Être femme en 1789: « la femelle de l'homme »: femelle femme
Telle est la définition fournie par l’Encyclopédie en 1751, qui conseille de compléter l’étude du sujet par la lecture des articles « homme », « femelle »,« sexe ».
L’homme : un être de chair et de raison:
Les rédacteurs de Y Encyclopédie échappent à la logique qui, dans son implacable rigueur, conduit à penser que l’homme est le mâle de la femme. Rien de semblable : l’homme ne se définit pas en fonction de la femme; il se suffit : sa définition se confond même avec celle de l’espèce humaine, ce dont rend clairement compte la langue française qui ne possède qu’une occurrence, « homme », alors que le latin utilise « homo » pour désigner l’homme-humain et « vir » pour l’homme-individu masculin.
Être de chair et de raison, ce qui le différencie des animaux, il est apte à distinguer le bien du mal. De ce fait, cet être moral sait se donner un cadre de vie régi par des lois, voire des maîtres. Il est donc un animal politique, un être moral façonné par l’éducation.
La femme : le sexe faible
Une relecture de l’infériorité féminine :
Les rédacteurs de l’Encyclopédie et les philosophes du siècle des Lumières ne pourfendent pas les idées reçues sur les femmes. Mais ils ne s’inscrivent pas non plus dans la représentation traditionnelle, issue de la tradition scolastique.
A partir du mythe fondateur d’Adam et Eve s’est dessinée la figure de la Femme, être inférieur, voire incomplet, né de et après l’homme. Cette définition oublie que la femme est créature de Dieu, ce qui est peu compatible avec l’imperfection dénoncée. Elle retient par ailleurs le péché originel d’Eve et étend sa culpabilité à l’ensemble du genre féminin, sans souci du rachat des fautes par le sacrifice du Christ. Cette image négative de la femme, tentatrice, pécheresse, impure, est très présente, elle est à peine atténuée par la figure de Marie, symbole de la femme-mère et de la pureté. La femme a ainsi deux visages, imaginaires, pour le moins caricaturaux : elle est ange et démon.
Les penseurs et scientifiques du XVIIIe siècle – philosophie et médecine se confondent alors souvent – ne se réclament pas de ce courant de pensée, ils veulent créer une morale dégagée de tout fondement religieux et métaphysique. Mais s’ils modifient les termes qui veulent justifier l’infériorité de la femme, ils ne font qu’en déplacer les causes et participent, à leur façon, à la consolidation de l’infériorisation du sexe féminin.
Une infériorité physique :
Dans la lignée des anatomistes et d’un Daubenton (1716-1800) qui voient dans la femme un homme manqué, les penseurs considèrent que l’infériorité de la femme est d’abord physique, de par les perturbations de son corps. Le cycle menstruel, dont le rôle précis dans la génération n’est pas encore parfaitement compris, et les grossesses font de la femme une éternelle malade ; le sang menstruel effraie autant qu’il provoque le dégoût.
Pourtant, des voix de médecins se sont élevées pour battre en brèche l’opinion selon laquelle la femme serait un être incomplet, une erreur de la nature donc. L’intérêt porté à la gynécologie aux XVIIe et XVIIIe siècles reflète la nouvelle approche scientifique de la femme : son corps spécifique possède un fonctionnement particulier. Le sexe féminin cesse d’être considéré comme une introversion du sexe masculin pour être étudié dans sa spécificité, dans sa singularité, non dans une permanente et dépréciative comparaison avec l’homme, posé comme parfait et donc synonyme de modèle et de norme.
Mais ces premières critiques ne font qu’ébranler les idées reçues, et encore… Elles débouchent sur la notion de nature féminine, qui peut être utilisée comme un argument pour dévaloriser la femme, voire renforcer cette dévalorisation. Ainsi, la sexuation des corps cesse de se résumer aux différences des organes génitaux; l’anatomiste Marie Thirioux d’Arconville dessine en 1759 les premières planches anatomiques des squelettes de l’homme et de la femme ; ces dessins montrent de notables différences entre les deux constitutions osseuses; ainsi est affirmée l’existence d’une nature féminine qui peut être considérée en soi comme parfaite, mais, dans le même temps, ces représentations opposent la force de l’homme à la faiblesse et la passivité de la femme, notamment par l’écart de taille et les figurations du front de chacun, qui, de fait, ne correspondent pas à l’exacte observation. On aboutit donc à la singularisation en deux sexes, ce que l’on nomme le différencialisme. Celui-ci peut être lu en termes égalitaires, l’homme étant le sexe fort et la femme le sexe beau. Mais on glisse rapidement vers un différencialisme hiérarchisé : sexe fort et sexe faible. Les spécialistes des maladies féminines sont largement responsables de cette dérive. En effet, selon la majorité des obstétriciens et des gynécologues, l’utérus, lieu de gestation, explique toute l’organisation de la femme. La femme est donc faite pour engendrer; le terme matrice, qui désigne l’utérus, accentue cette confusion. Il semble que la vie physiologique de la femme s’ordonne autour de cet organe. Le xviiie siècle, pourtant « éclairé », reprend à son compte la formule hippocratique : Tota mulier in utero (Toute la femme [est] dans l’utérus). Cet organe est, par le seul fait que l’homme n’en a pas, étrange, mystérieux, menaçant. Il met la femme sous influence. De cette faiblesse constitutionnelle, de la prégnance utérine, découle une faiblesse psychique.
L’infériorité mentale de la femme :
Si nul ne met plus en doute que la femme possède, outre une âme, une raison, les penseurs débattent sur les capacités du cerveau féminin à la développer et à bien s’en servir. Dominée par son corps, la femme-utérus ne peut fixer longtemps son esprit, donc seul l’homme est apte à faire bon usage de la raison ; la femme ne dispose pas, en conséquence, des instruments propres à concevoir l’abstraction, à inventer, à créer. De ce fait, elle se voit exclue du champ des sciences, de la philosophie, de la création artistique. Cette affirmation qui perce à la fin du XVIIIe siècle est le symptôme de la dégradation du statut de la femme : les peintures de femmes érudites, telle celle en 1751 de la physicienne Émilie du Châtelet (1706-1749), s’effacent des productions picturales de la fin du siècle.
Un tableau comparatif qui déprécie la femme et valorise l’homme est ainsi ébauché, le XIXe siècle en forcera les traits : la femme est la moitié de l’homme, la réciprocité relève de l’impensable. Il est fort, elle est faible ; il est chaud, elle est froide, il est le feu, elle est l’eau ; il est dur, elle est molle ; il est actif, elle est passive; il est calme, elle est émotive; il est courageux, elle est craintive. La correspondance un à un des termes surprend parfois : ainsi, au génie masculin répond la beauté des femmes. La femme est à la fois séduisante, et on l’admire, séductrice, et on la condamne, tout en considérant que la beauté est son apanage et qu’elle excelle dans l’art de plaire, mais c’est à l’homme d’en faire, tel un guerrier, la conquête.
Ces particularités entre homme et femme relèveraient de la nature ; à partir d’une donnée biologique – la faiblesse de la femme qui ne repose sur aucune preuve scientifique – est pensée la différence des sexes, en termes d’inégalité, au profit de la domination masculine, ainsi légitimée par cette nature qui, répètent les textes à satiété, veut, fait, ordonne que…
Femme-nature/homme-culture :
Femelle toute sa vie, comme l’affirme Jean-Jacques Rousseau (1712- 1778), la femme est nature. L’homme possède le génie, elle ne peut qu’imiter. L’homme crée, la femme procrée.
La maternité, la destination de la femme :
La maternité est le but de la vie de toute femme. Élevée au rang de principe normatif et fixée par la nature, elle ne résulte donc pas d’un processus culturel. Ce raisonnement exclut toute possibilité de modification du rôle et de la fonction sociale de la femme. Il rejette dans l’anormalité pathologique l’homosexualité féminine, nommée alors tribadisme. Le docteur Tissot pathologise le lesbianisme et voit dans ces pratiques sexuelles l’expression de la volonté de « femmes imparfaites » de s’emparer des fonctions viriles. Sa conclusion est sans appel : l’homosexuelle est « une espèce de monstre » (L’Onanisme : dissertation sur les maladies produites par la masturbation, 1764).
Le respect de cet ordre naturel implique des devoirs féminins : élever les enfants, choyer l’époux, s’occuper du foyer. Ainsi se construit, du moins en théorie, une division sexuée de l’espace, supposée déjà inscrite dans la configuration des corps : en 1775, le docteur Pierre Roussel fait paraître un ouvrage promis à un bel avenir de réédition tout au long du xixe siècle, Du système physique et moral de la femme. Reconnaissant la nature spécifique de la femme, et ce sans misogynie apparente, il considère que la femme se résume à sa conformation physique. Elle la désigne comme un être du dedans ; la même symbolique indique que l’homme est voué au dehors. La maternité en tant que pouvoir de porter et de donner la vie n’est pas évoquée. Imperceptiblement, ce déterminisme biologique conduit à un déterminisme socioculturel des rôles en fonction des sexes.
La sexuation des rôles sociaux :
Rousseau est le champion de cette lecture sexuée. La définition du sexe féminin est chez lui d’une misogynie caricaturale. A l’en croire, la femme est faite pour plaire à l’homme, à l’autorité duquel elle doit se soumettre. Il lui faut être mère, si possible de quatre enfants. Cette subordination de la femme à l’homme est imposée, estime-t-il, par la nature. Déjà présente dans la Lettre
à d’Alembert ( 1758) et dans Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761), cette définition est clairement exposée dans Emile ou De Véducation (1762). Ladite finalité naturelle des deux sexes induit une éducation appropriée à chacun d’eux : la femme étant « faite pour céder à l’homme et supporter son injustice », la future compagne d’Emile, la jeune Sophie, n’a nul besoin de recevoir la même instruction soignée que le jeune garçon. Il faut faire d’elle non une femme savante – que Rousseau trouve aussi grotesque que Molière, lui préférant même une femme grossière -, mais une femme soumise à qui on évitera tout sujet grave. C’est autour de l’éducation que se perçoivent les ambiguïtés de la pensée des philosophes.
Ainsi en est-il de Voltaire (1694-1778) : il affirme que, par sa physiologie, la femme est plus faible que l’homme ; ce caractère la voue aux travaux ménagers, il dénie à la femme le génie, masculin par nature. Mais, parallèlement, il reconnaît les qualités intellectuelles de ses propres amies qui tiennent salon ; il critique le mariage où s’exerce une autorité masculine injuste.
Plus forte encore est la contradiction de Diderot (1713-1784) : partisan des théories naturalistes, il plaint les femmes de dépendre de la sensibilité démesurée de leur matrice et pense que, « affranchies de toute servitude, [elles auraient été] sacrées en quelque endroit qu’ [elles eussent] paru ». Mais sa critique sociale le mène à dénoncer l’infériorité des femmes comme un fait de culture et à condamner l’institution du mariage établie par l’Eglise qui fait de l’épouse la propriété de son mari. L’analyse de Montesquieu (1689-1755) rejette la version de l’infériorité naturelle de la femme et dénonce dans les Lettres persanes (1721) la tyrannie masculine. Comme il affirme l’égalité entre les races, le penseur pose l’égalité entre les sexes. Mais il ne dépasse guère cette position théorique, semblant craindre qu’une application pratique ne fasse perdre à la femme sa féminité.
Préjugés et coutumes sont donc jugés responsables de l’infériorité des femmes, sans toutefois détrôner la Nature.
En conséquence, Y Encyclopédie désigne l’éducation comme la principale cause de l’état des femmes, mais ne réclame pas une éducation similaire pour les deux sexes, revendication présentée par d’Alembert (1717-1783).
À la lecture des philosophes du siècle des Lumières, on a le sentiment confus qu’ils cernent le problème de la différence des sexes, qu’ils y sont en quelque sorte contraints par leurs réflexions sur l’égalité, la liberté et l’individu; mais leurs propositions de réformes sont timorées et se situent pour l’essentiel sur le terrain de la pédagogie; ils sont freinés par les risques supposés de déféminisation qu’entraînerait une modification du statut de la femme. A peine soulevée, la question délicate, encombrante même pour
L’argument de nature, un préjugé :
« On embarrasserait d’ailleurs bien les hommes si on les obligeait de s’expliquer intelligiblement sur ce qu’ils appellent Nature et de faire entendre comment elle a distingué les deux sexes, comme ils le prétendent. En réalité, ils ont porté leurs préjugés dans leurs Ecoles et n’y ont rien appris qui servit à les en tirer. Au contraire, toute leur science est fondée sur les jugements qu’ils ont faits dès le berceau. »
Certains, est évacuée. Aucun n’emprunte d’un pas décidé le chemin ouvert au siècle précédent par un précurseur, Poullain de la Barre (1647-1723), défenseur de l’égalité des sexes.
Lu par les penseurs du XVIIIe siècle, Poullain de la Barre n’a pas été suivi dans ce siècle où la critique sociale est pourtant si vive. Du reste, les réformes pédagogiques parlent essentiellement des femmes de la haute société, les propos scientifiques manient le concept « la femme », les femmes dans leur diversité ne sont pas objets de discours, les problèmes économiques des femmes du peuple ne sont pas même soulevés. Les discours des philosophes sont loin de leur réalité quotidienne.