Le Ier millénaire : Tyrrhéniens, Phéniciens et Eubéens
Eusèbe de Césarée évoque, pour la période particulièrement obscure qui s’étend de 1174 à 961, l’hégémonie qu’auraient successivement exercée les Lydiens et les Pélasges, soit deux peuples légendaires liés aux Tyrrhéniens, autrement dit aux Etrusques. Identifiés par une langue commune parlée, d’une part, à Lemnos, à Imbros et dans la partie orientale de la péninsule Chalcidienne, d’autre part, en Etrurie, Lydiens et Pélasges paraissent avoir introduit certaines innovations dans les circuits marchands. Mentionnés dans les textes égyptiens sous le nom de Trshwa ou Tursha pour leur participation aux raids des Peuples de la mer, ils paraissent s’être particulièrement adonnés au commerce des métaux. Les données archéologiques attestent que Tyrrhéniens, Egéens et peuples de la péninsule Italique étaient spécialisés dans le travail des métaux. La localisation des deux branches des Tyrrhéniens montre que les emplacements de leurs cités avaient été choisis à la fois en fonction de l’accès aux mines et des routes commerciales auxquelles elles se trouvaient reliées plus ou moins directement. Les Tyrrhéniens occidentaux, comme l’atteste l’historien Èphore, s’adonnèrent à la piraterie avant l’arrivée des colons grecs dans les eaux siciliennes, tandis que les Tyrrhéniens d’Egée semblent avoir noué des liens stratégiques avec les mines du Caucase, auxquelles la légende des Argonautes fait référence.
En même temps que la colonisation ionienne en Asie Mineure, et sans doute en conjonction avec l’apparition de nouveaux peuples marchands, les «Tyrrhéniens » et les Phéniciens, un acteur supplémentaire intervint dans les emporia grecs — les comptoirs marchands — au début du Ier millénaire : les Eubéens. L’île d’Eubée ne fut pas directement touchée par la « migration dorienne » et semble secondaire par rapport à l’expansion ionienne en Asie Mineure. Pourtant Eubée, avec ses deux grands centres urbains, Chalcis et Eretria, joua un rôle de premier plan dans la renaissance du commerce grec.
Les pionniers eubéens s’intéressèrent au nord-est de l’Egée, autour de la péninsule Chalcidienne, en rivalité ouverte avec les Tyrrhéniens de cette région. Les Eubéens auraient également été les premiers à pénétrer en mer Tyrrhénienne à l’Ouest, entrant en relation, non sans tensions, avec les Etrusques. Ils prirent également pied sur les côtes de Syrie et d’Israël, région qui était au cœur du négoce maritime phénicien. Chalcis et sa région avaient une double fonction : elles barraient la route de l’Egée à partir de la mer Noire et assuraient les liaisons avec la Thrace, qui fut tout au long du Ier millénaire une source importante — sinon la source la plus importante — de métaux précieux et de produits de première nécessité, tels que les esclaves et le bois, pour les centres les plus développés de Méditerranée. Les voyages des Eubéens sur les côtes d’Italie et de Sicile remontent au IXe siècle, comme l’atteste la présence de céramiques de style géométrique, dit « intermédiaire II », sur des sites étrusques, campaniens et siciliens.
Le début du Ier millénaire fut ainsi marqué par une renaissance du commerce, après les désastres liés à la chute de Mycènes. Au cours de cette période, les puissances dominantes furent les Tyrrhéniens d’Egée et d’Etrurie, les Eubéens et ceux que les Grecs appelaient, sans doute à cause de leurs vêtements pourpres, les Phoinikes, « les Rouges » — c’est-à-dire les Phéniciens. Cette résurgence des circuits d’échanges internationaux, marquée par l’apparition de la métallurgie du fer et de sa commercialisation, par des navigations en tous sens à travers la Méditerranée mais aussi — revers de la médaille — par l’intensification de la piraterie, doit être envisagée en parallèle avec les événements clés de l’histoire de la Grèce des « siècles obscurs » : la migration dorienne, la colonisation ionienne et les conflits avec les populations prédoriennes ou achéennes en Grèce et en Asie Mineure, suivis de leur intégration progressive. C’est dans ce contexte que la cité- Ètat grecque fit son apparition.
Les anciens itinéraires des Mycéniens ne furent pas seulement rouverts mais aussi prolongés, au-delà même du détroit de Gibraltar. Le long des routes maritimes qui donnaient accès aux minerais métalliques du Caucase et d’Italie, deux peuples étaient rivaux : d’un côté, les Tyrrhéniens d’Egée et d’Italie, dont les destinées allaient bientôt diverger — les Égéens subissant un rapide déclin, les Italiens amorçant au contraire une irrésistible ascension ; de l’autre, les Eubéens, dont le rôle fut d’ouvrir la voie à la colonisation grecque en Occident. Les tentatives de Penthathlos (en 570 av. J.-C.) et de Dorieus (en 510 av. J.-C.) montrent que les Grecs tentèrent d’utiliser leurs colonies pour couper les routes commerciales vers le sud de la Méditerranée qui étaient contrôlées par les Phéniciens. Ces derniers, qui avaient de puissants intérêts dans les minerais de Sardaigne, les produits de luxe d’Afrique et les métaux précieux d’Espagne, tenaient à garder la mainmise sur les routes de la Méditerranée méridionale, laquelle resta en effet leur domaine réservé jusqu’à ce que les Romains étendent leur domination sur la région. Pour parvenir à leurs fins, les Phéniciens créèrent des comptoirs. Prenant de l’importance, ceux-ci devinrent bientôt des colonies. Carthage et toute une série d’emporia établis en Libye, auxquels s’ajoutait Motyé, sur la côte ouest de la Sicile, étaient en mesure d’interdire l’entrée du détroit de Sicile. Solonte, toujours en Sicile, et de nombreux ports de Sardaigne qui leur étaient acquis dans la région du Sulcis formaient également un formidable rempart barrant l’accès au sud de la Méditerranée occidentale, considérée par les Phéniciens comme leur pré carré. Leur position se trouva encore renforcée par les avant-postes qu’ils créèrent en Occident : à Ibiza, dans les Baléares, à Cadix, au-delà du détroit de Gibraltar, et par des comptoirs marchands installés sur la côte marocaine. Le centre et le nord du bassin occidental de la Méditerranée paraissent en revanche avoir été longtemps dominés par la flotte étrusque.
La diffusion du commerce étrusque de la Ligurie à la Provence du VIIe au IVe siècle, est bien documentée par les données archéologiques recueillies dans les places fortes ligures et celtes, le long des côtes et des rives du Rhône. Le réseau étrusque fut copié ultérieurement par les Grecs, qui prirent sans doute le contrôle de la navigation dans l’Adriatique et furent en mesure, en occupant le détroit de Messine, d’empêcher les pirates de gagner la mer Ionienne. Auparavant, les colonies chalcidiennes établies à Pithécusses et à Cumes, qui n’eurent pas de suites immédiates avant l’expansion de Sybaris à la fin du VIIe siècle, n’assurèrent qu’une faible présence en mer Tyrrhénienne face aux raids étrusques, du moins jusqu’à ce que Syracuse fasse la démonstration de sa puissance navale à la bataille de Cumes, en 474. Ultérieurement, à la fin du VIIe siècle, l’hégémonie étrusque sur le centre et le sud de la mer Tyrrhénienne fut menacée par les marchands phocéens. Ainsi se forma un axe étrusco-phénicien, opposant les Etrusques, les Phéniciens et leurs successeurs carthaginois aux Grecs de Grande-Grèce (c’est-à-dire d’Italie du Sud) et de Sicile. Cette confrontation allait durer jusqu’à la fin du IVe siècle, jusqu’à ce que tout se trouve de nouveau bouleversé en Méditerranée : l’équilibre des pouvoirs régionaux, mais aussi les besoins, le style de vie et l’économie des peuples en présence, créant de nouvelles dépendances politiques et économiques.
Vidéo : Le Ier millénaire : Tyrrhéniens, Phéniciens et Eubéens
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