L’impérialisme continental : la Russie
L’autre grand cas d’impérialisme continental est celui de la Russie. Son histoire est nettement plus complexe et plus longue. Il est d’abord réaction à la longue domination mongole de l’époque médiévale. La volonté d’assurer la sécurité de 1 ’État russe se transforme progressivement en vocation de puissance eurasienne. La conquête de la Sibérie est antérieure aux chemins de fer. Le rapport avec les voisins musulmans est celui d’un voisinage guerrier, avec une alternance de succès et de revers. A partir de la fin du xviii6 siècle, la conquête du Caucase et de l’Asie centrale appartient au mouvement général de l’expansion européenne, mais sans la traversée des mers. Si les motivations économiques n’en sont pas absentes (en particulier la production de coton), le projet politique prédomine : maintenir à la puissance pauvre qu’est la Russie son rang de grande puissance. Si à certains moments la terreur devient l’instrument de la conquête, en particulier dans le Caucase, on ne peut parler de génocide comme en Amérique du Nord.
De ce fait, la Russie devient doublement un empire, par son régime puis par l’importance de ses populations devenues « allogènes », c’est-à-dire des « non-Russes » par le fait de la conquête aussi bien en Europe (Finlande, Pologne, pays Baltes) qu’en Eurasie. On retrouve la pluralité de statuts de population et de territoire propre au phénomène impérial, avec toutes les problématiques qu’elle implique. La complexité russe vient de la coexistence dans un espace continu d’une métropole et de dépendances. Ces dernières peuvent être soit plus développées économiquement et culturellement que le « centre » (Finlande, Pologne, pays Baltes), soit plus « arriérées » (Caucase, Asie centrale).
La « métropolisation » peut se faire par l’adoption de la culture russe mais se heurte à la barrière religieuse, constituée par l’identité chrétienne orthodoxe. L’empire favorise les conversions à l’orthodoxie et interdit tout changement de religion en sens contraire. La monarchie impériale a la capacité d’intégrer dans une logique de cour des élites diverses définies éventuellement comme aristocratiques. Le ciment de l’empire réside dans la loyauté envers le tsar dans le cadre d’une grande variété de statuts.
Il n’en reste pas moins que les consciences nationales non russes se renforcent du fait de l’obstacle religieux. Les Juifs de l’empire sont ainsi soumis à des mesures discriminatoires et à un cantonnement territorial qui les poussent à participer à la grande migration intercontinentale des années 1880. Les musulmans sont définis chez eux comme des « allogènes » à qui l’on cherche à imposer une russification linguistique tout en conservant la personnalité des lois, c’est-à-dire un statut personnel musulman (lois sur la famille et l’héritage).
L’Union soviétique qui succédera à l’empire tsariste tentera d’abolir cette pluralité de statuts et de peuples en créant une « patrie du socialisme » et une citoyenneté soviétique dépassant le cadre des républiques établies sur une référence ethnique. Après avoir refusé le droit à l’autodétermination, elle se définira comme un Etat fédéral dont le Parti communiste garantit l’unité.
La constitution de l’Empire russe est pratiquement achevée avant que ne commence la mise en valeur de ses ressources naturelles, en fonction même de l’industrialisation des dernières décennies du tsarisme puis de l’histoire tourmentée de l’Union soviétique. Le capital européen, en particulier français, y joue un rôle important avant 1914. La recherche de la puissance dans une situation de pauvreté relative a conduit à un renforcement de l’encadrement administratif et militaire sans développement correspondant de l’initiative privée, sauf dans la période 1880-1914. La Russie impériale, considérée comme « arriérée » par les pays de l’Europe libérale, pouvait se targuer d’être aussi un agent de civilisation, à l’instar des autres grandes puissances coloniales. Face à l’Islam, elle se définissait totalement comme européenne et chrétienne.
L’expansion continentale de la Russie a été un facteur essentiel de la géopolitique du xixe siècle, contrairement à l’expansion américaine. De la Méditerranée à l’Afghanistan, la progression russe menace en permanence la route terrestre des Indes, créant un risque de guerre qui ne s’est concrétisé qu’une fois, avec la guerre de Crimée.
Ainsi, au début de l’âge industriel et à la veille de la première mondialisation, les formes nouvelles de la domination impériale ne correspondent pas aux conceptualisations ultérieures de l’impérialisme et de la colonisation. L’impérialisme du libre-échange, avec son corollaire – la diplomatie de la canonnière -, s’il est doté d’un discours portant avec lui l’avenir radieux d’une humanité pacifiée et prospère, se dérobe néanmoins à toute centralisation et organisation volontariste des échanges, qu’il s’agisse de marchandises, de capitaux ou d’êtres humains. Le monde qui est en train de prendre forme n’est pas celui que dénoncera Lénine, n’est plus celui que décrira Schumpeter et ne correspond que partiellement à celui que contestera Schmitt.
Les nouveaux arrangements de l’économie, de la politique et de la géopolitique se laissent difficilement théoriser. Qu’en est-il maintenant du moment impérialiste proprement dit ?
Vidéo : L’impérialisme continental : la Russie
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