La grande secousse à l'Est
Traits généraux : la secousse et ses voies
À l’Est, comme l’on disait du temps de la guerre froide, la carte politique de l’Europe s’est totalement transformée, avec sans doute réapparition de la notion d’Europe centrale. Qu’on en juge : il s’est produit un véritable automne des peuples en 1989, comparable au fameux printemps des peuples de 1848, éclip sant la commémoration du bicentenaire de la Révolution française ! La rapidité des bouleversements est frappante, et encore ne sont-ils pas terminés en 2001 et il subsiste de nombreux points obscurs…
Une véritable « secousse » s’est produite. Comme l’écrivent P. Kende et A. Smolar : « En l’espace d’une année, la carte politique de l’Europe centrale et orientale s’est radicalement transformée. Comme sous la poussée d’une irrésis tible vague déferlante, les régimes communistes que l’on croyait inébranlables se sont effondrés. Même si certains d’entre eux ont réussi à se métamorphoser en des pouvoirs hybrides — ni spécifiquement communistes, ni encore démocratiques — aucun .d’eux ne se réclame plus du marxisme-léninisme. Constitué depuis 1947.-1948 de par la volonté soviétique, le bloc de .l’Est, en cette fin 1989, a cessé d’exister. Le système communiste dans son ensemble, déjà si mal en point, a été atteint jusque dans ses profondeurs par la “dérive démocratique” de sa partie européenne. Grâce aux mass media, l’opinion publique occidentale, voire mondiale, assiste en direct aux événements. C’est une grande première dans l’histoire tourmentée des pays de l’Est ; les images suscitent émotion et solidarité envers les peuples de l’Autre Europe. » Mais frappante est aussi l’immensité des problèmes à résoudre : il s’agit d’édifier un État de droit véritable et une vraie société. Essayons de reconstituer la « secousse ».
Le préalable soviétique
« Aux origines de la révolution est-européenne, il y a la rigidité de la domination soviétique, le caractère pesant et obtus d’un système qui prétend toutefois accomplir sa mission de guide au nom de l’universalité de ses idées. »
Il faut rappeler que l’ordre soviétique avait déjà été contesté, avec l’appui d’une partie des communistes locaux, en 1956, 1968 et encore en 1980-1981, mais la subordination des dirigeants est-européens avait dans les années 70 et 80 cédé le pas à une espèce de « pnrtnersbip comportant plus d’autonomie dans la conduite des affaires intérieures. »II s’était donc agi d’une volonté soviétique d’associer les responsables est-européens aux décisions importantes, ou du moins de prendre leur avis, ce qu’avait bien montré la façon de se débarrasser de Solidarité (Solidarnosc) en décembre 1981. Il s’était donc établi une sorte de pcirtnership, sans remise en cause fondamentale, bien sûr. Et cela s’était accompagné d’une avancée sans précédent de l’URSS dans le monde lors de l’ère brejnevicnne. L’époque Gorbatchev avait été le retour à la détente…
L’impulsion soviétique décisive est bien sûr de 1989 : « En opposition avec les réactions antérieures de l’URSS devant les problèmes des pays de sa zone d’influence, les premiers signes de permissivité de la direction moscovite sont apparus en 1989, d’abord face aux initiatives polonaises, ensuite à l’égard du basculement de la Hongrie. Ils ont été si invraisemblables que, dans un premier temps, les dirigeants occidentaux jugèrent nécessaire de prêcher la modération tant aux leaders de l’opposition polonaise qu’aux réformateurs hongrois. Ils craignaient sans doute un malentendu ou un retournement subit des positions soviétiques. […] Puis, en 1990, la plus impensable de toutes les révisions jusque-là accomplies s’est produite : l’acceptation par l’URSS de l’unification de l’Allemagne dans le cadre de l’OTAN. A la lumière de cet événement, la “finlandisation” de la Hongrie, et même de la Pologne, prend l’air d’une bagatelle. »
C’est donc l’action de l’URSS — plus, en définitive qu’une absence de réaction — sur la Pologne et la Hongrie qui est fondamentale. « Une nouvelle phase s’ouvre début 1989 avec les pourparlers entre pouvoir et opposition en Pologne et l’emballement de l’opinion publique en Hongrie. »Mais il est certain que l’impulsion est donnée, c’est-à-dire décidée par l’URSS en 1989, face d’abord aux initiatives polonaises, ensuite à l’égard du basculement de la Hongrie. Nous ne savons rien — tout au moins à coup sûr — de ce qui s’est passé, discuté décidé, etc., à Moscou au printemps 1989 ! Il y a une vraisemblablement résignation à une sorte de « finlandisation » de la Hongrie et de la Pologne, mais pourquoi ? Le 12 juin 1989 le président Gorbatchev, pour sa première visite officielle en RFA, reçoit un accueil très chaleureux. Une déclaration conjointe signée le 13 par Mikhaïl Gorbatchev et Helmut Kohi prévoit un « essor stable et durable » des relations entre les deux pays, qui se fixent comme objectif de « contribuer à surmonter la division de l’Europe ». Quelques jours plus tard, le 7 juillet, la « doctrine Brejnev » est enterrée par le pacte de Varsovie. Puis en 1990, l’URSS accepta la signature du traité de paix sur l’Allemagne : Seconde Guerre mondiale et guerre froide étaient finies !
La cause profonde est la perestroïka, mais dans sa deuxième phase, à partir donc de 1987, quand apparaît nécessaire l’aide de l’Occident à l’URSS. L’Otanisation de l’Allemagne n’était évidemment pas à ce moment envisagée, alors que les Occidentaux se seraient contentés de bien moins ! Et les initiatives, les déclarations
tarderont. le processus fut amorcé par le retrait soviétique d’Afghanistan et la promesse île Moscou de ne plus faire d’intervention de ce type : les pays iIT.uropc centrale et orientale ont alors massivement refusé l’obéissance. Le moment décisif a été l’autorisation donnée à l’été 1990 aux « touristes » est allemands de partir pour la Hongrie, donc l’Autriche. On peut se poser encore des questions essen tielles. Sur « l’affaire des touristes est-allemands se ruant vers la frontière “verte” qui vient de s’ouvrir entre l’Autriche et la Hongrie. Le gouvernement communiste réformateur de Budapest […] a-t-il reçu pour ce geste, lourd de conséquences, le feu vert de Moscou ? On l’ignore [… ] Quoi qu’il en soit, c’est un acte de trahison, qui va à l’encontre de la solidarité entre Etats communistes. Berlin-Est proteste et Moscou, sans blâmer explicitement Budapest, lui donne raison en accusant la République fédérale d’être à l’origine de cette sinistre affaire. »[1] Y a-t-il eu réellement feu vert de Moscou ? Nous n’en savons rien. Or, c’est important, car la RDA était considérée comme la pièce la plus solide du « bloc » est-Européen. Les hésitations sont nombreuses de la part de l’URSS au deuxième semestre 1990 : pourquoi et comment ?
« Dernière phase : l’Allemagne unie. Ce qui devait à ce propos surprendre la quasi-totalité des observateurs, ce n’était pas tellement l’acceptation par les Soviétiques du principe de l’unification mais leur acquiescement à ce que celle-ci se produise sous l’égide et dans le cadre de la République fédérale et que la nouvelle Allemagne, au lieu d’être neutralisée, appartienne à l’OTAN. »[2]
La conséquence principale fut un colossal recul de la politique extérieure de l’URSS. Le « bloc » était né avec la guerre froide, il disparaissait, avec d’une part la suppression du Pacte de Varsovie en 1991[3] —et l’annonce du retrait des troupes soviétiques —, d’autre part le remplacement du COMECON (le CAEM, Conseil d’assistance économique mutuelle) par une Organisation de coopération économique internationale en février 1991[4]. Quarante-cinq ans de diplomatie soviétiques étaient annulés par l’acceptation en 1990 de l’unification allemande dans le cadre de l’OTAN. Comment expliquer ce recul de l’URSS ? La compréhension de l’attitude globale de l’URSS n’est pas évidente : fuite en avant, la répression étant impossible ? l’absence d’autre choix possible : l’URSS n’avait pas le choix, d’autant plus qu’après l’ouragan qui s’était abattu sur la RDA, il ne lui restait plus grand-chose à sauver ! Ou encore l’espoir, en contrepartie de l’aide (économique) occidentale (indispensable à remise à flot de l’économie soviétique), d’« intégrer » l’Europe ? La perestroïka n’a-t-elle pas ouvert la boîte de Pandore ?
1.2. Le déferlement
Constitué depuis 1947-1948 de par la volonté soviétique, le bloc de l’Est a cessé d’exister en 1989 : le système communiste est atteint dans ses profondeurs par la dérive démocratique de sa partie européenne. L’opinion publique interna- lu ni.île lonsiaie un phenomene de « dominos », une fois que les Polonais ont « iim ii une brcclie clans le système de Yalta ». La cause profonde, c’est que I » iid.int des décennies, s’était produit un phénomène de «décapitalisation» «raie du système communiste, c’est-à-dire une absence de création de valeurs et de modernité, malgré la puissance militaire soviétique. La perestroïka était au Début une tentative d’y remédier. Mais la perestroïka laisse de marbre les Euro- pi i ns de l’Est, d’autant plus qu’ils ont eu l’impression de vivre dans des pays plus évolnés que l’URSS. Certains appareils politiques se durcissent, d’autres se modèrent. La révolution est pacifique la plupart du temps, ce qui ne pouvait qu’étonner profondément l’opinion occidentale, car cela allait à l’encontre d’une longue histoire de révoltes ouvrières, mouvements de réformes avortées, imitatives révolutionnaires, comme celle de Hongrie en 1956.
c ii and est à ce moment le rôle de l’histoire et de références historiques, souvent invoquées, la Révolution française, les quelques expériences démocratiques anté- mmes, comme la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres, mais peu le «printemps des peuples » de 1848 (saut en Occident). Le phénomène s’explique dans un grand nombre de pays — mais pas dans tous — par une progressive émancipation de la société vis-à-vis du pouvoir, témoin le cas de Solidarité, syndicat formé lors des grèves organisées aux chantiers navals de Gdansk, août 1980. Avec le dénominateur commun, à partir de 1977, de la lutte pour les droits de l’homme.
I es évolutions et les rythmes sont très différents d’un pays à l’autre — vérifiant 1 opposition séculaire entre Europe centrale ct Europe orientale—-, témoin la fin di- l’année 1989 qui voit en même temps l’élection de Vâclâv Havel à la présidence «le la République tchécoslovaque et les tragiques violences roumaines. D’autres « aractéristiques de la « secousse » sont notables : elle est à coup sûr révolution des jeunes, elle voit peut-être une certaine personnalisation du pouvoir, elle est très souvent une révolution « douce », « de velours » comme disent les Tchèques.
Un véritable phénomène de « retour de l’histoire »
Les problèmes généraux sont nombreux : création d’un État de droit, passage «I un mode de production socialiste à une économie de marché, poids des mentalités et des habitudes, opportunité de l’épuration. De plus, « comment, après quarante années de communisme, faire émerger une nouvelle classe politique, apte à jouer le rôle qui lui revient dans une démocratie? […] Comment répondre à l’impatience des populations qui aspirent d’autant plus ardemment au mieux-être que maintenant la liberté est acquise ? »
Les problèmes politiques, ce sont la nécessaire mais délicate épuration politique, la rapide revendication, partout, du multipartisme, mais dans le cadre de la définition d’un Etat de droit, en même temps la crainte et l’aversion profondes visa-vis de la politique. Les nouvelles formations politiques ont du mal à s’autodéfinir et il y a même phobie vis-à-vis du mot « parti ». Comment, de surcroît, faire émerger une nouvelle classe politique ? Un système de démocratisation parlementaire se met en place, alors qu’il n’existe ni le substrat de l’économie de marché pluraliste, ni les bases de la société civile développée.
Il y a des programmes de privatisation partout, mais le poids des mentalités et des habitudes prises s’avéra lourd. Le chômage est inéluctable, mais les sociétés ne s’étaient absolument pas préparées à l’affronter. Il est partout difficile de reconstruire une société civile : la formation civique des populations est inexistante, le rôle des syndicats, des Eglises, reste à définir, ainsi que celui des générations successives, etc.
Enfin, le problème des nationalités existe toujours dans cette Europe héritière des empires du XIXe siècle et balkanisée par les traités d’après la Première Guerre mondiale. La carte des Etats-nations de 1945 était très imparfaite, quoi qu’on en ait dit ici et là, pour se justifier. Les rapports entre ex-pays frères, les relations avec l’URSS et ses minorités (cf. la Roumanie), se compliquent de l’existence de minorités nationales, sans parler de l’antisémitisme, vif dans de nombreux pays. S’y ajoutent le problème des rapports avec d’autres États (cf. la Turquie) et la place en Europe centrale de la Grande Allemagne formée par la réunification, ce que montra bien la question de la ligne Oder-Neisse12 : « en novembre 1989, les fausses notes du voyage Kohi en Pologne à propos de la minorité allemande en Silésie, sa réticence à donner des garanties sur le frontière Oder-Neisse, enfin la montée d’un nationalisme xénophobe en RDA, risquaient de compromettre les progrès accomplis depuis vingt ans avec l’Ostpolitik. » Se pose aussi le problème des rapports avec l’Europe occidentale, donc avec la CEE. Le 22 novembre 1991, la Hongrie, la Pologne et la Tchécoslovaquie signent à Bruxelles des accords d’association avec la CEE, après 18 mois de négociations. Ce problème des nationalités fuit un véritable problème d’existence pour la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie, qui éclatèrent toutes deux. Au total, un véritable phénomène de « retour de l’histoire ».
Vidéo : La grande secousse à l’Est
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : La grande secousse à l’Est
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