La double expansion de la pauvreté et de la richesse
« Le phénomène [de la pauvreté] ne cesse de croître [explique M. Beaud], paradoxe d’un monde qui pourtant vante P“expansion”, investit beaucoup dans la recherche, produit de plus en plus. Pauvreté dans les pays riches : aux Etats-Unis d’abord, [dans les autres pays industrialisés et] bien sûr aussi dans les pays pauvres et dans les régions de misère et de famine.
Les indicateurs chiffrés peuvent être multipliés ; l’un d’eux les résume, même s’il faut, comme tout chiffre, l’utiliser avec intelligence, en s’interrogeant sur ce qu’il recouvre et en le resituant dans son contexte : le produit par habitant. Faut- il rappeler les dix pays qui à cet égard, ont, en 1985, les chiffres les plus faibles : Ethiopie, Bangladesh, Burkina-Faso, Mali, Bouthan, Mozambique, Népal, Malawi, Zaïre, Birmanie ? Peut-on rappeler que le produit moyen par habitant évalué pour ces pays correspond au centième de celui mesuré dans les pays industriels et pétroliers riches ? Et l’écart s’est creusé au cours des dernières décennies avec, d’une part, l’accentuation des inégalités au sein de chaque pays, en cette période où triomphe l’idéologie du chacun pour soi ; avec, d’autre part, la croissance plus faible dans les pays les plus pauvres : ceux-ci ont connu, de 1965 à 1985, un taux de croissance annuel moyen du produit par tète de 0,4 %, contre 2,4 % à 3 % dans les autres groupes de pays.
Donc la pauvreté, le dénuement, progressent ; les inégalités s’aggravent : et cela , si l’on prend un peu de recul, dans une période d’exceptionnelle croissance de la production et de la consommation. Jamais tant de richesses produites et jamais tant de pauvreté. [… Et] l’inégalité n’est en rien garante de l’efficacité : l’inégalité extrême caractérise souvent des sociétés à faible dynamisme et des pays qui, au cours des dernières décennies, ont lait reculer les inégalités sociales i n leur sein (notamment les pays sociaux-démocrates du nord de l’Europe) ont le simpliste leur dynamisme économique. Sauf à verser dans le schématisme ou le simplisme, il est impossible de se borner à dire que tout s’explique par le fonctionnement du capitalisme au niveau mondial : car comment expliquer, alors, les profondes différences entre pays ? Comment expliquer l’extrême misère de pays dans lesquels le capitalisme mondial semble avoir peu d’impact ? Comment expliquer la pauvreté, et quelquefois la pauvreté extrême, dans des pays qui, selon leurs dirigeants, se sont affranchis du capitalisme et sont, plus ou moins, engagés dans la voie du socialisme ?
Depuis un demi-siècle, les économies et les sociétés nationales sont de plus en plus liées entre elles, par l’information, les transports, les circuits marchands et liiianciers ; elles sont prises dans un système international multinational mondial hiérarchisé où les unes imposent leur domination, leurs systèmes de prix, leurs décisions d’acheter (ou non), de vendre (ou non), d’investir (ou non), d’exploiter (ou non) des ressources, tandis que les autres, à des degrés divers, subissent ou, parfois, résistent. Et, dans la crise en cours, profonde et complexe mutation à l’échelle mondiale, innombrables sont les lieux où surgissent et se développent des poches de pauvreté. Mais d’autres sources encore de la pauvreté i ontemporaine méritent attention.
La première réside dans la capacité quasi illimitée que nous avons à… créer des besoins. Dans quelle mesure cela tient-il à la logique capitaliste de générali- s,il ion de la marchandise ? Dans quelle mesure est-ce inhérent aux mentalités humaines (occidentales ?) telles qu’elles se sont façonnées à travers siècles et générations ? Il est bien difficile de le dire. Ce qui est sûr, c’est que si nos besoins cl.lient restés les mêmes qu’il y a cinquante ou cent ans, à progrès techniques et économiques équivalents, nous baignerions en pleine opulence. Hypothèse d’école ? Evidemment, car innovations techniques, lancement de nouvelles marchandises (sans cesse renouvelées), élargissement des marchés, élévation du pouvoir d’achat et du niveau de vie, création et exacerbation des besoins (par la pression publicitaire notamment), croissance de la production, ont été absolument indissociables .
L’évolution même de nos économies et de nos sociétés crée de nouveaux besoins, dont certains s’imposeront longtemps aux générations à venir.
Ensuite, l’extraordinaire division des tâches qui s’est opérée depuis un siècle et demi multiplie les interdépendances ; les progrès de la sphère marchande par rapport à celles de la gratuité font qu’un nombre croissant de besoins ne peuvent plus être satisfaits qu’à travers une dépense monétaire individuelle ou collective.
Enfin, les structures mêmes de nos sociétés engendrent des besoins qui deviennent autant de nécessités : ainsi l’urbanisation massive, oui entraîne besoin de transports quotidiens, d’évasion hebdomadaire, de vacances au loin, etc. ; ainsi les localisations et l’organisation des ensembles de production et de travail qui démultiplient les besoins de transport, de déplacement, de communication.
Le pauvre des temps passés manquait de pain et d’un toit ; les sociétés se sont en général dotées des voies et moyens lui assurant le nécessaire : famille large, fraternité, solidarité, charité ou assistance publique. Le pauvre d’aujourd’hui peut être pauvre de deux manières : il peut, comme dans le passé, manquer de pain et d’un toit ; mais il risque souvent alors aussi de manquer de l’eau potable, et il risquera de plus en plus de ne plus bénéficier des conditions élémentaires d’une vie saine et, dans certaines régions, de ne plus avoir accès à des terres productives. Et puis, il y a le pauvre qui, avec ou sans toit, est pauvre parce qu’il n’a pas la voiture ou le vélomoteur qui lui permette de se rendre à son travail, pas l’argent pour effectuer les déplacements, pas le téléphone, pas l’argent pour payer l’eau, le gaz, l’électricité, le téléphone (s’il l’a), les assurances, les remboursements d’emprunts…
Nos pauvres ne sont pas seulement des laissés-pour-compte, des marginaux ; ils ont été, ils sont rendus pauvres par nos sociétés. Et ils sont rendus pauvres une deuxième fois par les contraintes et les effets destructeurs de ce que nous nommons le “progrès” : c’est en grande partie dans et de la prospérité que naît la pauvreté contemporaine. »
Vidéo : La double expansion de la pauvreté et de la richesse
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