LE PACIFISME
L’opposition entre la guerre et la paix n’a pas toujours eu ce caractère premier, fondamental, que nous lui reconnaissons. Pour les Grecs, la césure passe, ainsi que le dit Hésiode au début de son poème épique Les Travaux et les Jours, plutôt entre la bonne rivalité qui voit s’affronter des adversaires dans l’honneur, et la mauvaise haine destructrice. Mais si l’opposition entre la guerre et la paix a mis du temps avant de faire partie des évidences reconnues, leur dissymétrie a été tout de même assez tôt remarquée. Rares ont été ceux qui ont déclaré faire la guerre pour la guerre ; à l’exception des guerriers et des soudards, nul n’a considéré la guerre comme une fin en soi. A l’inverse, disait Aristote, la paix se suffit à elle-même, comme le loisir ; elle est de l’ordre des fins. « La guerre a pour fin la paix » dit encore Aristote en une formule qui prend le contre pied du bellicisme Spartiate. Entre la guerre et la paix, la dissymétrie joue en faveur de la seconde : on ne cherche pas la paix pour faire la guerre alors qu’on fait la guerre pour obtenir la paix, fera également remarquer saint Augustin.
Néanmoins, dans l’histoire des hommes, le pacifisme en tant qu’idéologie dévalorisant les valeurs guerrières au profit des valeurs de paix a été, jusqu’à une date récente, exceptionnel. C’est du côté des premières religions universelles qu’il convient d’en chercher les premiers exemples : le bouddhisme et le jaïnisme qui pousseront la valeur brahmanique d’ahimsa (non- nuisance) jusqu’à son extrême implication, ainsi que le christianisme des origines. Mais la seule grande culture historique dont on puisse dire qu’elle a connu une longue tradition pacifiste fut la culture chinoise. Il y a chez les philosophes chinois une sorte d’unanimité pacifiste constituant leur point d’ancrage commun. Et cette position était loin d’être celle d’intellectuels isolés : la Chine se glorifiait de sa faiblesse militaire et elle puisait dans son mépris des valeurs guerrières la conviction de sa supériorité sur les « barbares ». Sa hiérarchie sociale plaçait le soldat au degré le plus bas, juste avant le brigand. La Chine a été la seule puissance dont le principal ouvrage en matière de guerre ait eu une fonction défensive (la Grande Muraille). Elle découvre la poudre bien avant l’Europe mais elle ne l’utilisera pendant longtemps que pour fabriquer des feux d’artifice. Cela dit, la Chine n’a pas été moins en guerre (invasions étrangères et guerres entre États et entre seigneurs) que les autres nations.
Dans les temps modernes, la paix est devenue, avec la liberté, le développement économique et culturel et la justice, l’une des (rares) valeurs universelles et universalisables. Elle peut même être considérée comme la plus importante de toutes ces valeurs, donc comme prioritaire, dans la mesure où sans elle les autres valeurs s’effondrent et perdent leur sens. Dans une « position originelle » de type rawlsien hypothèse théorique d’États ne connaissant rien de leur puissance future on peut penser que les Etats choisiraient des relations pacifiques plutôt que belliqueuses puisque, en l’absence de certitude concernant leur position relative sur l’échiquier international, la guerre pourrait signifier pour eux la ruine totale. Pourtant,, sous les termes uniques de « paix » et de « pacifisme » se cachent des idées et des argumentations différentes qu’il convient d’analyser.
L’essence de la paix:
L’allégorie classique de la Paix représente celle-ci sous les traits d’une jeune femme à l’air calme et majestueux ceinte d’une couronne d’olivier et foulant aux pieds des armes brisées, symboles de guerre défaite. Le terme de paix désigne à la fois un acte politique qui met fin à un état de guerre (« la paix de Til sit ») et une situation de non-guerre (depuis 1962, date de la fin de la guerre d’Algérie, la France vit en paix). Si l’on considère la paix comme absence de guerre, donc comme une notion dérivée, son sens variera avec celui qui sera accordé à la guerre. Ainsi pour Platon la paix n’est pas tant le contraire de la guerre qui oppose le même à l’autre, la cité à la cité étrangère, que le contraire de la discorde qui oppose le même au même, une partie de la cité à l’autre partie.
L’absence de guerre suffit-elle à définir la paix ? Selon saint Augustin, la véritable paix ne consiste pas seulement dans l’absence de lutte armée, mais dans la concorde qui est la « tranquillité de l’ordre ». La paix, dira pareillement Spinoza, n’est pas une simple absence de guerre : elle est une vertu qui a pour nom concorde.
Il n’y aurait pas de paix sans la guerre : la non-guerre n’est pas la paix. C’est l’idée incarnée par la déesse Athéna, déesse guerrière pourvue du casque et du glaive mais aussi déesse civilisatrice et pacifique dont l’olivier était le symbole. Seule¬ment l’absence de guerre ne correspond pas nécessairement à une absence de conflit. Nous n’appellerions pas « paix » une situation très troublée même si aucune guerre déclarée n’a lieu. La coexistence pacifique qui durant la guerre froide désignait la dimension positive de « l’équilibre de la terreur » n’était pas un état réel de paix bien qu’aucune guerre mondiale n’eût alors éclaté.
L’espace symbolique qui va de la guerre à la paix (ou, en sens inverse, de la paix à la guerre) peut être occupé par tout un ensemble d’états1 dont la trêve et l’armistice sont les plus connus. La trêve est une pause, un état de suspension provisoire et connu comme tel par les belligérants. Elle constitue une parenthèse qui rompt pour un temps déterminé (tel est le cas de la fameuse « trêve de Dieu » au Moyen Age) ou pas la trame des combats. Elle n’est donc pas à mettre au compte de la paix même si elle a avec elle cela de commun de faire taire les armes.
Bien que n’étant pas, elle non plus, la paix, l’armistice fait signe en sa direction. Il suspend, comme la trêve, les hostilités mais, à la différence de la trêve, il comprend en lui l’espérance qu’elles ne reprendront pas. Normalement, l’armistice débouche sur le traité de paix, lequel proclame solennellement une paix pensée comme indéfinie dans le temps (tel fut le cas de l’armistice du 11 novembre 1918 lequel mit effectivement fin à la Grande Guerre). Un armistice peut être violé mais cette rupture n’a pas la gravité de l’action qui peut déchirer un traité de paix.
Certes, nous mettrons sur le compte de la propagande les discours de paix que les guerriers tiennent tous depuis deux siècles (combien d’entreprises violentes, agressives, voire annexionnistes, ont été baptisées « opérations de pacification » !) ; cela dit, la paix véritable est un état actif qui fuit l’inertie au moins autant que la guerre. Souvent, la paix véritable a été pensée et réalisée comme paix armée : cette paix vigilante jusqu’à être armée a été symbolisée elle aussi par la figure de la déesse Athéna, guerrière sortie avec glaive et casque de la tête de Zeus son père, mais dont l’olivier était aussi l’emblème1.
Le terme latin pax, d’où vient notre mot « paix », est dérivé du verbe pangere qui signifie enfoncer, planter, établir solidement, d’où le sens de promettre. L’idée centrale est celle de stabilité que l’on retrouve dans le terme voisin de pacte. Une valeur analogue est incluse dans le terme grec eïrênê, la paix, qui dérive d’eïrô, s’engager, tenir parole. Alors qu’on « fait » la guerre, on institue la paix. Autre dissymétrie, évidemment plus lourde de conséquences : à la différence de la guerre qui peut être enclenchée par une seule puissance, la paix exige une double volonté pour être établie. On ne fait pas la paix tout seul.
La dénonciation de la guerre:
Il existe plusieurs genres de pacifismes qui se distinguent par leurs modes d’action et par les valeurs principales qui les animent. Max Scheler dans L’Idée de paix ou le pacifisme n’en différenciait pas moins de huit. Il y a un pacifisme religieux et un pacifisme laïque, un pacifisme individualiste, voire anarchiste, et un pacifisme politique, un pacifisme impérialiste et un pacifisme démocratique, un pacifisme pessimiste qui désespère de voir la paix s’établir un jour sur terre et un pacifisme optimiste qui prévoit la fin des guerres. A cette typologie, qui n’interdit pas les amalgames, on pourrait ajouter le pacifisme lyrique ou élégiaque et le pacifisme militant, le pacifisme éthique et le pacifisme juridique, le pacifisme circonstanciel (qui ne dure que le temps d’une guerre ou ne condamne qu’une puissance déterminée) et le pacifisme définitif qui repose sur des principes philosophiques inconditionnés.
Le pacifisme moderne ne se bat pas seulement contre le bellicisme qui est une forme d’action ; il se bat d’abord contre le militarisme, qui est à la fois un mode de pouvoir et un état d’esprit.
L’irénisme est une forme extrême de pacifisme ; il voit dans la paix non pas tant un fait ou un état politique que la destination profonde de l’être humain que seuls les accidents de l’histoire auraient détournée.
La Chine, nous l’avons vu, fut la première culture et pendant longtemps la seule à avoir connu une longue tradition pacifiste. Le bouddhisme et le taoïsme rejetaient la guerre, quant au confucianisme, plus pragmatique et politique, il ne l’acceptait qu’avec restriction. Confucius a dit qu’un général vraiment grand n’aime pas la guerre et n’est ni vindicatif ni passionné.
Il a déjà été fait allusion à la tradition d’ahimsa en Inde. Les récits rapportent la tragique fin de nombreux rois hostiles aux brahmanes et le mythe de Parashurama (Rama à la hache), fils d’un brahmane, qui anéantit toute la caste des kshatryas (les guerriers) pour son impiété, témoigne d’une inexpiable rivalité.
En Occident, jusqu’à une date récente, la dénonciation de la guerre est restée très minoritaire. La guerre apparaissait comme naturelle, inévitable. Même chez les philosophes, le pacifisme n’a pas été la position la plus défendue, loin s’en faut. Socrate part à la guerre (la seule fois de sa vie où il est sorti d’Athènes) et s’y conduit courageusement – ni Xénophon ni Platon ne laissent entendre qu’il émit le moindre soupçon sur le sujet : un bon citoyen doit combattre pour sa cité, il pense spontanément que le droit est de son côté. Malgré un scepticisme érigé en système, Pyrrhon participe à l’expédition d’Alexandre. Plus tard, Descartes mènera une véritable carrière d’homme d’armes sans que cela lui pose le moindre problème de conscience.
Cela dit, il existe, à partir de l’Antiquité gréco-latine, une tradition réellement pacifiste. La mythologie est à cet égard riche d’enseignements. C’est peu de dire qu’Arès, le dieu de la guerre chez les Grecs, ne fut pas bien aimé de ses parents, Zeus et Héra, le couple olympien suprême. Il est le plus odieux de tous les Immortels, selon son père ; un fou qui ne connaît pas de loi, renchérit sa mère. Arès eut pour sœur Athéna la déesse de la sagesse (elle n’en avait pas meilleure opinion). La mythologie ne présente jamais Arès sous un jour favorable, même à la guerre.
Dans l’Antiquité, ce sont les épicuriens qui ont développé le plus hardiment une philosophie de la paix. Comme la haine, la guerre selon eux naît du désir illimité. Epicure appelait Épaminondas « cœur de fer », et suggérait que le général thébain (devenu une véritable légende dans la Grèce entière) eût mieux servi le genre humain s’il était demeuré chez lui. C’est Lucrèce, disciple latin d’Epicure, qui poétisera l’opposition entre Vénus et Mars, laquelle deviendra dans l’art et la littérature classiques un véritable lieu commun. « Il est doux de regarder bataille sans y prendre part » écrit l’auteur de De la nature. Lucrèce parle des horreurs de la guerre (terrores belli) et demande à Vénus de les faire cesser.
Du côté des stoïciens, même si les condamnations sont moins radicales, elles existent. Mais alors que les épicuriens repoussent la guerre au nom du plaisir et de l’amour, donc de la vie, les stoïciens la rejettent au nom de leur idéal cosmopolitique. Plu- tarque demande s’il y a quelque chose de plus immoral chez les hommes que de se détruire les uns les autres ; Dieu ne peut donc être tenu pour la cause d’un tel mal.
Le christianisme des origines, comme le bouddhisme, est résolument pacifique. La pensée chrétienne part du principe que la guerre est toujours illicite. Il est significatif que l’état de contemplation spirituelle sera appelé « paix du Christ » par les Pères grecs. L’injonction de tendre l’autre joue quand l’une est frappée se trouve dans l’Évangile selon saint Matthieu. Il y a également le célèbre épisode de l’arrestation de Jésus. Dans son traité sur l’idolâtrie, Tertullien écrit qu’en désarmant Pierre, Jésus a désarmé tous les soldats. Dans son texte contre Celse, Origène, rappelant le mot du prophète Isaïe, déclare : nous avons changé les lances en faux, nous ne tirons plus le glaive contre aucune nation. Mais l’Église instituée, à partir de saint Augustin, rompra avec cette veine pacifiste : les épisodes non violents des Evangiles seront alors interprétés de manière symbolique ou circonstancielle, de façon à laisser ouverte la possibilité d’une justification chrétienne de la guerre. Au Moyen Age, la non- violence sera surtout défendue par les marginaux et les hérétiques, plus fidèles à l’esprit du christianisme primitif que l’Église post-constantinienne. Selon les « parfaits » cathares, il était interdit à tout homme de tuer son semblable, fût-ce en temps de guerre ou pour se défendre contre un malfaiteur. Toute guerre, même juste dans ses causes, est réputée criminelle : le soldat obéissant à ses chefs, le juge prononçant une sentence de mort, ne sont que des assassins. Le pacifisme caractérise également le mouvement lollard.
Le pacifisme est une constante de l’humanisme renaissant. Erasme écrit plusieurs textes pour la défense de la paix et son Adage 3001 dit ironiquement Dulce bellum inexpertis (« la guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite »). Pour Erasme, la guerre est contraire à la nature, à la raison et à la religion. La Complainte de la paix terrassée et chassée de tous côtés et par toutes les nations est une prosopopée désolée : « Tous les livres saints, que ce soit l’Ancien ou le Nouveau Testament, ne parlent, à chaque page, que de la paix et de la concorde, et la vie des chrétiens n’est, dans sa totalité, qu’une suite d’opérations guerrières […]. Qu’y a-t-il de commun entre la mitre et le casque ? Quel rapport entre la crosse et l’épée, entre le saint livre de l’Évangile et le bouclier ? ». Pour Érasme, la paix est un état et une règle de la nature. Le ciel et la vie animale manifestent la paix. « Il n’y a pas de paix, si injuste soit-elle, écrit Érasme, qui ne soit préférable à la plus juste des guerres ». Cela dit, ce qui désole surtout Érasme, c’est la guerre entre chrétiens. Si ceux-ci ne peuvent s’empêcher de se battre, pourquoi ne se déchaînent- ils pas plutôt contre les Turcs, demande-t-il en toute simplicité ? Dans une longue lettre intitulée Faut-il ou non faire la guerre aux Turcs ?, Érasme (qui répond par l’affirmative à cette question) va jusqu’à « réfuter » l’idée selon laquelle la guerre serait absolument interdite aux chrétiens. Quant à l’idée de ceux qui, comme Luther, croient que l’ardeur guerrière des Turcs est une épreuve que Dieu envoie aux chrétiens pour les punir de leurs péchés, Érasme la rejette absolument : renverra-t-on chez lui le médecin venu pour nous guérir sous le prétexte que la maladie est elle aussi une épreuve divine ?
Avec la naissance de l’État-nation et l’apparition des guerres de masse, le pacifisme issu des Lumières prendra une forme programmatique, et plus seulement littéraire : désormais, il s’agira d’énoncer les conditions précises d’une paix perpétuelle.
Au nom de quelles valeurs la guerre est-elle dénoncée et la paix louée ?
Une première série d’arguments met en évidence le caractère naturel de la paix. Si la guerre fait violence, ce serait d’abord à la nature foncièrement pacifique de l’être humain. Dans ce cadre de pensée, on interprète les mythes de l’âge d’or et du jardin d’Éden comme la preuve ou le signe que la paix était le premier état de l’humanité, un état de félicité. Jean Chrysostome fait remarquer que les hommes, à la différence des animaux, ne portent pas toujours leurs armes sur eux : cette séparation des armes et du corps, que Dieu a voulue, signale le caractère sociable et pacifique de l’homme.
La notion de paix naturelle était déjà présente chez Aristote. Comme lui, Locke pensera la paix en termes finalistes, à cette différence qu’elle caractérise l’état dans lequel les hommes se trouvent naturellement. La théorie du droit naturel, équivoque, servira à légitimer l’état de paix aussi bien que l’état de guerre. L’idéal des droits de l’homme en est issu. « Nul homme n’est assez dénué de raison pour préférer la guerre à la paix » avait écrit Hérodote1 et le fait que ceux qui font la guerre la font non pour elle-même mais pour la paix semble témoigner en faveur de cette thèse.
« Quelle connerie la guerre ! » s’exclamera plus rudement Jacques Prévert. Le thème de Yabsurdité de la guerre apparaît à la Renaissance. Rabelais a laissé un nom au ridicule de la guerre : Picrochole. Une guerre picrocholine est une guerre dérisoire, menée pour des motifs ineptes et mesquins. Le contraste entre les causes (des prétextes, plutôt) et les effets est dramatique. Faisant allusion à un épisode évoqué par Commynes dans ses Mémoires, Montaigne écrit dans ses Essais : « Nos plus grandes agitations ont des ressorts et causes ridicules. Combien encourut de ruine notre dernier duc de Bourgogne pour la querelle d’une charretée de peaux de mouton ? ». A de nombreuses reprises, Voltaire insistera sur le caractère absurde et dérisoire de la guerre : « A l’heure où je vous parle, il y a cent mille fous de notre espèce couvert de chapeaux qui tuent cent mille autres animaux couverts de turbans pour quelques tas de boue grands comme votre talon… Il ne s’agit que de savoir s’ils appartiendront à un certain homme qu’on nomme Sultan ou à un autre qu’on nomme, je ne sais pourquoi, César… Presque aucun de ces animaux n’a jamais vu l’animal pour lequel ils s’égorgent ».
« Tout est vanité, tout est mensonge » : Tolstoï s’inspire à la fois de la Bible et du pessimisme de Schopenhauer pour écrire la page célèbre de Guerre et Paix qui évoque à la bataille d’Auster- litz la blessure du prince André (lequel croira mourir). Plus tard, après la Première Guerre mondiale, un antimilitarisme violent et provocateur se manifestera dans les lettres à la mesure de la barbarie inouïe du conflit qui vient de s’achever et de la folie nationaliste qui l’a entretenue. L’Épitaphe sur un monument aux morts de la guerre de Benjamin Péret (figurant dans le recueil Je ne mange pas de ce pain-là) est l’une des plus virulentes dénonciations qui aient jamais été faites. Au cinéma, il faudra attendre les années 1970, avec les premiers films sur et contre la guerre du Vietnam pour trouver une rage équivalente.
Mais la guerre n’est pas seulement absurde au regard de la morale humaine, elle est irrationnelle si l’on suit sa logique même. Qu’est-ce qu’une victoire ? Qu’est-ce qu’une défaite ? Les comparaisons avec le jeu et le sport montrent ici leurs limites : la guerre ne connaît pas souvent la même décision. Pyrrhus, roi d’Epire, a laissé son nom pour ces fausses victoires, calamiteuses comme des défaites. Avec les prétendus « progrès » des armements, les victoires à la Pyrrhus deviennent de règle car l’issue serait tellement désastreuse pour le vainqueur que la victoire ne pourrait même plus lui être reconnue.
Que dire des guerres de conquête ? Elles ont souvent été justifiées par la recherche de la sécurité. Seulement, en élargissant les frontières et en distendant les lignes de communication, les guerres de ce type ont eu un effet inverse à celui qui était visé. Tous les empires conquérants sont morts de cette contradiction : la recherche de la sécurité idéale aboutit à l’insécurité permanente, jusqu’à l’effondrement final. La guerre ne saurait fonder d’autre ordre que provisoire.
Enfin, la guerre génère la guerre par sa violence même et les dommages qu’elle peut causer. Nombre de guerres dans l’histoire sont issues de guerres antérieures tant la volonté de revanche est forte du côté du vaincu. La guerre de 1914 est en grande partie issue de la défaite française de 1870, la guerre de 1939 est en grande partie issue de la défaite allemande de 1918. Dans Mars ou la guerre jugée, Alain voit et dénonce dans la guerre l’effet d’une passion auto-entretenue : « les passions ont cela de redoutable qu’elles sont justifiées par les faits ; si je crois que si j’ai un ennemi, et si l’ennemi supposé le sait, nous voilà ennemis ». Il suffit ainsi de s’imaginer que d’autres sont mes ennemis pour qu’ils le deviennent, la seule idée engendrant alors le fait. « Cette haine est aimée » constate Alain qui, par ailleurs, reconnaît dans « ce sentiment proprement esthétique » un élément déterminant. Le pacifisme dénonce le caractère de fatalité autojustificatrice de la fameuse formule attribuée à Végèce « Si vis pacem, para bellum ! », « Si tu veux la paix, prépare la guerre ! ». Il l’inverse : si tu veux la paix, prépare la paix !,
On a beaucoup parlé de sacrifice un terme religieux pour justifier la guerre. Mais y a-t-il seulement utilité du sacrifice ? Le moindre soupçon sur ce point peut être dévastateur. Dans la mythologie grecque, Ploutos, la richesse, est l’enfant d’Eïrênê, la Paix. La guerre est cause de ruines. Comment aimerait-t-on la ruine ? En une seule explosion, le travail de plusieurs années de plusieurs milliers d’hommes est réduit en poussière.
La ruine culturelle n’est pas moindre que la ruine matérielle. Cicéron fut peut-être le premier grand auteur à s’en être inquiété. Contre l’opinion dominante de ses concitoyens, en un temps de guerres civiles continues, Cicéron n’a pas cessé d’affirmer la supériorité de la vie civile sur la vie militaire, la suprématie du courage civique sur le courage militaire. Cicéron cite à plusieurs reprises avec fierté des vers de son cru : « Que les armes le cèdent à la toge et le laurier du vainqueur à l’éloge du bon citoyen ». Cicéron dresse un parallèle entre deux Grecs très illustres : Thémistocle, le vainqueur de Salamine et Solon, le fondateur du tribunal de l’Aréopage. Quelle que soit la gloire incontestable du premier (il a sauvé sa cité de l’invasion perse), celui-ci n’a fait sentir son action qu’une seule fois tandis que la législation de Solon eut un effet durable. De plus, si la victoire de Thémistocle n’aida pas l’Aréopage, inversement la guerre put être conduite grâce aux décisions de ce Sénat institué par Solon.
Le propre de l’homme est de parler et de penser. La guerre lui ôte à la fois la parole et l’esprit. Les expressions le disent : « les armes parlent », cela signifie que la guerre rend l’être humain littéralement muet. Rien n’est plus étranger à l’esprit de la guerre que la discussion, note Alexandre Philonenko. « La visée fondamentale de la guerre consiste à évincer l’autre du champ du discours ». Contre Hobbes qui avait insisté sur la dimension de pensée (imagination et calcul) et de langage de la guerre, les pacifistes pointeront la profonde bêtise du conflit armé. Avec la guerre, le langage tombe dans ses formes les plus simplifiées : la devise, le slogan. « Nach Paris ! », criaient les Allemands en 1914, « A Berlin ! », répliquaient les Français. Les mots n’avaient plus besoin de franchir ces bornes étroites. Les longues et belles invectives homériques appartiennent à l’imaginaire épique ; comme l’amour, la guerre réelle rend muet. Pour l’homme d’Etat, remarque Gaston Bouthoul, la guerre est d’abord la solution de facilité, « on pourrait dire, paradoxalement, que la guerre est la fin des querelles : on se bat souvent par horreur de la discussion ». L’état de guerre abolit l’état de société. Il représente une formidable régression d’avant l’état civil. Les thuriféraires de la guerre exaltaient les vertus viriles et dénonçaient dans le désir de paix l’expression d’une lâcheté décadente. A partir du XIXe siècle, le courage cédera de plus en plus la place à la fraternité, vertu républicaine qui paraît à beaucoup ne jamais devoir s’exercer davantage que dans la violence. Mais devant la redoutable efficacité des armements modernes qui font l’économie de la valeur individuelle et tuent en masse, à l’aveugle, certains auteurs (qui ne sont pas tous des pacifistes, loin s’en faut !) témoignent d’une inquiétude nouvelle. Herbert Spencer évalue la guerre à travers le fait évolutif : dans l’enfance de la civilisation, la guerre a pour résultat l’élimination des plus faibles, mais avec la société moderne, ce sont au contraire les hommes les mieux constitués et les plus robustes qui sont le plus exposés. L’eugénisme inventé par Galton sera un effet indirect de cette angoisse engendrée par la guerre moderne qui, à rebours de la nature, garde les moins forts et élimine les meilleurs.
Déjà les Grecs disaient que la guerre fait plus de méchants qu’elle n’en emporte. La dénonciation de la guerre a toujours une base éthique, même si les raisons invoquées en premier lieu sont d’un autre ordre (l’intérêt ou la préservation des biens, par exemple). « La guerre, c’est l’enfer », disait le général Sherman, qui n’était pas spécialement pacifiste… On dénoncera dans la guerre le pire des crimes. Comme Bertolt Brecht qui disait : qu’est-ce que le cambriolage de banque à côté de la fondation d’une banque ?, le pacifiste pense : qu’est-ce qu’un crime à côté d’une guerre ? Telle fut la teneur des propos de Voltaire contre les « harangueurs » catholiques, qui finissent par oublier la véritable hiérarchie des valeurs : « Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdaloue ! mais aucun sur ces meurtres variés en tant de façons, sur ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage universelle qui désole le monde. Tous les vices réunis de tous les âges et de tous les lieux n’égaleront jamais les maux que produit une seule campagne ». A contrario, que peuvent valoir encore les vertus tant vantées si une seule guerre les emporte toutes en emportant ceux qui peuvent leur donner existence ? La guerre condense en elle toutes les formes du mal : le meurtre, la souffrance physique et psychique, la misère matérielle et morale, et tous les mauvais sentiments : la haine, l’envie, le désir de vengeance, l’égoïsme, l’indifférence au malheur. « La guerre nourrit la guerre » disait le proverbe. Il avait un sens immédiat : une armée subsiste aux dépens du pays où elle se trouve ; et il y a un sens plus réfléchi : la guerre engendre la guerre, toute guerre provient d’une guerre antérieure. Ici encore, Tolstoï s’est fait le dénonciateur le plus convaincant de ce mal.
La guerre et la peur qu’elle engendre ruinent tout sentiment humain et la barbarie de la guerre moderne semble même croître avec le retour des moyens primitifs de combat. La chanson populaire s’est moquée des va-t-en guerre dont Marlborough fut le plus célèbre. Dans une société entièrement militarisée, que devient la femme ? Un corps accueillant pour le repos du guerrier et un ventre fécond pour faire naître de futurs soldats. A l’opposé de la bouche pacifique qui embrasse la bouche guerrière, comme la gueule d’un fauve, hurle et mord. Dans son article « Guerre » du Dictionnaire philosophique, Voltaire utilise l’opposition entre la guerre et l’amour dont nous avons vu qu’elle était apparue avec Lucrèce : « Les malheureux harangueurs parlent sans cesse contre l’amour, qui est la seule consolation du genre humain et la seule manière de le réparer ; ils ne disent rien des efforts abominables que nous faisons pour le détruire ». La guerre est incompatible avec l’amour.
Tout en soulignant le mal souffert par la victime, les pacifistes mettent souvent l’accent sur le mal causé à l’acteur lui- même. Cette idée remonte à Socrate : le maître de Platon affirmait qu’il est pire de commettre une injustice que de la subir. La guerre démoralise les hommes ; elle n’a même pas cette fonction d’exutoire à la violence que certains lui reconnaissent (les statistiques montrent qu’il y a une recrudescence de la criminalité à la suite d’une guerre). Derrière le terme presque léger de butin (les abeilles butinent…), la guerre dissimule le pillage de ses soldats. Montesquieu dénonçait les raisons de la guerre comme autant d’alibis : les principes arbitraires de gloire, de bienséance, d’agrandissement, d’utilité ne sont pas des droits, ce sont des horreurs ; si la réputation de la puissance d’un monarque peut augmenter les forces de son royaume, constatait l’auteur de YEsprit des lois, la réputation de sa justice les augmenterait de même.
La guerre est ennemie de la liberté. Elle crée le despotisme ou le renforce lorsqu’il existe déjà. L’opposition de l’Eglise à la guerre tenait aussi à cette raison politique : l’Église n’a jamais admis que la guerre pût être une prérogative du souverain. Aux yeux de certains pacifistes, les autorités politiques, et parmi elles tout particulièrement, les Etats modernes, sont toujours illégitimes et leurs actes sont par conséquent toujours injustes. Tocqueville disait que la guerre est le plus sûr moyen de parvenir à détruire la liberté au sein d’une nation démocratique. Les pacifistes insistent sur le fait que les guerres renforcent le pouvoir (déjà injuste et violent) de l’État. On a constaté à partir de la propagande nationaliste durant la Première Guerre mondiale que la première victime de la guerre est la vérité.
Dès que la vie humaine est conçue comme un bien absolu (ce qui était très loin d’être le cas dans les sociétés anciennes), la guerre ne peut être que condamnée comme un mal absolu. De fait, c’est ce qui est arrivé avec l’influence progressive de l’idéologie des droits de l’homme. Il est caractéristique qu’après 1914, on assiste d’abord en littérature puis au cinéma à une désesthétisation de la guerre. L’horreur remplace l’honneur.