophie de l’histoire. A partir d’elle, il devenait en effet impossible d’assigner un sens global à l’aventure humaine depuis les origines jusqu’au présent que ce soit sous forme progressive, décadentiste, cyclique ou révolutionnaire.
La radicalité de la guerre contemporaine:
Clausewitz appelait « combat total » la résultante des combats partiels. La guerre constitue une totalité parce qu’elle a un début et une fin ; cette totalité comporte deux structures différentes selon que seul le dernier combat décide du sort de la guerre ou que l’on compte le nombre des avantages (succès ou territoires) que possède chacun des adversaires à la fin des hostilités. Clausewitz distingue ainsi les « campagnes » et les « batailles ». Au niveau supérieur de la guerre se dessine la dualité des totalités qui doivent leur unité à la décision finale et des totalités qui doivent leur unité à l’addition des succès et échecs partiels, indépendants les uns des autres. Si l’on peut dire que toute guerre constitue une totalité, l’opposition entre les deux types de totalité exclut l’application des mêmes principes à l’un et à l’autre types. Mais si Clausewitz a pensé à la totalité dans la guerre sous la forme du plan de guerre, c’est en un autre sens que l’on parlera de guerre totale.
Dans un ouvrage publié en 1939, juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Maurice Blondel fut le premier, du moins en France, à établir une relation étroite entre le totalitarisme et la guerre totale1. Mais relation étroite ne signifie pas relation nécessaire. D’une part la guerre de 1914 où nombre d’observateurs, comme nous allons le voir bientôt, s’accordent à reconnaître la première guerre totale fut, selon la remarque de François Furet, « la première guerre démocratique de l’histoire2 », d’autre part, des guerres totalitaires furent menées (en ex-Yougoslavie, par exemple) et elles ne furent pas, loin s’en faut, des guerres totales.
La guerre totale est une guerre caractérisée à la fois par la mondialité de son champ, par l’intensité de son pouvoir de destruction et par la soumission de l’ensemble de l’activité humaine à ses exigences propres, correspondant à ce qu’Ernst Jünger appelait « mobilisation totale », les trois traits finissant d’ailleurs presque toujours par se conjuguer : c’est parce que la guerre totale implique la société tout entière sur de très vastes champs d’opération qu’elle provoque une colossale quantité de victimes civiles. Elle réunit les deux totalisations, l’extensive (elle dépasse la classique notion de « champ de bataille » car n’importe quel lieu peut désormais être son champ de bataille) et l’intensive (elle touche la totalité de l’existence humaine qu’elle tend à détruire totalement). Elle bute sur une impossibilité finale car sa réussite coïnciderait avec un anéantissement universel. Comme le totalitarisme, elle exclut l’universalisation et la rend impossible – mais sa mondialité fait la médiation entre le totalitarisme et la totalisation extensive qui inclut l’universel au lieu de l’exclure.
Certes, on peut trouver à la guerre totale des prodromes his¬toriques. Ad ultimum finem — « jusqu’à la ruine totale » — les Romains ont appliqué ce principe contre Carthage. Le fait que les guerres puniques avaient pour enjeu la domination du monde d’alors les constitue en premier précédent de la guerre totale contemporaine. Carthage ne sera pas seulement détruite dans le présent, elle sera privée d’avenir : une solennelle malédiction interdira à quiconque de s’installer sur ses ruines.
Plus tard, la conquête du Nouveau Monde par les conquistadors devra sa redoutable efficacité à la dissymétrie des forces et des cultures en présence : alors que les Aztèques avaient coutume de mener une guerre politique (soumettre les peuples pour l’impôt) et religieuse (capturer les prisonniers pour les sacrifices), les Espagnols faisaient une guerre totale sanctionnée par un désastre humain sans précédent, même en tenant compte des invasions mongoles. Il est habituel d’opposer la terrifiante mortalité des guerres modernes à la relative violence des batailles anciennes : certes, Marathon ne fit que 200 morts, mais n’allons pas croire que les grands massacres ne sont que d’aujourd’hui. Plutarque estime à un million le nombre des tués lors des guerres conduites par Jules César. Au moment de la prise de Jérusalem, Titus, surnommé « les délices du genre humain », fit égorger des centaines de milliers de personnes et vendit comme esclaves le reste, soit à peine 100 000. La guerre de Trente Ans (1618-1648) fit plus de deux millions de victimes et celle de la Succession d’Espagne (1701-1713), plus d’un million. Les techniques sophistiquées ne sont pas nécessaires aux massacres de grande ampleur.
Cela dit, pour certains historiens militaires, comme le major- général Fuller, c’est avec la Révolution française et surtout avec la proclamation de la levée en masse, c’est-à-dire avec la mobilisation de toutes les ressources humaines et économiques de la nation au service de la victoire, qu’une nouvelle ère s’ouvre dans l’histoire de la guerre. Au cours des campagnes qui précèdent le printemps 1794, les troupes françaises victorieuses se contentent encore de raccompagner l’ennemi à la frontière, sans lui porter de coups décisifs ni exploiter leurs succès à des fins de conquête. Cette stratégie était celle des chefs militaires de l’Ancien Régime. C’est avec elle que Lazare Carnot dans son Système général de la campagne prochaine entendra rompre : il faut, écrit « l’Organisateur de la victoire », « poursuivre l’ennemi jusqu’à sa destruction complète ». C’est donc bien la fin du XVIIIe siècle qui vit la guerre en dentelle se transformer en guerre en charpie2. Le décret de la Convention du 23 août 1793 proclamant la nation en armes (« Tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées ») fait de chaque citoyen un soldat et du pays tout entier un champ de bataille. « C’est, écrit à propos de la guerre révolutionnaire M. Torelli, l’avènement de la guerre totale qui mobilise tous les hommes et tous les moyens ». Des guerres féodales aux guerres dynastiques, puis des guerres dynastiques aux guerres nationales, la guerre n’a pas cessé d’être faite par un nombre de plus en plus grand de combattants. A cette extension s’ajoute une amplification du domaine de la guerre : la Révolution mobilisa les esprits (et pas seulement les hommes) et l’économie (et pas seulement l’armée). C’est elle, en effet, qui inventa la guerre psychologique avec les trois thèmes qui serviront de base pour la propagande de masse des deux siècles à venir chaque fois que les nations se retrouveront en armes : premièrement, la cause défendue est juste, deuxièmement, l’ennemi est le mal qu’il faut écraser, troisièmement, la victoire est certaine. La guerre n’est plus querelle de rois mais querelle de peuples, elle métamorphose les citoyens en soldats et les soldats en citoyens. On comprend qu’avec cette convocation de tous et de tout la neutralité ait des difficultés à se maintenir.
Les guerres napoléoniennes, qui bénéficieront de sa formidable armée, intensifieront les caractères de la guerre révolutionnaire. Dans le chapitre qu’il consacre à la distinction entre la « guerre absolue » et la « guerre réelle », Clausewitz dit que c’est avec Bonaparte que la guerre prit son caractère absolu. Le fait sera aussi remarqué par Marx : dans La Sainte Famille, celui-ci écrit à propos de Napoléon qu’« il accomplit le terrorisme en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente ». Les théories de François de Guibert (Essai général de la tactique, 1770) ont eu sur Napoléon une influence décisive : mener une guerre à outrance et vivre sur le pays traversé. Témoin de ces événements, Hegel note le passage de la guerre ancienne où le singulier regardait l’adversaire dans les yeux et le tuait dans l’émotion immédiate, à la guerre moderne où la mort est donnée et reçue de façon vide dans l’impersonnalité de la fumée des fusils et des canons. Pareillement Nietzsche, on l’a vu, reconnut avec les guerres napoléoniennes l’entrée dans un nouvel âge de la guerre.
En outre, si les guerres napoléoniennes virent leur terrain d’action limité à l’Europe et au Proche-Orient, leurs répercussions se firent sentir jusqu’au bout du monde, en Inde et en Amérique du Sud1 ; en ce sens, elles constituent bien la première guerre mondiale.
Pourtant, malgré ces précédents historiques, la quasi totalité des spécialistes pensent que la guerre ne devient réellment totale et mondiale (les deux caractères allant de pair) qu’avec la Première Guerre mondiale, et, singulièrement, à partir de 1917, avec l’intervention américaine. La nouveauté de la catastrophe n’échappa pas aux contemporains : c’est pourquoi le conflit fut rapidement appelé Grande Guerre de part et d’autre du Rhin. Pour la première fois depuis le début de l’Histoire, tous les continents de la planète furent engagés (et pas seulement impliqués) dans une bataille interminable et par ailleurs d’une intensité sans précédent. Après l’armistice, G. Batault publia un livre intitulé La Guerre absolue. H. Lémeny écrivit en 1931 De la guerre totale à la paix mutilée. Enfin, c’est à partir de cette Grande Guerre qu’Ernst Jünger pourra dire : la guerre découvre les éléments propres de la Totalité.
1914. Pour la première fois, les cloches de toutes les églises de France sonnent la mobilisation générale. Presque aussitôt, le processus de libéralisation économique mondial enclenché depuis près d’un demi-siècle est enrayé : la mondialisation de la guerre stoppe la mondialisation. En perdurant au-delà de ce qui avait été initialement prévu dans les états-majors, la guerre devient totale car elle finit par mobiliser toutes les forces industrielles et technologiques des nations en lutte. Une guerre rapide (comme celles qui se déroulaient à travers les classiques « batailles ») n’avait pas le temps d’atteindre cette extension. Par ailleurs, les deux armes emblématiques du XXe siècle font alors pour la première fois leur apparition : le tank et l’avion. Ni répit ni rémission : alors que les Grecs cessaient le combat pour les rencontres sportives (les trêves olympiques), alors que les chevaliers du Moyen Age devaient déposer les armes au moment des fêtes religieuses (la trêve de Dieu), entre 1914 et 1918, il n’y aura ni trêve olympique ni trêve de Dieu. C’est la guerre totale de 1914-1918 qui constitue la matrice de l’imminent totalitarisme sous ses deux formes, fasciste et communiste, en lui fournissant ses trois thèmes centraux : le culte de la mort par le sacrifice, la fusion de l’individu dans la collectivité et la naissance de l’homme nouveau. En deux siècles, de 1618 à 1815, soit du début de la guerre de Trente Ans à la bataille de Waterloo, les guerres européennes, toutes confondues, avaient causé la mort de 8 millions et demi d’hommes. En quatre ans seulement, la Première Guerre mondiale fera davantage de victimes.
Dans les années 1930, deux théoriciens (et apologistes) de la guerre totale émergent du sein d’une abondante littérature : l’écrivain Ernst Jünger et le général Ludendorff. En 1931, Jünger publie un petit texte destiné à grande fortune, intitulé La Mobilisation totale. Avant la guerre de 1914, constate-t-il, les mobilisations en temps de guerre n’étaient que partielles. A la guerre des chevaliers, à celle des souverains, succède désormais la guerre des travailleurs. Autre innovation capitale : la guerre n’est plus seulement, ni même d’abord, un affrontement entre des hommes, elle est devenue un affrontement entre les hommes et la technique. Même les États-Unis, pourtant État non militaire, se sont mobilisés totalement, constate Jünger.
Dans son livre La Guerre totale, publié en 1935, le général Ludendorff insiste sur la nécessité de mobiliser l’économie de la nation sur la même base totalitaire que tout le reste afin de préparer dûment le pays à la guerre totale. Peuple et armée ne faisaient qu’un en 1914, le temps des « guerres des cabinets » est révolu, observe avec une certaine jubilation le général vaincu. Ludendorff, qui prend soin de préciser que « le Faust de Goethe n’a rien à faire dans le sac du soldat4 », écrit que « la politique totale doit préparer la guerre totale ». Dans un mémorandum remis au gouvernement impérial et rédigé en 1916 en compagnie du général Hindenburg, il avait réclamé que l’université ne restât ouverte que pour les enseignements utiles à la guerre (chimie, médecine…). Tel est le lieu de la rupture décisive : alors que Clausewitz pensait la guerre comme soumise en dernière instance au politique, Ludendorff pense à l’inverse le politique comme soumis à la guerre. Mais le grand penseur de la guerre napoléonienne sera pris à contre-pied par l’Histoire d’une deuxième façon : en opposant la « guerre absolue », toute théorique, à la « guerre réelle », seule existante, il désignait implicitement la guerre totale comme impossible. Aux yeux de Clausewitz, en effet, la guerre absolue est l’idéal-type de la guerre, un concept du développement aux extrêmes de la violence pure. Mais, dans la réalité, la guerre est toujours limitée ; la guerre réelle « n’est pas un effort tout à fait conséquent tendant aux derniers extrêmes comme elle devrait l’être d’après son concept, mais quelque chose de mitigé, une contradiction en soi et, comme telle, elle ne peut suivre ses propres lois, mais doit être considérée comme partie d’un tout, et ce tout est politique ». On peut dire de la guerre totale qu’elle est la réalisation de la « guerre absolue » au sens de Clausewitz et que cette guerre, plus encore qu’en 1914-1918, a été accomplie entre 1939 et 1945.
Roosevelt utilise l’expression de « guerre totale » dans une lettre qu’il écrivit à Staline en octobre 1944. Tous les moyens disponibles sont engagés alors dans un conflit qui n’a plus d’autres limites que celles du monde : à Portsmouth, en 1944, base de l’opération du Débarquement, devant l’hôtel de ville, flottaient les bannières de tous les pays qui participaient à l’entreprise. Celle de la Chine y figurait. La Seconde Guerre mondiale innova également dans l’extension des destructions : pour la première fois dans l’Histoire, la ville comme ensemble d’habitations et d’habitants devenait une cible qu’il fallait atteindre de la manière la plus efficace. En 1945, après que les dernières bombes eurent explosé, les Carthages se compteront par dizaines, de la pointe de la Bretagne à l’archipel japonais.
Dans sa Géographie politique (1897), Ratzel avait vu dans la guerre d’anéantissement (Vernichtungskrieg) la forme la plus primitive et la plus inutile de la guerre. La guerre entreprise à l’Est à partir de 1941, Hitler la conçoit à la fois comme une guerre idéologique et comme une guerre d’anéantissement. L’identification du judaïsme et du bolchevisme aboutit à cette guerre d’un type nouveau : guerre totale et non plus guerre conventionnelle comme à l’ouest.
Goebbels fut durant les deux dernières années du conflit, après la catastrophe de Stalingrad, le chantre fou d’une guerre totale assimilée à la destruction totale. La « conduite de la guerre totale » (tel est le titre de son programme tracé dans son Journal en date du 23 janvier 1943 après l’annonce de la perte de Stalingrad) comprend le service obligatoire du travail pour les femmes, la dissolution de toutes les institutions et entreprises non nécessaires ou sans intérêt pour la guerre, la subordination complète de l’ensemble de la vie civile à l’effort de guerre. Goebbels voulait faire pression sur Hitler, lequel se souvenait du lâchage de la société civile en 1918 et tenait pour cette raison à maintenir pour les populations allemandes (grâce au pillage des biens juifs et des pays occupés) un niveau de vie élevé durant toute la durée de la guerre. Le 25 janvier 1944, Goebbels devint « directeur du Reich pour la guerre totale » et, dans le cadre du ministère de la Propagande, une section spéciale fut créée sous le nom de « guerre totale ». Mais Goebbels fut désappointé de voir que rien n’était réellement fait pour sa guerre totale. Contrairement à ses vœux, les cafés-restaurants de luxe ne furent même pas fermés à Berlin. Car si Goebbels, qui incarne dans le mouvement nazi le courant le plus radicalement révolutionnaire, voulait la guerre totale, c’est parce qu’elle seule était susceptible à ses yeux d’effacer les différences entre les classes sociales. Par la vertu de la guerre totale, le riche serait obligé de travailler, il ne pourrait plus engager de domestique ni aller au théâtre ni même conduire son automobile. Durant les dernières semaines de la guerre, Goebbels crut voir enfin dans les décombres des villes allemandes cette révolution totale qu’il avait appelée de ses vœux. Il aura manqué aux nazis la bombe atomique pour achever leur rêve.
La guerre totale comme le totalitarisme dont elle est le sombre précurseur abolit les dualités qui fondent la vie normale des modernes démocraties : dualité du civil et du militaire, séparation du public et du privé. Cari Schmitt note, dans La Notion de politique, qu’avec la guerre totale les idées d’ami et d’ennemi perdent leur dimension psychologique privée et (re)deviennent des notions politiques. La dualité ami/ennemi est la seule que conserve la guerre totale. Frédéric II disait qu’il ne faut pas que le civil s’aperçoive de la guerre. Le premier grand affrontement du XXe siècle aura bouleversé cette règle au profit du slogan « le peuple en armes », de l’enrôlement de la population tout entière dans l’économie de guerre. Il a fallu que la guerre fût nationale pour devenir totale, donc mondiale. Comme le dit Bertrand de Jouvenel « alors que les Capétiens faisaient la guerre avec des contingents seigneuriaux dont ils ne disposaient que pour quarante jours, les Etats populaires d’aujourd’hui sont maîtres d’appeler et de garder indéfiniment sous les armes toute la population masculine. Alors que les monarques féodaux devaient soutenir les conflits avec les seules ressources de leur domaine, leurs héritiers disposent de tout le revenu national ». « L’Etat en guerre, écrit encore Bertrand de Jouvenel à propos de la Première Guerre mondiale, dirigera les activités productrices pour en obtenir l’optimum d’armement compatible avec la garantie d’un minimum vital à la population. Toute la nation, alors, devient aux mains de l’État un outil de guerre, dont le coefficient d’emploi n’est borné que par la nécessité de l’entretenir ».
La guerre de 1914 n’a pas seulement mobilisé les corps, elle a mobilisé les consciences. Elle fut la première guerre idéologique de cette ampleur et de cette intensité (rétrospectivement les périodes révolutionnaire et napoléonienne paraissent n’avoir qu’ébauché des tentatives). La guerre totale, écrit Carl Schmitt, est à la fois une guerre non militaire et une guerre militaire, elle est une hostilité généralisée. Elle mobilise la perception en même temps que les armes, la photographie et le cinéma sont de la partie. La guerre totale signifie qu’il n’y a plus d’autres activités que la guerre, qu’il n’y a plus d’autre temps que celui de la guerre. Jadis les peuples se combattaient le jour, jamais la nuit. De même, on ne se battait que l’été jamais l’hiver. Au XXe siècle, et grâce aux technologies nouvelles, la guerre ne connaîtra aucune limite temporelle. La lumière et le climat lui deviendront peu à peu indifférents.
La guerre totale subvertit le pacte qui traditionnellement liait les populations civiles à leurs armées : c’est la fonction de celles-ci de protéger et de défendre celles-là. Mais, de même que l’État totalitaire, au lieu d’assurer la sécurité des citoyens, les plonge dans la plus terrifiante des insécurités, l’armée de la guerre totale ne connaît plus de lieu ni de population à épargner. Déjà de nombreuses villes avaient été atteintes ou détruites durant la Première Guerre mondiale mais ce fut durant la Seconde Guerre mondiale qu’elles furent systématiquement visées et anéanties par les bombardements. Ce n’était plus une place forte ennemie que l’on cherchait à réduire ni un carrefour stratégique que l’on voulait détruire mais c’était l’autre camp que l’on voulait atteindre dans son espace, dans son travail, voire dans sa beauté. La guerre devenait une entreprise d’annihilation. Signe de cette intensification : la proportion des victimes civiles tend à augmenter jusqu’à constituer la quasi-totalité du nombre total des victimes. La guerre totale a transformé la déportation en extermination et les crimes de guerre en génocide. Dans son Projet de paix perpétuelle, Kant fait allusion à la guerre d’extermination (Aus-rottungskrieg), littéralement, guerre d’extirpation. La guerre d’anéantissement nazie est encore autre chose. Elle était réellement conçue comme une guerre (même au cœur du désastre final, certains dirigeants nazis pouvaient avoir la satisfaction de penser que dans leur guerre contre les Juifs, dans les batailles d’Auschwitz et de Treblinka, ils l’avaient emporté) et de plus comme une guerre systématique (les bébés et enfants juifs étaient exterminés en tant qu’ennemis).
L’homme, disait Nietzsche, est inventif en matière de crime. Au Viêtnam, avec l’arrosage de la forêt au napalm, la guerre a pris une dimension nouvelle, celle de l’écocide. Certes, à partir du moment où furent inventées les armes de destruction massive, la guerre a ravagé la terre et ses paysages, mais ce fut, si l’on peut dire, indirectement. La forêt de l’Argonne n’avait fait que subir les bombardements et les fusillades destinés aux hommes. Au Viêtnam, les B 52 ravagèrent la forêt car cela faisait partie du plan de guerre américain. Puisque la forêt était le sanctuaire de l’ennemi, il fallait lui faire la guerre aussi. Projet conduit jusqu’au bout : non seulement les bombardiers firent mourir les arbres par épandage chimique, mais ils dispersèrent des graines susceptibles d’occuper le terrain et d’empêcher la repousse de toute végétation arborée : ainsi d’immenses territoires boisés ont-ils été transformés en savane à herbe rase, que l’on a appelée depuis « herbe américaine ».
Comme Jünger, Heidegger finit par occulter par injection massive de métaphysique l’horreur du réel derrière l’épopée du concept : « les guerres mondiales et leur aspect totalitaire sont déjà les conséquences de l’abandon loin de l’être, écrit-il. Elles poussent à mettre en sûreté, comme un fonds, une forme permanente d’usure. L’homme se trouve pris, lui aussi, dans ce processus et il laisse voir désormais son caractère : d’être la plus importante des matières premières ». Du moins le lien entre la mondialité de la guerre et le totalitarisme est-il dégagé.
La guerre totale unifie le monde au prix d’une atroce simplification. Au grand jeu de la vie et de la mort, il n’est guère de numéro neutre. Chacun est sommé de choisir. La guerre totale est née – en tant que concept et en tant que fait – à partir du moment où l’on s’est avisé de détruire une richesse au lieu de s’en emparer. Dans et par la guerre totale, le tout, c’est le rien. Or, ce rien, l’arme atomique est capable de le mettre en œuvre d’une manière absolue. Elle traîne derrière elle la tragédie de son histoire comme produit immédiat du totalitarisme nazi : c’est parce qu’ils redoutaient que l’Allemagne de Hitler ne détînt l’arme absolue avant eux que les États-Unis se sont lancés dans la fabrication de la bombe atomique. Son nihilisme potentiel fait de l’arme nucléaire le moyen le plus efficace de réaliser le cauchemar totalitaire : « on sait que cette guerre totale, comme nous disons aujourd’hui, écrivait Hannah Arendt à propos de la guerre atomique, a ses origines dans les régimes totalitaires auxquels elle est effectivement inévitablement attachée : la guerre d’anéantissement est la seule guerre qui corresponde au régime totalitaire ».
Les radiations nucléaires ignorent les singularités spatio- temporelles (le lieu atteint en un instant) du bombardement classique. Elles emportent la mort loin dans l’espace et loin dans le futur. Mais cette certitude marque l’arrêt de cette forme de conflit, son impossibilité peut-être. La furie des Romains fut si efficace que seules subsistaient de Carthage les tombes. Un conflit nucléaire ne laisserait pas même les tombes. A la différence de la guerre classique, la guerre nucléaire s’inscrit dans un espace total et dans un temps total. C’est la raison pour laquelle elle ne serait pas seulement mondiale, mais bien universelle. Totalité spatiale : plus que les deux guerres « mondiales » dont les Indiens d’Amazonie ignorèrent tout, une guerre nucléaire impliquerait physiquement l’espace de la planète entière (à cause de la faune et de la flore détruites, du régime des climats gravement perturbé) à tel point que la volonté même d’échapper au cataclysme meurtrier apparaît dérisoire (l’illusion du refuge). Totalité temporelle : un armement classique, à la frappe soudaine, occasionne dans l’instant de son efficacité tous les dégâts dont il est capable. Une minute après le bombardement aérien classique, même le plus intensif, la ville en état de choc essaie de renouer le fil de son histoire interrompue. Avec une guerre nucléaire, le présent serait plutôt le point du temps à partir duquel la mort accomplirait sa sinistre besogne – un terminus a quo et non plus, comme avec les guerres classiques, un terminus ad quem ; après des millions de morts instantanés et simultanés, d’autres millions suivraient. L’argument et la force de la dissuasion résident là. Déjà Hitler, qui disposait d’un grand stock d’armes chimiques, ne les a jamais utilisées par crainte des représailles. Avec les armes nucléaires, chimiques et bactériologiques (dites armes de destruction massive) le belligérant, pour la première fois de l’histoire, se trouve pris dans la nécessité objective (et pas seulement dans l’obligation morale) de rester en deçà de sa propre force. La dissuasion nucléaire a rendu la guerre totale impossible par le moyen de sa possibilité même. C’est parce que la guerre d’anéantissement total devenait possible à cause de l’arme atomique que cette guerre n’a jamais eu lieu. En supprimant le vainqueur aussi sûrement que le vaincu, la guerre nucléaire totale abolit le concept de but de guerre. Même un conflit local qui serait atomique aurait peu de risque de dégénérer en conflit mondial à cause de l’irréparable déjà commis si bien que l’on peut raisonnablement penser que la réaction en chaîne qui déclencha la Première Guerre mondiale ne pourrait plus si aisément se reproduire de nos jours.
Cela dit, la thèse de l’impossibilité de la guerre totale a la faiblesse du présupposé de la rationalité utilitariste. Le nihilisme universel, qui représente la négation absolue de cette rationalité, a devant lui une histoire et pas seulement derrière lui un passé. Plusieurs auteurs ont, à l’inverse de la position optimiste, défendu la thèse de l’inéluctabilité de cette forme de conflit dans notre contemporanéité. « La guerre totale est la guerre moderne elle-même, à son plus haut degré d’efficience » écrivait Georges Bernanos dans La France contre les robots. Quant à Gilles Deleuze et à Félix Guattari, ils parlaient du « caractère irrésistible de la tendance capitaliste à développer la guerre totale ». On peut à l’inverse considérer que la mondialisation rend la guerre totale aussi improbable que le totalitarisme en imposant un réseau de forces et de valeurs universelles qui en interdisent le libre déploiement. L’histoire semble désormais fermée à ces manifestations brutales. Mais cela ne signifie pas, bien à l’inverse, qu’il n’y aura pas de guerre mondiale. Seulement le sens de cette mondialité a changé. La guerre du Golfe fut une guerre mondiale malgré son champ d’action restreint. Elle fut une guerre mondiale dans le sens où le temps dans lequel elle se déroula était mondial. Or, ce fut peut-être par là, précisément, que la guerre totale dans sa dimension d’anéantissement complet connut son propre dépassement : grâce à l’électronique, les villes et les populations civiles d’Irak furent relativement épargnées lors des deux guerres qui les frappèrent (en 1991 et en 2003). Le global qui réalise la totalité dans la dimension extensive de la mondialisation remplace le total compris dans sa seule intensité. Le champ de jadis (champ clos, champ de bataille) s’est mué en théâtre (théâtre des opérations) dont la scène est coextensive au monde. On ne se bat plus sur une surface (l’espace plat de l’échiquier) mais dans un espace à trois dimensions : l’air (l’aviation) et l’eau (les sous-marins) deviennent aussi importants que la terre et le feu. A cette extension dans l’espace correspond une dissociation dans le temps. De nos jours, une constellation de satellites assure une visibilité permanente de n’importe quel point du globe. Cette technologie numérique équipera le soldat dans les prochaines années. Grâce à son récepteur GPS, celui-ci connaîtra en permanence sa position. Sur la carte, projetés sur la visière de son casque, son emplacement et celui de ses camarades seront matérialisés. Et le QG n’ignorera rien de la position des soldats et de ce qu’ils verront puisqu’ils émettront un signal radio IFF. Avec la cyberguerre, la destruction physique de l’ennemi n’est plus indispensable : il suffit de perturber ses structures de commandement et de communication. La démocratie aura donc rendu impossible la guerre totale. Grâce aux technologies nouvelles, la guerre moderne tend vers une neutralisation sans mort de l’adversaire3. On dit qu’elle sera « non létale ». Ainsi peut-on raisonnablement espérer, puisque la paix totale reste utopique, qu’à la guerre totale contemporaine des totalitarismes succède la guerre globale contemporaine de la mondialisation.
Cela dit, durant les deux dernières décennies, nombre de conflits locaux ont développé, sans beaucoup de moyens techniques, les principaux traits de la guerre totale. L’utilisation des enfants, par exemple, est un phénomène de plus en plus courant. Lors de la guerre entre l’Iran et l’Irak, des enfants-soldats ont été envoyés en première ligne sur le front pour « nettoyer le terrain » en faisant exploser les mines. Comme ils n’avaient pratiquement aucune chance d’échapper à la mort, ils portaient autour du cou une petite clé dont on leur avait dit qu’elle était celle du paradis. Au Libéria, des enfants drogués par les sbires du président criminel Charles Taylor ont été chargés d’effectuer les opérations les plus barbares.
Si la thèse de Carl Schmitt, qui fut le plus farouche adversaire de la théorie de la guerre juste, est avérée, alors la guerre totale sous sa forme immédiate de guerre d’anéantissement a tout l’avenir devant elle : selon Cari Schmitt, la moralisation de la guerre débouche contradictoirement sur le projet de l’anéantissement complet de l’ennemi parce qu’elle identifie celui-ci au mal. Tel est de fait le cas déjà avec la guerre révolutionnaire. Malgré ses moyens limités et la faiblesse apparente de ses pouvoirs de destruction, la guerre révolutionnaire, presque toujours conduite sous forme de guérilla, est une manière de guerre totale en ce sens qu’elle ne cherche pas seulement à vaincre l’adversaire (pour le neutraliser ou l’amener à négocier, comme dans la guerre classique) mais à le détruire. La guerre révolutionnaire marquée par cette « hostilité absolue » dont Cari Schmitt parlait à propos des guerres idéologiques en général est une guerre totale faite d’engagements partiels. Dans La Cité de Dieu, saint Augustin disait que l’on veut gagner à soi ceux à qui l’on fait la guerre et les ranger, une fois vaincus, à la loi de sa propre paix. C’est cet implicite que brise la guerre d’extermination, laquelle dérive d’un terrible fantasme : la conviction qu’il faut de toute nécessité anéantir l’autre avant que celui-ci ne nous anéantisse. Tous les génocides ont été conçus comme des guerres pour l’existence. Inversement, lorsque la guerre est comprise comme une guerre pour l’existence, elle ne peut aller que jusqu’à l’extrême de sa violence. Les nazis concevaient leur entreprise d’extermination comme une guerre et même comme la vraie guerre, celle qu’ils étaient censés mener contre les Juifs.
Extension du domaine de la guerre:
Qiao Liang et Wang Xiangsui, officiers de l’armée de l’air chinoise, ont récemment écrit un ouvrage dans lequel ils analysent le paradoxe du rétrécissement de l’usage de la force militaire comme moyen de résolution des conflits et de l’élargissement concomitant des lois de la guerre à toutes sortes de différends autres que la guerre. Aujourd’hui, la guerre est diffuse et semble concerner tous les domaines. L’activité économique bien sûr, au premier chef : la concurrence est une guerre économique qui a aujourd’hui pour théâtre d’opération le monde entier. Les pirates qui provoquent le plus de dégâts ne sillonnent plus les mers mais la Toile. Contre l’optimisme de tradition libérale, qui voyait dans le commerce mutuel le plus sûr facteur de paix, Jacques Maritain déjà écrivait après la guerre de 39-45 que l’interdépendance des nations n’est pas un gage de paix mais plutôt un gage de guerre parce que, dit-il « cette interdépendance […] est essen-tiellement une interdépendance économique et non pas une interdépendance politiquement consentie et voulue, et politiquement établie ; en d’autres termes, parce qu’elle résulte d’un processus purement technique ou matériel, non d’un processus simultané authentiquement politique ou rationnel ». Des études ont montré que la probabilité d’un conflit entre deux pays voisins augmente avec l’ouverture de ces deux pays au commerce mondial. En effet, le commerce entre deux pays augmente le coût d’opportunité d’une guerre car celle-ci réduit durablement les échanges et par conséquent les gains qui en découlent. Ces bénéfices économiques auxquels on renonce lorsqu’on ne parvient pas à éviter l’escalade militaire constitue le coût d’opportunité commerciale de la guerre. De ce point de vue bilatéral, le commerce a bien une vertu pacificatrice. En revanche, parce qu’elle intensifie le commerce avec les pays lointains, la mondialisation réduit les dépendances économiques locales. Elle diminue le coût d’opportunité d’une guerre avec les pays limitrophes qui commercent naturellement du fait de leur proximité mais avec qui les conflits potentiels (liés en particulier à des contentieux territoriaux ou ethniques) pouvant dégénérer en guerres sont également les plus nombreux. La mondialisation peut donc en partie expliquer pourquoi les conflits sont devenus plus locaux au cours du temps, l’augmentation du nombre de guerres civiles étant le point extrême de ce processus. Mais logiquement aussi la mondialisation diminue la probabilité d’une guerre mondiale impliquant un très grand nombre de pays puisqu’elle augmente le coût d’opportunité d’une telle guerre a priori la plus dévastatrice. Elle change donc non seulement la probabilité de conflits mais rend compte aussi de leur nature plus locale et moins globale.
Mais la guerre figure également dans de nombreux autres domaines. Elle est jouée dans le sport, lequel est une guerre mimée, sublimée (d’où la trêve olympique, dans l’Antiquité). La médecine et l’hygiène, dont l’importance s’est révélée croissante dans les sociétés contemporaines, ont un discours et un esprit guerriers : les virus sont les ennemis à exterminer et les vaccins, des armes de destruction massive. Par ailleurs, ce n’est pas seulement la guerre qui est la politique continuée par d’autres moyens, mais aussi la politique qui est la guerre continuée par d’autres moyens.
Cela étant, la question serait de savoir si nous ne retombons pas dans la métaphore qui signalerait l’absence plutôt que la présence du phénomène. Nombre de jeux vidéo, par exemple, ont un contenu guerrier. Mais ils restent dans le domaine de l’imaginaire (à preuve : on dira difficilement que ces jeux sont « militaristes » alors que les programmes pornographiques sont réellement érotiques), ils ne peuvent donc être tenus pour des symptômes d’une recrudescence de l’état polémologique du monde.
Deux dangers principaux menacent actuellement l’humanité dans son souci de paix : la prolifération des armes de destruction massive et ce que l’on appelle depuis le 11 septembre 2001 l’hyperterrorisme. Entre guerre froide et paix armée, les temps contemporains ont connu le brouillage des limites entre les états de la guerre et de la paix. Dans sa dimension exacerbée d’hyper- terrorisme, le terrorisme contemporain est une espèce de guerre d’un genre nouveau. Il fait la guerre en temps de paix. Alors que le terrorisme classique choisissait ses cibles (l’attentat avait pour finalité l’élimination d’un ennemi connu), l’hyperterrorisme frappe au hasard dans la mesure où il considère la quasi-totalité du monde comme hostile. Avec lui, c’est la figure de l’ennemi qui peut-être disparaît des deux côtés : d’une part, c’est en tant qu’autre que la victime est frappée, d’autre part, l’auteur de l’attentat n’est le membre d’aucune armée, d’aucun parti, c’est à peine si l’on peut dire de lui qu’il agit selon un idéal. Du point de vue de l’hyperterrorisme, il n’y a pas d’innocents possibles parmi les victimes ; les seuls innocents, les vraies victimes sont les auteurs de ce mode d’action aveugle. Par ailleurs, l’hyperterrorisme efface les frontières entre le crime et la guerre d’un côté, l’action unilatérale et l’action multilatérale de l’autre. C’est, écrit Mireille Delmas-Marty, la spécificité du terrorisme global que de tendre « à faire de la planète un espace commun sans que l’on puisse localiser l’ennemi au dehors (comme en cas de guerre étrangère) ni l’identifier au dedans (comme en cas de guerre civile) ». Dans ce contexte, l’alternative de la victoire et de la défaite, qui était celle de la guerre classique, disparaît.
Le terrorisme, même sous sa forme exacerbée d’hyperterrorisme, est-il une forme de guerre ? Cette qualification a des implications importantes du point de vue politique et juridique, et pas seulement philosophique : un des avantages de la qualification de la lutte antiterroriste en « guerre » est que les lois de la guerre autorisent à tirer à vue ou à détenir un ennemi jusqu’à la fin des hostilités, laquelle pourrait dans ce cas être repoussée à l’infini.
Une autre différence capitale entre la guerre classique et le terrorisme moderne tient à l’importance accrue du système de représentation (l’ensemble des moyens d’information de masse) aux dépens de la réalité objective, physique. La quasi-totalité des guerres du passé n’ont existé que pour ceux qui y ont participé, et à travers les quelques rares récits qui en étaient faits. Le terrorisme contemporain, de son côté, est à ce point inséparable des images diffusées que celles-ci peuvent en être la cause finale. D’où l’extraordinaire distorsion entre l’impact psychologique des attentats et la modestie de leur destruction.
Ainsi les « états de violence », pour reprendre l’expression utilisée par Frédéric Gros, succéderaient aux classiques états de guerre. Le politologue allemand Herfield Münkler parle dans Les Guerres nouvelles de ces « guerres sans nom » qui gangrènent des populations oubliées et ont la particularité de n’en plus finir et de se propager dans des zones de plus en plus vastes comme s’il s’agissait d’épidémies contagieuses. On assiste à une désétatisation et à une dépolitisation de la guerre, corollaires d’une militarisation de la criminalité. Dans ces guerres nouvelles, les Etats, qui traditionnellement détenaient le monopole de la guerre, ont abdiqué, laissant de plus en plus souvent la place à des acteurs para-étatiques, parfois même privés, qui vont des chefs de guerre locaux, guérilleros ou mercenaires, jusqu’aux réseaux terroristes qui opèrent dans le monde entier et pour qui la guerre est devenue une activité durable, une entreprise rentable au sens économique du terme où se mêlent trafic d’influence, trafic de drogue, trafic d’armes, racket et traite d’êtres humains. Ces activités bénéficient volontiers des soutiens financiers d’Etats ou de sociétés multinationales, voire d’organisations internationales à qui sont vendus des droits de prospection et de forage ou simplement garanties des conditions de travail relativement pacifiques. Ces guerres sont évidemment le produit direct de la misère ; on ne sera pas dès lors étonné d’apprendre que l’Afrique en est le théâtre privilégié.